Qu’il s’agisse de la cour de récréation, du préau ou encore des toilettes, cette géographe du genre propose de revoir tout le système (à ce jour très peu questionné) de l’occupation des espaces au sein des écoles. Non seulement pour offrir une répartition plus égalitaire de ceux-ci, mais surtout parce que selon elle, si les filles et les garçons ressentaient la même liberté à occuper leurs lieux communs, le risque d’agressions et autres harcèlements s’en verrait réduit d’autant. Nos esprits sont façonnés et nos perceptions biaisées en raison de l’espace que l’on se sent légitime et en sécurité d’occuper. Édith Maruéjouls se fait force de proposition pour décloisonner les territoires. Ou comment jouer la carte de la mixité pour une meilleure perméabilité des mondes dans l’intérêt de toustes…
Pourriez-vous en quelques mots résumer votre travail, en tant que géographe spécialisée dans les questions de genre et de mixité afin que notre lectorat puisse vous situer ?
Je suis directrice d’un bureau d’études – L’Atelier Recherche Observatoire Égalité (L’ARObE) – et je travaille sur le terrain en immersion. Mes missions visent à établir un diagnostic et à préfigurer les espaces dans le sens d’un aménagement égalitaire favorisant le partage et la mixité filles/garçons. En général, j’interviens dans les écoles et les collèges pour questionner la cour de récréation et les lieux intermédiaires des jeunes (cantine, toilettes, foyer etc.). Il m’arrive d’étudier également les espaces publics.
Vous dites lutter en premier lieu contre les systèmes de classification, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
On parle ici d’identité d’appartenance. C’est l’idée que la relation filles/garçons est faussée dès l’enfance par des stéréotypes de sexe (Qu’est-ce qu’être une fille ? Qu’est-ce qu’être un garçon ?). Une sorte de vêtement social qui distribue des compétences, des savoirs-être et des savoirs-faire à priori. Par exemple, les jeux des filles et les jeux des garçons.
Comment expliquez-vous que ces classifications influent sur l’espace dont nous disposons (ici, en l’occurrence, pour jouer) ?
En réalité cette classification jeux de filles/jeux de garçons entraine une hiérarchie dans l’occupation de l’espace de cour. C’est par exemple l’idée que les garçons ont besoin d’espace pour leurs jeux, les grands jeux qu’il faut organiser. Alors que les filles font des « petits jeux » qui s’auto-organisent. Elles n’ont pas de lieu dédié ni bien souvent d’adulte pour les accompagner. Elles ne sont pas prises en considération lorsqu’il s’agit d’organisation de l’espace ni d’animation. Elles souffrent donc symboliquement d’une double disqualification : ne pas pouvoir jouer avec les garçons et ne pas pouvoir jouer à leurs jeux.
Vous parlez de mobilité « contrainte », qu’est-ce que cela suppose ?
C’est l’apprentissage dès l’enfance des « mobilités de bord ». Les dessins des enfants montrent que les filles et les autres (celleux qui n’occupent pas l’espace central) élaborent des stratégies de mobilité pour ne pas « déranger (dégenrer) » le jeu des garçons, de peur aussi de se faire bousculer, de prendre un ballon. En outre, les filles signifient des mobilités « utilitaires », elles se déplacent avec un but (aller aux toilettes, s’asseoir sur un banc etc.). Les garçons (en particulier les grands) eux occupent tout l’espace de manière insouciante. Cet état de fait est durable au collège puis à l’âge adulte où l’on retrouve les mêmes phénomènes dans l’espace public.
Vous dites que pour faire changer les choses, il faut convoquer la « capacibilité » collective, qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire que seul·e vous ne pouvez ni changer cette structuration ni « vous imposer ». Un corps individuel ne peut pas représenter un corps social. Une contre dix n’est pas un rapport égalitaire dans la relation. Il faut donc que ce soit les adultes professionnel·les intervenant dans ces espaces qui régulent et garantissent une protection. Il s’agit de casser le sentiment d’impunité et d’adopter une démarche professionnelle proactive en faveur de la mixité.
Vous évoquez l’importance, à l’école, de l’aménagement des vestiaires sportifs et surtout, des sanitaires… Pourquoi ?
Parce que ce sont les lieux d’impunité et d’absence d’intimité qui produisent des espaces violents. En France, une enquête Harris Interactive produite en 2022 montre qu’un·e enfant sur deux se retient d’aller aux toilettes et huit sur dix n’y vont qu’à la dernière limite. La distinction filles/garçons, en particulier aux toilettes, a masqué les problèmes et donc des solutions.
Vous dénoncez l’approche préventive pour prôner une approche constructive de redéfinition des espaces pour faire advenir l’égalité en réhabilitant les filles, en légitimant leur présence… C’est magnifique, mais n’est-ce pas un vœu pieux tant que la société n’aura pas profondément évolué ?
Faire évoluer la société c’est agir. L’école doit être un espace de changement sociétal, de projet collectif de relations filles/garçons, bien plus que le miroir d’une société structurant les violences de manière systémique. Tout l’enjeu se situe dans l’engagement pour un changement durable. C’est bien l’absence de relation filles/garçons dès l’enfance qui fait violence plus tard (dans le couple, dans le travail, dans les loisirs, dans la rue etc.).
Dans votre conclusion, vous vous questionnez sur le fait que vous deviez sans cesse justifier vos propositions pour les légitimer… Avez-vous l’impression que c’est votre approche égalitaire qui interroge et qui suscite davantage de demandes d’évaluation ?
Oui. En premier lieu parce que les autres politiques publiques sont peu évaluées. Dans mon livre, je cite l’exemple city stades [Nom utilisé en France pour qualifier les installations urbaines composées d’un terrain de sport dotés d’une multitude de lignes au sol pour délimiter divers terrains de sport. NDLR] et autres équipements sportifs construits sur l’espace public. Au mieux, ces équipements sont occupés par une poignée de garçons/hommes ; au pire ils sont vides ou dévoyés. C’est une dépense qui ne sert absolument pas à une grande majorité de la population. Pourquoi alors continuer à les construire ? Puis je m’interroge sur la question qu’on pose : Doit-on faire la preuve que la relation filles/garçons, jouer ensemble, manger ensemble, rire ensemble peut avoir une valeur pour une société humaine et démocratique ? Comme le disait si justement Geneviève Fraisse : « n’est-il pas venu le moment du non-consentement collectif à la norme de genre, aux violences faites aux femmes ? ».
Faire je(u) égal - Penser les espaces à l'école pour inclure tous les enfants, Edith Maruéjouls, Double Ponctuation 2022.
A nous les cours d’école
C’est vrai ça nous sommes nous dit au sein de la collective… quand est-ce que finalement on arrêtera de faire des concessions, qu’on arrêtera de laisser croire à nos filles qu’elles sont moins légitimes, qu’on pourra enfin arrêter de rappeler le non ? Ne serait-il pas temps que nos corps individuels prennent le pas sur nos têtes ; qu’ils s’organisent, se renforcent, s’agglutinent pour faire masse, une bonne fois pour toutes. Contrer toutes les ramifications, les organisations, les institutions, les règles, les normes patriarcales inscrites dans nos chairs, dans nos têtes, dans nos familles, nos institutions. Ça frissonne, ça bout, ça se tend, ça s’ébranle… mais encore trop souvent, nous devons nous justifier, démontrer, compter, rendre compte… Est-ce qu’on pourrait enfin se faire confiance, écouter nos enfants, nos filles (et nos garçons), observer, sentir, se donner les moyens financiers et humains et adapter nos pratiques, nos lieux de vie, nos espaces communs, nos manières de faire et de penser, pour que chacun·e trouve sa place… et il faudra sans cesse recommencer, parce qu’on évoluera, mais cette fois, toustes ensemble… si possible !
La collective Féminisme(s)