Comme l’indique la sociologue des générations Claudine Attias-Donfut, l’usage commun consiste à qualifier et à identifier une génération « en fonction des manifestations visibles qui lui sont attribuées et des représentations collectives qui lui sont associées ». Ce sont probablement les « pratiques sociales opérant « cette reconstruction » » qui méritent le plus d’attention.
Pour être concret, on peut penser à la « génération soixante-huitarde », ainsi nommée en fonction d’événements ayant duré… un mois. Or, cette dénomination tronque l’événement en le réduisant à quelques lancers de pavés (pour le dire vite), tout en y incluant un large ensemble de personnes fort éloignées des révoltes de l’époque. On peut encore évoquer la « génération des résistants », pure construction historique voulue par De Gaulle qui entendait glorifier le passé pour rétablir une certaine idée de « grandeur de la France », abimée par la défaite de 1940 et la collaboration. Ainsi relues et réifiées, les générations finissent par s’intégrer à quelque grand récit symbolique à visée politique, énoncé par un quelconque collectif – ici : la Nation ou les cyniques de Mai 68 dénonçant ceux qui, fidèles à leurs convictions, n’auraient pas compris que le capitalisme était inéluctable.
La génération vécue : un agencement permanent des mémoires
D’une part, en tant que « témoin » d’une époque, une génération « devient dépositaire d’une mémoire « commune » par rapport à ceux qui ne l’ont pas vécue ». Ce témoignage est en ce sens une donnée mémorielle : « l’existence de témoins vivants fait obstacle aux tentatives les plus scandaleuses de constructions irréelles ou de négation » des faits.
D’autre part, ces « faits mémorisés » finissent par s’ordonner dans le grand récit mythique politique « dont les générations successives ont mission de faire vivre les épisodes ». Cette synthèse de l’hétérogène « en un tout temporellement cohérent » confère un sens nouveau aux événements qu’elle intègre et, de cette façon, constitue la mémoire collective.
Mais cette reconstruction politique que constitue l’intégration d’événements vécus au grand récit dominant fait totalement l’impasse sur le fait que les deux types de mémoire – commune et collective – cohabitent et interagissent dans une certaine mesure.
Car, si la société produit des repères temporels mythiques et donc dégagés du temps métrique, en revanche, pour l’histoire contemporaine, c’est-à-dire telle qu’elle est vécue par des êtres de chair, « les générations ont leur durée propre », leur temps dont l’empreinte constituent les êtres dont elles sont composées. Ce que démontre du reste le fait que leur enfance, leur adolescence, leur maturescence1 et leur vieillesse ne soient pas pour les personnes des séquences indépendantes mais s’agencent tout en se modifiant tout au long de leur vie – entre autres sous l’influence du récit mythique « officiel ».
C’est sans doute dans ce perpétuel réagencement – cette réécriture relative du récit personnel de sa propre vie - que réside une possible vérité, celle de la conscience de génération, qu’on gagnerait beaucoup à préférer à l’insaisissable concept de « génération »…
- « Situation […] du milieu de la vie que, par analogie avec l’adolescence, on peut appeler maturescence » in Autour du mot « Génération » - Claudine Attias-Donfut et Philippe Daveau in Recherche et Formation, N° 45, 2004 — www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_2004_num_45_1_1895