La Grand-Place de Bruxelles est noire de monde, comme d’habitude. Aux touristes se sont rajoutés les nombreux spectateurs du Festival international de théâtre action, alors appelé Actes. Nous sommes au mois de mai 1992, il fait beau. D’aucuns regardent, étonnés, un échafaud dont la construction se termine. Une femme vêtue de sombre, accompagnée de deux messieurs vêtus à l’identique, l’encadre. Au micro, elle annonce qu’elle va procéder aux basses œuvres, et que le public va pouvoir assister, pour la première fois depuis longtemps, à une exécution capitale. Sur les pavés de la place, ça rigole. Deux assistants se saisissent d’un mouton aux pattes liées qui est promptement couché sous la lame. Sur les pavés, ça ne rigole plus trop. La dame en noir explique que, bien sûr, il ne s’agit pas d’exécution humaine, mais animale. Brouhaha. Injures. Deux agents de police montent sur l’échafaud et interdisent l’exécution. Le mouton est libéré, mais voilà la lame orpheline. L’exécutrice pose la question au public : mais alors, qui exécuter ? La foule, unanime : la police ! Aussitôt les assistants maîtrisent un des policiers et jette l’autre sous la lame. Rires et sifflements de joie dans le public. Mais voilà que monte sur l’échafaud une petite fille en pleurs, tenant une poupée dans ses bras, en sanglotant : « c’est mon papa, laissez-le, c’est mon papa ». La place remue, on s’émeut, on ne rit plus, on trouve que la farce a assez duré, et si c’était vrai ? La dame aux basses œuvres donne le choix à la petite fille : on libérera son papa si elle donne sa poupée à guillotiner. En pleurs, elle accepte, et la tête de la poupée roule dans le panier… Le Théâtre de l’Unité vient de frapper, fort. Fallait-il après la représentation un débat avec le public ? Impossible à organiser bien sûr. Le débat a eu lieu en différents groupes. Les uns trouvant ça scandaleux, d’autres génial, les touristes n’en revenant pas de ce pays où on décapite les poupées. Début des années 90, la Belgique n’a pas encore voté la loi abrogeant la peine de mort… La dernière exécution date de 1950. En France, la loi Badinter a à peine dix ans. Quant aux États-uniens de passage… Évidemment, cette intervention théâtrale dans l’espace public résonnerait aujourd’hui plus encore qu’il y a 20 ans. Comment ne pas faire le lien avec les images de décapitation publique, de lapidation, dans des pays vivants sous des dictatures ? S’il fallait rejouer ce spectacle aujourd’hui, on aurait vraisemblablement l’amicale des policiers, Gaïa, le cercle des collectionneurs de poupées et la filière du bois (de justice) sur le dos1.
PLUS QU’UNE SIMPLE REPRÉSENTATION
L’intervention théâtrale sur les marchés n’est pas neuve comme chacun le sait. Les bateleurs avaient usé cette place bien avant nous. Et il s’agit bien de représentation, au cours de laquelle le public perçoit les codes liés à l’acte théâtral. Que ce soit par le décor, que les comédiens soient maquillés, costumés, qu’ils utilisent de la musique ou des porte-voix, des micros, tout tend à installer les badauds dans un cadre momentané qu’on appellera théâtre. C’est tellement vrai qu’à l’issue du spectacle, le public applaudit, ou siffle, mais manifeste un point de vue de spectateur. Même quand celui-ci participe. À la même période, place Bethléem à Bruxelles, quatre femmes venues d’Ouzbékistan rejouent le drame de la mer d’Aral. Bidons d’eau gaspillée, puis raréfiée, impropre, polluée, baisse du niveau de la mer, maladie, feu, mort. En une demi-heure sont résumées des années d’incapacité politique à gérer le bien commun. Mais chacun peut agir, semblent nous dire les comédiennes de H2O de Tachkent. Elles se saisissent d’un tuyau d’eau courante et distribuent des dizaines de longues gouttières au public qui, ensemble, doit s’organiser pour faire arriver l’eau dans un bidon vide. Lorsque celui-ci déborde, explosion de joie ; la mer a retrouvé son niveau grâce au public2.
Avec la Compagnie Maritime par exemple, nous intervenons dans l’espace public depuis des années, et singulièrement dans les gares où, à l’occasion de la campagne Ruban blanc, nous jouons des situations hélas banales de violence conjugale. Bien sûr, l’on attend les réactions et chaque intervention d’un passant dirigée vers l’agresseur est considérée comme un « plus », comme une accréditation de l’efficacité de la saynète, mais il est indispensable à nos yeux que chaque intervention soit suivie immédiatement d’une prise de parole du groupe organisateur auprès des spectateurs. Que ce soit par la distribution d’informations, de rencontres individuelles, d’interviews filmés, etc. Le risque du théâtre invisible est qu’il ne soit pas compris comme tel. Auquel cas, quel est son intérêt ? L’espace public regorge de situations d’oppressions sans que nous ayons besoin d’en rajouter. Dernièrement, quelqu’un me dit avoir assisté à une altercation dans une gare entre un couple, et s’être demandé si c’était du théâtre invisible… Comme dit plus haut, l’intervention de théâtre invisible n’est pertinente que si et seulement si elle est décodée directement après la « représentation ». Il s’agit d’honnêteté intellectuelle d’une part, et d’inscrire ces actions culturelles dans une perspective d’éducation populaire3.
D’aucuns pourraient arguer que placer le quidam devant une situation forte et interpellatrice et le laisser ensuite avec cette vision est aussi de l’activisme politique et que le public n’a pas besoin d’être pris par la main. J’ai le souvenir de cette anecdote : dans une galerie d’art un homme regarde une toile de Picasso et dit à son ami : je ne comprends rien. Picasso entendant cela lui répond : c’est normal, on ne vous a pas expliqué. Vrai, pas vrai, l’histoire est belle et nous raconte que la force de l’action culturelle ne le devient que si elle est perçue tant dans sa forme que dans son fond. Et tend à l’action.
VERS DES RUES SILENCIEUSES ?
Aujourd’hui, l’espace public est saturé d’images et de bruits qui égrènent principalement les différentes façons de consommer. Entre un flash mob pour la défense des baleines ou une concentration d’un millier de personnes devant un magasin d’informatique, la différence existe, certes, mais a la minceur du téléphone portable glissé dans la poche d’un danseur. Comment encore tenter d’ouvrir les yeux, si ce n’est en cisaillant les images existantes pour en proposer d’autres. La lame de rasoir posée sur l’œil dans « Le chien andalou » de Buñuel, date de 1929. Difficile de battre cette fascinante image. Et dans quel espace ? Si soulever une caravane à six mètres du sol place de la Monnaie et y jouer une dispute amusera les touristes, réaliser la même intervention en hiver dans un camping « résidentiel » de la Semois n’aura pas le même impact ni le même sens. Peut-être faut-il retrouver aujourd’hui des formes d’interpellation qui se situeraient à l’opposé de ce qui est omniprésent et dont nous ne nous désenchaînons pas : l’écran. Pratiquer le close up théâtral en quelque sorte. Un peu comme si, plutôt que de réaliser des fresques et tags sur les murs des villes, des graffeurs dessinaient sur des petits morceaux de papier pour l’offrir aux passants. Et le théâtre de rue dans tout ça ? Le théâtre en rue ? Le théâtre de la rue ? On préfère quand le théâtre rue !
Dans les années 70, l’important était de se rassembler ou d’assembler autour d’idées à partager. Les années 90 ont vu « l’événement » triompher (on dirait faire le buzz aujourd’hui). Des structures culturelles aux entreprises commerciales, l’event était la clé de la reconnaissance. Aujourd’hui, c’est le nombre de like qui décuplera(it) telle performance ou proposition artistique dans l’espace public dans lequel on est même pas obligé de se rendre pour être vu. Entre le monde et moi, un écran me protège, me cadre, m’éloigne et, est-ce un hasard, me fait courber la tête en permanence. Aujourd’hui, quels outils pour investir culturellement, donc politiquement l’espace public. Les grandes organisations syndicales se questionnent et avouent que les « manifs » n’ont plus l’impact qu’elles avaient. Non pas que les militants n’y viennent plus mais qu’elles ne frappent plus ni l’opinion ni les responsables politiques. Faudra-t-il bientôt, pour se faire entendre, suivre l’exemple de Jan Palach ? Il me semble que, plus que jamais, le pouvoir a besoin d’écouter les frondes culturelles pour avancer et construire non pas la société de demain, on n’en demande pas autant, déjà celle d’aujourd’hui serait un pas en avant. L’intervention culturelle dans l’espace public est le reflet de la réflexion politique, de la chose politique, de son inventivité. C’est peut-être pour ça que les rues sont étrangement silencieuses…
- Allez, pour la belle histoire je dois à la vérité de dire que des gens, ayant aperçu le mouton couché sous la lame, avaient averti le bourgmestre d’alors, Hervé Brouhon, qui a déboulé juste après la représentation en exigeant de voir l’autorisation, ce qui fût fait à l’instant même. Il héla deux policiers présents à qui il demanda de prendre les identités des responsables. Les deux policiers obtempérèrent le sourire aux lèvres ; c’étaient les deux comédiens…
- Symboliquement, les comédiennes conservaient lors de chaque représentation un litre d’eau apporté par le public. Au terme de deux ou trois ans de tournée à travers l’Europe, elles ont larguée toute l’eau de ces bidons par hélicoptère au milieu de la mer d’Aral. Cela avait donné lieu à un film documentaire. L’année suivante, le niveau de la mer remontait…
- Bien sûr, je ne parle pas ici d’interventions théâtrales qui ne font aucun doute sur leur : fanfare détournée, interventions costumées dans les manifs, faux policiers, éboueurs etc. dont le public comprend d’emblée que ce sont des comédiens.
On relira avec intérêt Le théâtre de l’opprimé, d’Augusto Boal (La Découverte) ainsi qu’un ouvrage collectif Le théâtre d’intervention aujourd’hui, suivi d’un hommage à Jacques Ivernel (Études théâtrales).