
En 2017, quelques semaines avant l’élection d’Emmanuel Macron à l’Elysée, Vincent Jarousseau s’installe pour deux années à Denain, petite ville de 20 000 habitants du Nord de la France. Dans cette commune parmi les plus pauvres du pays, le taux de chômage chez les jeunes flirte avec les 55 %. Le photographe-documentariste va y suivre le quotidien de femmes et d’hommes, seul·es, en couples ou en famille, dont le dénominateur commun est la débrouille sur fond de précarité. Un mode de vie qui s’est imposé à toutes ces personnes suite à la fermeture des grandes industries régionales, faisant basculer la région de « bassin industriel florissant », réunissant mines de charbon et sidérurgie, à zone sinistrée. Entre galerie de portraits et livre choral, Les racines de la colère est un roman-photo documentaire qui rend compte de cette enquête sociale, prolongeant le procédé déjà utilisé dans L’illusion nationale. Au-delà des singularités des destins, des constats partagés traversent les récits : sentiment d’abandon du monde politique et violence de l’injonction à se mettre en marche. L’immobilité se transforme en une réponse bricolée pour tenter de limiter la casse et maintenir un réseau social, dans cette région de France où tout un chacun est embarqué dans la même galère. L’utilisation de la photo donne une force supplémentaire à la perception de cette immobilité imposée : les personnages, pour des raisons de reconstitution, semblent figés dans des poses du quotidien. Comme si le temps s’était arrêté et avait stoppé net les mouvements. Les textes qui accompagnent les photos sont ceux des habitant·es de Denain, tels qu’ils ont été prononcés. Parmi ces mots, il y a l’expression d’une colère : envers les puissant·es qui les méprisent ou au mieux, les ignorent. Et pour l’exprimer, il y a des actes : voter Marine, parce que Macron « n’est pas pour nous » ou encore faire ses premiers pas dans un mouvement contestataire, celui des Gilets jaunes. Vincent Jarousseau donne non seulement la parole aux plus invisibles des citoyen·nes, mais livre aussi une analyse pertinente de ce qui conduit des femmes et des hommes oubliés de la société en marche à tourner le dos au monde politique traditionnel pour tracer d’autres voies, sur fond d’espoir trop souvent déçu pour des jours meilleurs.
Barbara MourinLes racines de la colère
Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche
Vincent Jarousseau
Les Arènes, 2019