Molenbeek est présenté comme un des principaux foyers du djihadisme en Europe, comme du terreau à djihadistes. Est-ce mérité ? Est-ce que ça aurait pu être une autre ville ?
Cette focalisation médiatique sur Molenbeek m’a paru assez injustifiée. Il me semble que les médias quotidiens, en radio, télévision et journaux, ont la mémoire courte. On a oublié que juste avant Molenbeek, il y a eu une filière démantelée à Verviers. Qu’avant Verviers, il y a eu Anvers qui fournit plus de combattants à l’EI que Bruxelles et où était basé Sharia4Belgium. Et qu’avant Anvers, on a eu Vilvoorde : c’est de là qu’ont eu lieu les premiers départs vers la Syrie en 2012. Ça peut donc toucher des zones différentes concernées par un certain nombre de dynamiques communes.
Quand on a dit ça, cela ne veut pas non plus dire qu’il ne se passe rien à Molenbeek, que tout va bien et qu’il n’y avait pas de filières. On sait que c’est plus facile pour une filière de se fondre dans la masse à Molenbeek qu’à Uccle. Mais on sait aussi que ces filières fonctionnent comme des réseaux mafieux, comme on peut les observer en Italie ou en Corse. En fait, la question est de savoir où sont situés les individus qui sont organisés en réseau. Or, les enquêtes en cours, pour les attentats de Bruxelles et ceux du 13 novembre à Paris, montrent d’abord des ramifications internationales en Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark, mais aussi des arrestations ou des perquisitions partout dans Bruxelles et en Wallonie. À partir du moment où on a un certain nombre de caractéristiques sur lesquelles les groupes radicaux vont pouvoir s’appuyer et bien il y a un risque, où que ce soit en Europe.
Quels sont ces facteurs ? Qu’est-ce qui fait que des individus basculent dans une hyper violence revendiquée au nom de l’islam ?
C’est important de préciser qu’il n’y a pas un seul facteur de radicalisation et qu’il n’y a pas qu’un seul profil. Je ne connais aucun chercheur sérieux sur ces questions-là qui va dire que c’est juste une question socioéconomique ou que c’est juste une question identitaire. C’est une combinaison complexe de facteurs en interaction.
Il y a d’abord des éléments de contexte. D’une part des événements internationaux. Typiquement, le conflit israélo-palestinien avec une identification à la cause palestinienne. Mais aussi l’intervention américaine en Irak ou la destitution, puis la condamnation à mort du président égyptien Morsi – pourtant démocratiquement élu – par le général Sissi avec l’accord tacite de l’Occident. Autant d’épisodes qui peuvent choquer de nombreux musulmans.
D’autre part, ce sont toutes les questions de discrimination à l’échelle nationale. La Belgique est une des sociétés européennes qui discriminent le plus sur base de l’origine. On a par exemple plusieurs études qui démontrent qu’il y a 30 % moins de chance d’être à l’emploi si vous êtes d’origine étrangère, et ce, même si vous avez un diplôme de l’enseignement supérieur. Mis bout à bout, l’ensemble de ces phénomènes est de nature à nourrir un sentiment de frustration et d’injustice.
Outre ce sentiment d’injustice, quels sont les autres facteurs ?
Le deuxième ensemble de facteurs relève plutôt de la sphère psychosociale propre aux individus : leur sensibilité aux questions d’injustice (romantique, humanitaire, colérique…), le fait d’être influençable, l’impulsivité, l’agressivité, la dépression, la psychopathie…
Troisième série de facteurs : c’est la trajectoire de l’individu. Ce qui s’est passé dans son parcours scolaire, dans sa vie privée, dans sa vie professionnelle et qui a agi en élément déclencheur d’une radicalisation. Un décès, un divorce, le fait de connaître quelqu’un qui est déjà parti en Syrie, un conflit avec un prof, un contrôle de police violent, etc.
La dernière sphère, c’est la bulle de socialisation djihadiste, une bulle quasi « familiale », au sens mafieux du terme. On sait que le fait de connaître quelqu’un qui a basculé dans un groupe radical a bien plus d’impact que les vidéos de propagande. Ce qui explique notamment la prégnance des fratries ou des groupes d’amis dans les actes terroristes. En fait, on peut considérer un groupe radical comme une sorte d’entreprise qui fournit « des biens et services ». Il propose à des individus, en perte de sens et nourris par un sentiment d’injustice, des clefs de lecture du monde binaires et simplistes par rapport à des enjeux complexes. C’est d’ailleurs le même processus qui préside au succès des théories du complot : offrir du sens à la marche du monde, sens que nos sociétés ont du mal à produire. Le groupe offre également une capacité d’action directe, contrairement à l’engagement politique et associatif, perçu comme incapable de régler les problèmes de discrimination ou d’islamophobie : « avec nous, tu seras utile », leur dit-on. De plus, le groupe radical offre, à un individu en questionnement par rapport à son identité musulmane, une identité « minute-soupe », basée sur un esprit de camaraderie et sur un islam radical prêt à l’emploi. Tout cela entraine un processus de socialisation qui attire les individus vers le djihadisme.
Que donne l’agencement de ce cocktail de facteurs ?
Tout cela mis ensemble donne différents types de profils. Si on est plus travaillé par un profil agressif et des questions d’injustices, on aura le profil du soldat, celui qui veut se venger et venger le monde. Si on est plus romantique, travaillé par les questions d’injustices, on aura l’idéaliste, celui qui pense qu’il va aller faire de l’humanitaire. Si on est plus influençable, plus suiviste, on aura l’opportuniste, dont l’objectif va être vraiment de devenir quelqu’un au sein de cette bulle. Si on a un parcours plus difficile, notamment en lien avec la criminalité, et qu’on rencontre cette bulle de socialisation, on aura le petit délinquant qui veut se racheter. Se développe ensuite un processus lent qui fait qu’on va légitimer la violence comme seul moyen pour se réaliser ou pour faire advenir le projet politique.
Dans une interview à Libération, vous avez dit qu’il fallait « développer un contre discours musulman pour couper l’herbe sous le pied des groupuscules violents ». À quoi ce contre discours pourrait ressembler et qui pourrait le porter ?
Il y a une ambiguïté aujourd’hui en Belgique. On a d’une part une mise en cause du salafisme, et ce, à raison, dire stop à ces courants venus de pays comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar : tout le monde a l’air d’accord pour dire qu’il faut financer un islam de Belgique. Mais dans le même temps, il est particulièrement difficile pour une association musulmane de trouver des financements publics quand elle en fait la demande. Comment dès lors soutenir une vision réformiste à l’intérieur de l’islam belge ? C’est là qu’est l’urgence ! Qu’est-ce qu’on a fait pour financer le tissu associatif musulman d’ici, créé par ceux qui sont de la deuxième ou troisième génération ? Pas grand-chose à mes yeux.
Or, il y a des associations musulmanes qui font du bon travail, qui ont un discours citoyen, civique, sur l’engagement, démocrate et qui partagent nos valeurs : il faut qu’on travaille avec elles parce qu’elles ont accès à des parties de la population auxquels le tissu généraliste associatif – ou les partis politiques – n’ont plus accès. Il me semble qu’il faut donc nouer ce lien. Mais c’est difficile, car j’observe une vraie méconnaissance et une vraie méfiance entre le monde politique belgo-belge et ce tissu associatif, souvent suspecté de ne pas être assez « modéré ».
Qu’est-ce les déclarations de Jan Jambon révèlent sur la vision de responsables politiques des musulmans ou tout du moins ceux de la N‑VA ?
Depuis que le gouvernement Michel est en place et que la N‑VA fait partie du gouvernement, on a connu une succession de « petites phrases » sur les communautés d’origine étrangère ou sur les musulmans qui montrent qu’il y a une difficulté à intégrer la diversité et le fait que la Belgique est aujourd’hui aussi musulmane. Les propos de Jan Jambon [pour qui « une partie significative de la communauté musulmane a dansé à l’occasion des attentats »], relèvent de l’islamophobie parce qu’ils se basent sur des faits très minoritaires généralisés à une population qui fait 500 à 600.000 personnes. Ça me paraît extrêmement grave. C’est de l’islamophobie, du préjugé, de la peur a priori qui est diffusée sans être basée sur des faits précis.
Ça crée énormément de dégâts parce qu’il reste toujours quelque chose de ces petites phrases. On aura beau convoquer le plus grand panel d’experts pour dire que ces faits ne sont pas significatifs, l’idée qu’il y a des musulmans qui se sont réjouis des attentats va pour partie subsister dans l’opinion publique. C’est dramatique parce que ça participe à une polarisation de la société. On est totalement en train de jouer le jeu de l’État Islamique visant à monter deux parties de la population l’une contre l’autre.
Dans votre enquête, vous dites qu’il y a une partie importante des musulmans en Belgique qui « bricolent » leur foi, qu’est-ce que cela veut dire ?
À côté de formes de crispations et de difficultés à remettre en question des dogmes qui peuvent exister (et qui participent de toutes les croyances) dans des courants minoritaires tels que les salafistes ou les radicaux à la Sharia4Belgium, on est entré dans une période de sécularisation de l’identité musulmane. Ainsi, si on constate que les pratiques religieuses (manger halal, faire le ramadan, la prière…) sont toutes suivies fortement, elles ne le sont en revanche pas forcément en même temps chez un même individu. Ça veut dire qu’il y a des gens qui vont à la Mosquée, mais qui boivent de l’alcool ; qui font le ramadan, mais qui ne prient pas ; ou qui mangent halal, mais qui ne vont pas à la Mosquée, etc. C’est donc un « bricolage » dans le sens où l’individu choisit la pratique qui correspond le mieux à son rythme de vie, à sa façon de vivre et au rapport qu’il a aux textes et à Dieu. L’individu se sent responsable de sa croyance, de son rapport à Dieu. Puisque c’est à Lui qu’il devra rendre des comptes et non à son imam – qui apparaît très peu dans la construction de la foi –, c’est à lui-même de gérer sa propre pratique.
Cela veut-il dire que les musulmans pratiquent moins ?
Individualisation du croire et faible emprise de la Mosquée comme institution religieuse sont les prémices de la sécularisation. Ce qui ne veut cependant pas dire que les gens pratiquent moins, mais qu’ils pratiquent différemment. Peut-être que dans 10 ou 20 ans cela mènera à moins de pratique religieuse.
Mais, parallèlement à cette amorce de sécularisation, et de manière contradictoire, on est aussi dans une période particulière d’affirmation identitaire. Il est possible de démontrer statistiquement le lien entre sentiment de discrimination et une pratique et une foi intensifiée. On est dans une espèce d’affirmation des différences où on va pratiquer dans le but de retourner le stigmate. C’est un peu pour les musulmans une manière de dire : « vous ne voulez pas que je sois musulman comme je le voudrais ? Eh bien je serai encore plus musulman ! ». L’islam en Belgique ne se développe pas hors sol, en dehors de notre société, mais en interaction avec celle-ci.
Est-ce qu’on constate toujours une certaine « injonction à la discrétion », un « on vous tolère, mais faites-vous petit » à l’égard des musulmans en Belgique ?
C’est évident. On sent bien que la société belge a du mal avec le fait de considérer comme sienne cette visibilité musulmane et de considérer que cela fait partie de son futur. Ne fut-ce que de son présent, ce serait déjà pas mal… On peut bien sûr penser aux controverses autour du voile, mais on se souvient aussi de la polémique sur le Sirop de Liège (parce qu’il avait été indiqué « halal » sur son pot) où des politiques de premier plan avaient affirmé que cela ne faisait pas partie de nos coutumes et de nos traditions… Alors que si ! Bien évidemment que ça fait à présent partie de nos traditions ! Aujourd’hui, la Belgique est musulmane aussi, elle n’est pas que, mais elle l’est aussi. Est-ce qu’on oserait dire aujourd’hui que le casher ne fait pas partie de nos traditions ? Le halal ou le casher font bien partie des traditions d’un pays multiculturel et multiconfessionnel comme l’est la Belgique.
D’après votre enquête, le vrai hiatus se situe plutôt sur des questions liées à la sexualité (sexualité hors mariage, homosexualité) ainsi que l’euthanasie ou l’avortement. Comme arriver à une entente sur ces questions ?
On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein… Pour mener notre enquête, on est parti de l’affirmation « l’intégration a été un échec » qu’on est allé vérifier sur le terrain. Or, pour partie, les indicateurs nous on montré que c’était faux, que l’intégration des Belgo-Turcs et Marocains n’était pas un échec : augmentation socioéconomique, émergence d’une classe moyenne, augmentation des diplômés de l’enseignement supérieur…
On est également parti de l’affirmation suivant laquelle il existerait un « clash de civilisation ». Or, les indicateurs ont montré que, pour partie, sur les valeurs politiques, il n’y avait pas de différences sensibles concernant par exemple le rapport à la démocratie, à la liberté d’expression ou à la neutralité de l’État. Mais, effectivement, il y a encore l’existence d’un conservatisme moral concernant des questions de sexualité et d’attachement à la vie comme l’euthanasie ou l’avortement.
Mais je pense qu’il faut éviter de penser que nous, Belgo-Belges, sommes nickel à tout point de vue au niveau de ces valeurs, comme s’il n’y avait pas d’homophobie, d’antisémitisme, de racisme ou de sexisme au sein des populations non issues de l’immigration ou non-musulmanes. Car ces questions de diversité, qu’elles soient liées à l’homosexualité ou à la diversité culturelle et religieuse sont compliquées pour beaucoup de gens dans la société belge en général. Je pense qu’il y a une évolution qui se fait dans le bon sens et que ça prendra le temps. Je ne crois pas qu’il faille venir brusquer les choses sinon on risque même d’avoir une réaction identitaire qui va contrer cette évolution.
Est-ce qu’il y a selon vous une tendance islamophobe dans les médias belges ?
Une tendance islamophobe au sein de tous les médias, je n’irai pas jusque-là même si certains médias le sont. Par contre, il existe aujourd’hui un mode de fonctionnement des médias qui doivent faire le buzz pour faire du chiffre, qui fait qu’il est très vendeur de titrer en une sur deux élèves qui refusent une minute de silence. Des médias qui travaillent aussi dans l’immédiateté, avec des journalistes qui sont rarement spécialisés sur ces questions et qui, devant des « experts » autoproclamés qui vont affirmer par exemple qu’« il y a 10.000 djihadistes à Bruxelles », ne vont pas forcément avoir le réflexe de lui demander comment il a abouti à ces chiffres.
On est actuellement dans la constitution d’un pilier musulman en Belgique avec des services sociaux musulmans, des écoles musulmanes et peut-être que dans le futur, il y aura plus de médias musulmans à l’image de la radio bruxelloise Arabel. Leur professionnalisme fait qu’ils pèsent un peu dans le milieu bruxellois. Peut-être que s’il y avait un média national musulman, cela pourrait introduire un peu de nuances dans le paysage médiatique.
On a le droit de critiquer l’islam, mais c’est devenu lassant et un thème trop central au sein du débat public qui fait qu’on est en train de « religioliser » les questions sociales et politiques. Il y a un problème lorsqu’on regarde le nombre d’émissions spéciales à la télévision ou de couvertures racoleuses consacrées à l’islam ou à l’immigration, de journalistes qui se plaignent qu’on utilise le terme « islamophobie » pour les empêcher de critiquer une religion alors qu’il n’y a pas aujourd’hui une religion au monde qui est plus critiquée que la religion islamique. S’il faut affirmer et défendre le droit à la critique de la religion, il y a aussi la manière de le faire. Et je crains que la pression extérieure, faite principalement par des non-musulmans, empêche l’émergence de contre-discours ou de débats sur la réforme en renforçant le prisme identitaire et le retournement du stigmate.
On peut consulter ici l’enquête Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto)portrait de nos concitoyens menée par Corinne Torrekens et son équipe.