La question revient tel un mantra, tout au long du morceau de trois minutes et demie. « Why ? », éructe plus d’une dizaine de fois Raygun Busch, vocaliste de Chat Pile, un groupe de noise rock originaire de l’Oklahoma. Du rock sale et grinçant, comme tout groupe de rock devrait au final l’être. « Why people have to live outside ?… Why ?» : Pourquoi certaines personnes doivent-elles vivre dehors ? Pourquoi ?
La question est lancée tel un cri face à l’océan, avec le vent pour seule réponse. Une bourrasque, même. Pour la troisième année d’affilée, le Centre interdisciplinaire de recherche, travail, État et société (Cirtes) de l’UCLouvain et le Centre Lucas de la KULeuven, tous deux soutenus par la Fondation Roi Baudouin, se sont penchés sur différents endroits en Belgique : neuf communes du Brabant wallon, la ville Tournai, la Communauté germanophone, ainsi que plusieurs communes flamandes, notamment en Flandre occidentale et dans l’arrondissement de Bruges. Les chiffres sont, une fois de plus, édifiants : sur ces territoires, 7 912 personnes sont sans abri ou sans chez-soi, dont 2 469 enfants.
« Why do people have to live outside ? When there are buildings all around us ! With heat on and no one inside ? Why ? »1. Tout le monde a encore en tête les effroyables images de mars dernier, où une septantaine de personnes demandeuses d’asile étaient expulsées de l’Allée de Kaai, un espace évènementiel situé face au canal de Bruxelles. Et pour être certain qu’elles ne reviennent, ces coups de visseuse dans le toit afin d’y faire pénétrer le froid et la pluie, rendant les lieux totalement impraticables. Mais bien sûr, la raison brandie, telle une circonstance implacable, demeurait l’insalubrité des lieux. C’est sûr qu’après l’avoir percé de toutes parts, l’abri n’aurait plus pu protéger grande monde. Une mise à la rue forcée, sans pour autant prévoir un toit de secours alors que les températures nocturnes s’étaient réfugié dans des valeurs négatives. Une fois de plus, celles et ceux qui avaient quitté leurs terres natales pour pouvoir survivre ont dû mettre en place des stratagèmes éreintants afin de tenter de préserver leur vie. « Why ? ».
Et puis aussi, à la fin du mois de mai dernier, ce collectif, Les Morts de la Rue, qui a organisé un moment d’hommage devant l’Hôtel de Ville de Bruxelles, à la mémoire des 78 personnes ayant perdu la vie sur un bout de trottoir de la Capitale. De nombreux·ses Belges, de nombreux·ses Polonais et, en tout, quinze personnes de nationalités différentes qui se sont éteintes, là où la rue était devenu leur quotidien. Face à cela, selon un rapport de la Région bruxelloise, près de 1.200 logements seraient aujourd’hui inoccupés dans les 19 communes. La Ville de Bruxelles en détiendrait le plus grand nombre. « Why do people have to live outside ? We have the resources We have the means Why ? »2
Selon le Collectif français Les Morts de la Rue, l’âge moyen des personnes sans toit décédées dans la rue est de 48 ans. En d’autres termes, affronter quotidiennement la rue, c’est voir son espérance de vie rabotée de trente ans. A l’automne 2022, le Syndicat des Immenses ainsi que Droit à un toit, deux organismes militant pour l’accès de toutes et tous à un logement, avaient demandé au Département d’économie appliquée de l’ULB (DULBEA) d’estimer le coût du sans-abrisme et celui de relogement en Région de Bruxelles-Capitale. Le résultat est sans appel : les refuges d’urgence, les services de santé ou juridiques mais aussi les pertes estimées de recettes publiques, le montant s’élève théoriquement entre 40.000 et 52.000 euros par an et par personne. Mais vu que les parcours de vie sont parfois fort différents, il est plus prudent d’évoquer une fourchette allant de 30.000 à 85.000 euros, par an et par personne. Face à cela, on estime que le projet Housing First — à savoir l’insertion en logement des personnes sans-abri les plus fragiles, impactées par un lourd passé de vie en rue ou de vie institutionnelle – coûte quant à lui entre 33.000 et 77.000 euros. Quand laisser quelqu’un à la rue revient au même prix que de lui proposer un toit, on est nécessairement dans un choix de société. « I’ve never had to push — All my shit around — In a shopping cart — Have you ? »3
- Pourquoi certaines personnes doivent-elles vivre dehors ? Quand il y a des batiments partout autour de nous ! Avec du chauffage et personne dedans ! Pourquoi ?
- Pourquoi certaines personnes doivent-elles vivre dehors ? Nous avons les ressources. Nous avons les moyens. Pourquoi ?
- Je n’ai jamais dû mettre tout mon bordel dans un caddy… Et toi ?