Cette histoire sociale et politique de la conquête spatiale se dévore et nous titille tant elle vient questionner des évidences. Car ce n’est pas un hasard si nous sommes quelque peu fascinés par ces fusées qui s’envolent avec fracas, quand bien même elles participent à la destruction des écosystèmes pour de si maigres retombées positives eu égard aux fonds colossaux engagés. En réalité, loin d’être une « inclination naturelle de l’espèce humaine pour les moteurs à ergols liquides », le désir d’occuper l’espace est tout à fait construit. Et rarement critiqué. Au fil des pages, on se rend compte à quel point nous avons été abreuvés de discours grandiloquents et de science-spectacle, de films et livres de SF, de dessins animés et de maquettes, d’images de synthèses et d’autres vues d’artistes imaginant un éternel futur proche fait de colonisation de la Lune puis de Mars. On nous a aussi « vendu l’espace » en portant aux pinacles la figure de l’astronaute — alors même, apprend-on que le vol habité, ultra-coûteux et complexe, n’est pas très rentable pour l’exploration spatiale. C’est donc toute une « astroculture », soutenant une industrie puissante et de juteux profits, que décortiquent patiemment les deux auteurs d’Une histoire de la conquête spatiale. Ces récits, souvent calqués sur l’idée de conquête de l’Ouest et du projet colonial, visent à naturaliser une idéologie en la faisant passer pour un besoin ancestral de l’humanité. Cette utopie spatiale permet au passage de nous faire oublier le tropisme marchand et surtout militaire de la conquête des étoiles. Car « les fusées ne sont rien de plus que des missiles recyclés » comme l’indiquent les deux auteurs qui plus loin, pointent toute la proximité entre le complexe militaro-industriel et l’espace dont on vise l’« arsenalisation ». L’ouvrage commence d’ailleurs par revenir sur les origines honteuses et refoulées des fusées puisque toutes descendent des V2 allemands. Et nos programmes spatiaux ont été pilotés par des savants nazis récupérés par les grandes puissances après-guerre… Le livre, ultra riche dans ses analyses des permanences / ruptures en matière de représentations et pratiques de l’espace se penche aussi sur l’astrocapitalisme qui se déploie (souvent sur des deniers publics) depuis les années 1960 pour mettre l’espace au service du marché. Le Space X du milliardaire Elon Musk n’en constitue qu’un des derniers avatars. Bref, Une histoire de la conquête spatiale constitue un passionnant éclairage des mécanismes et articulations complexes du capitalisme contemporain par l’exploration de l’idéologie de la conquête du ciel et par le dévoilement des logiques de ses acteurs au sol.
Aurélien BerthierUne histoire de la conquête spatiale – Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space
Irénée Régnauld & Arnaud Saint-Martin
La Fabrique, 2024