Les années 1970 se caractérisent en Belgique par une augmentation importante des conflits sociaux et une modification de leur typologie. Les moyens de pression des travailleurs sur le patronat prennent de nouvelles formes, plus radicales : séquestrations, actes de sabotage, déprédations de machines ou de locaux, grèves de la faim et surtout occupations d’usine (elles atteignent le nombre de 64 en 1977 – 1978 !). Souvent liées aux conflits d’ordre défensif, celles-ci s’inspirent du conflit mythique mené, en 1973, aux usines horlogères de Lip à Besançon. Elles s’accompagnent d’ailleurs parfois, comme leur modèle français, de pratiques autogestionnaires, visant à prouver la viabilité de l’entreprise (Daphica-Ere en 1974, Val-Saint-Lambert en 1975, Fonderies Mangé en 1976 – 1977, Salik en 1978, etc.).
Luttes sociales et culture : l’âge d’or des années 1970
Ces conflits atypiques innovent également par leur connexion avec la culture. Dans la foulée de Mai 68, le monde ouvrier exerce sur les intellectuels engagés une fascination qui conduit nombre d’entre eux à faire l’expérience du travail en usine. Dans le même esprit, une série d’artistes prennent l’initiative d’aller à la rencontre de la classe ouvrière. Dès 1969, le Théâtre de la Communauté de Seraing présente de courts spectacles de « théâtre-tract » lors des pauses des ouvriers aux abords des entreprises de la région liégeoise. Plusieurs autres troupes (Théâtre des Rues, Atelier du Zoning, etc.) adoptent la même démarche et créent des sketchs ou des spectacles avec la participation de grévistes (chez Farah, Salik, Siemens-Baudour…). Sur le plan musical, le GAM, créé au début des années 1970, entend « mettre la lutte de classes dans la chanson et la chanson dans la lutte de classes ». Ce souhait s’incarne en 1974 dans un premier disque de chansons de lutte réalisé en collaboration avec les travailleurs en grève des Grès de Bouffioulx. D’autres groupes musicaux, tels Expression ou Cigal, suivront l’exemple, entraînant la production de nombreuses chansons (Sherwood Medical, le Balai Libéré, Martin-Frère, etc.) et de disques de lutte au sein d’usines en conflit (Siemens-Baudour, Glaverbel, Fonderies Mangé et Capsuleries de Chaudfontaine, etc.). Cette participation active des travailleurs à la création artistique est particulièrement intéressante en ce qu’elle les rend « porteurs de culture ». Ces collaborations ont parfois débouché sur la création de groupes musicaux ou de troupes de théâtre autonomes qui ont, à leur tour, participé aux innombrables fêtes de solidarité aux entreprises en lutte mais qui ont rarement survécu longtemps au conflit dont ils émanaient.
À partir du milieu des années 1970, il est de plus en plus courant d’associer pratique culturelle et lutte sociale. D’autres animations artistiques viennent peu à peu appuyer les revendications des travailleurs : ciné-clubs, tournage de reportages sur les conflits, expositions, etc. Les occupations d’usines se prêtent particulièrement bien à ces rencontres entre le monde du travail et celui de la culture. Elles s’installent en effet dans la durée et offrent aux artistes un lieu idéal pour venir à la rencontre des travailleurs momentanément dégagés des lois contraignantes du travail (horaires, cadences…). Ces activités culturelles regroupent cependant des réalités fort différentes selon qu’elles soient menées par des artistes à destination des travailleurs ou mises en place par les grévistes eux-mêmes ; selon qu’elles soient envisagées dans un but de distraction passive ou qu’elles participent activement à la lutte. Néanmoins, elles témoignent toutes d’un engagement des artistes dans les mouvements sociaux et constituent un extraordinaire vecteur de médiatisation des conflits.
Le monde syndical intègre peu à peu certaines pratiques artistiques aux formations de délégués. En découlent, par exemple, un atelier créatif animé à Liège par l’artiste Gibbon en vue de sensibiliser les délégués FGTB à l’expression graphique ou un atelier-théâtre mis en place par le Théâtre de la Communauté pour le syndicat chrétien. Ce dernier débouche en 1977 sur le théâtre des jeunes CSC (future Compagnie du Réfectoire) qui se produira régulièrement lors de manifestations syndicales ou dans les entreprises en lutte.
Au cours des décennies 1980 – 2000, on assiste à une relative « pacification » des relations sociales : le nombre moyen annuel de jours de grève est, dans les années 2000, divisé par trois par rapport aux années 1970 et est historiquement bas dans le secteur privé. Outre sans doute l’amélioration globale de la situation économique et l’augmentation moyenne du niveau de vie, plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Parmi eux, la tertiarisation croissante du monde du travail, le secteur des services étant plutôt caractérisé par des conflits de courte durée. De plus, la concertation sociale a évolué depuis les années 1970 vers un modèle de plus en plus cadenassé dans lequel l’État intervient de manière récurrente et où organisations patronales et syndicales sont « invitées » à privilégier au maximum la concertation. Enfin, à partir des années 1980, on assiste à la judiciarisation croissante des conflits collectifs, le patronat recourant de plus en plus régulièrement à la justice pour faire cesser les mouvements sociaux. Cette évolution de la conflictualité semble s’accompagner d’une perte d’intérêt du monde culturel pour le monde du travail et du déplacement de la militance vers de nouvelles causes jugées plus urgentes ou plus fondamentales (droits de l’homme, équilibre Nord-Sud, questions environnementales…).
La résurgence de la culture comme moyen de lutte ?
La récente crise des subprimes a visiblement changé la donne et entraîné un durcissement des relations sociales et le retour à une conflictualité plus musclée : séquestrations de membres de la direction par les travailleurs — notamment chez Cartomills, Cytec et Arcelor-Mittal — ou occupations, comme chez Fiat-IAC et Royal Boch. L’analyse de quelques conflits récents semble indiquer par ailleurs une solidarité retrouvée du monde culturel avec celui du travail. Ainsi, l’occupation de Royal Boch (février-mai 2009) évoque à bien des égards les avatars des années 1970. Très rapidement en effet, des artistes (dont la photographe Véronique Vercheval et le metteur en scène Daniel Adam) apportent leur soutien à ce combat.
Le théâtre constitue toujours, en région wallonne, l’un des secteurs culturels les plus proches du monde des travailleurs. Cela s’explique notamment par la place importante du théâtre-action qui entend donner la parole à ceux qui se la voient habituellement refuser, au travers de spectacles conçus par et/ou pour eux. C’est donc naturellement qu’il s’inscrit dans le champ des revendications, comme en témoignent le spectacle « SVP Facteur » de la Cie Alvéole et la Cie Buissonnière dénonçant la désagrégation progressive des services publics ou « Cadeau d’entreprise » du Collectif 1984 qui prend la forme du murga, une pratique de contestation populaire originaire d’Argentine qui mêle carnaval et critique sociale, pour dénoncer les restructurations d’entreprise réalisées sur le dos des travailleurs.
Dans un monde de plus en plus dominé par l’image, les syndicats choisissent d’investir le champ audiovisuel. En 2008, la FGTB et les métallurgistes de Liège produisent ainsi le documentaire « HF6 ». Récit d’une victoire syndicale, il médiatise la détermination des travailleurs pour la relance du haut-fourneau 6 de Seraing et offre alors un message de fierté et d’espoir, malheureusement contredit par l’actualité.
Le cinéma implique un long processus de création qui ne s’accorde pas toujours avec l’urgence des conflits. L’Internet, au contraire, par la visibilité immédiate qu’il confère, constitue un outil plus adapté. Les organisations syndicales n’ont pas tardé à le mettre à profit : leurs sites proposent des clips relatifs à l’actualité syndicale (manifestations, prises de paroles de responsables) ou à certaines revendications. Les Métallos de la FGTB sont particulièrement actifs dans ce domaine. Ces reportages, proches, dans l’esprit, des courts métrages réalisés jadis par Canal Emploi dans les usines occupées, s’en distinguent par une diffusion sans commune mesure avec celle de l’ancienne télévision communautaire. Postés sur YouTube, ces vidéo-tracts touchent un public très large et constituent un des moyens de communication essentiels des conflits. « Carrefour dangereux », illustrant la lutte contre le géant français de la grande distribution en 2009, a ainsi été visionné par plus de 9000 internautes en à peine quelques semaines !
Le combat mené contre Arcelor Mittal en faveur du maintien de la sidérurgie en région liégeoise a donné lieu, au cours des derniers mois, à quatre vidéos produites par la FGTB et à des marques de soutien de divers acteurs culturels. Ainsi par exemple, un groupe d’artistes proches de travailleurs de l’entreprise sidérurgique a créé un autocollant « Full Mittal Racket » en clin d’œil au célèbre film de Stanley Kubrick. Parallèlement, l’équipe du Centre culturel Les Grignoux produisait une affiche sur la même idée. Plusieurs chorales (Les Canailles, le Conservatoire de Liège et la troupe du Grandgousier, les Callas’roles, les Voix du Leonardo, etc.) ont fait entendre leur voix aux côté des travailleurs en interprétant des chants de luttes lors de manifestations ou de piquets de grève. Par ailleurs, le Collectif Le Mensuel, travaille actuellement à l’adaptation théâtrale de L’Homme qui valait 35 milliards, œuvre de syndicalisme-fiction où Nicolas Ancion imagine le kidnapping du patron Lakshmi Mittal par des ouvriers licenciés ! Plus fondamentalement, le conflit Arcelor Mittal pourrait constituer à terme une date clé en termes de redéfinition de la stratégie de lutte syndicale. En effet, la FGTB Liège-Huy-Waremme lance au cours du mois de mai, une initiative originale avec la plateforme collaborative « Harcelez Mittal » qui entend fédérer les jeunes, les artistes, les intellectuels, les travailleurs et le syndicat dans la lutte commune contre le système capitaliste. Un appel sera prochainement lancé auprès des artistes et créatifs de tous secteurs visant à susciter des projets à vocation sociale, écologique, artistique ou culturelle.
Conclusion
À la veille de la fête des travailleurs, l’Union wallonne des entreprises publiait une enquête qui dénonçait le caractère « illégal » de 60 à 70% des grèves dans le secteur privé en Wallonie (parce qu’elles se déroulent sans préavis préalable) et qualifiait la séquestration de « mal wallon » (La Libre Entreprise, 28 avril 2012, p. 2 – 3). C’est oublier un peu vite que la violence n’est pas l’apanage syndical comme l’a montré encore récemment l’action musclée d’une milice privée envoyée par le patron de Meister Benelux à Sprimont pour saisir le matériel de l’entreprise. On peut d’ailleurs s’interroger sur cette conception de la justice qui estime légales les restructurations — même lorsqu’elles sont motivées par la seule loi du profit — et taxe d’illégale la riposte des travailleurs pour la défense de leur emploi et de conditions de vie décentes. Face à une économie mondialisée qui permet toutes les dérives patronales et prive les travailleurs d’interlocuteurs locaux, faut-il s’étonner que le recours à ces moyens de lutte plus radicaux apparaissent aux travailleurs comme une des dernières manières de faire entendre leurs revendications ?
Parallèlement, la crise que connaît l’Europe a entraîné un regain de la militance dénonçant l’injustice de plus en plus flagrante de nos sociétés et la toute-puissance arrogante de la finance. Les artistes et acteurs culturels y trouvent naturellement leur place, entraînant une résurgence des pratiques artistiques dans les conflits sociaux. Les mouvements des années 1970 nous ont montré à quel point le décloisonnement des mondes du travail et de la culture a nourri la combativité. Sommes-nous en train d’assister à une nouvelle alliance de ces deux mondes et aux prémices d’une riposte générale contre le capitalisme triomphant ? Les initiatives évoquées dans cette analyse prouvent en tout cas que certains sont décidés à relever le défi !
En savoir plus...
Cet article est une version résumée et actualisée de l’analyse de Ludo Bettens « Quand la culture s’invite dans des conflits sociaux : une innovation des années 1970. Et aujourd’hui ? » disponible ici.
Éric Geerkens et Ludo Bettens, « Des occupations d’usine à la médiatisation culturelle » in Nancy Delhalle et Jacques Dubois (dir.), Le tournant des années 1970. Liège en effervescence, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 62-82 & 303-312.