La langue française recèle certains mots magiques. Des mots qui s’échappent dès qu’on essaie de s’en emparer. Ceux-là mêmes qu’on ne peut que regarder de loin et qui vous glissent dans les mains si, par élan de détermination, vous tentiez de les encadrer. Parmi ce bataillon de rebelles se trouve l’utopie. Dans cet ouvrage ramassé — une marque de fabrique de la collection « Le mot est faible » de chez Anamosa — Thomas Bouchet se hisse sur un mirador et scrute les moindres faits et gestes de ce terme. Professeur associé en histoire de la pensée politique à l’Université de Lausanne, l’auteur dresse un portrait multicolore de l’utopie : tantôt elle revêt un horizon gorgé d’espoir pour certain·es, tantôt elle se transforme en un rêve naïf ou une folie désuète pour d’autres. Qu’elle soit empruntée par la littérature, le cinéma ou encore le politique, on ne compte plus les personnes qui ont essayé de se convaincre qu’iels l’avaient adoptée. Glorifé ou désabusé, ce mot est également parfois malmené quand il vient à s’immiscer dans la propagande commerciale. L’utopie devient dès lors un argument de vente, un prétexte afin de déconnecter l’analyse critique, pour un laissez-passer direct des sens vers le code de la carte bancaire. Elle est alors hissée tel un paravent soigneusement décoré, un paon en parade nuptiale. On le voit et on l’entend : de Friedrich Engels à Emmanuel Macron, le terme traverse le temps, les lieux et les époques et sert à énoncer des réalités parfois totalement différentes, voire opposées. Sa polysémie, en se réinventant perpétuellement, ne cesse de le rendre encore plus insaisissable. Mais pas question pour autant de le vider de sa substance. On pourrait tuer pour une utopie. En cette période troublée, et troublante, où tout tend à devenir dichotomique, ce petit livre d’une nonantaine de pages propose d’élargir l’esprit, à passer du zoom vers une focale grand-angle. Une nécessité.
Pierre VangilbergenUtopie
Thomas Bouchet
Collection "Le mot est faible"
Anamosa, 2021