On a l’impression de faire face à un monde de plus en plus déshumanisé et peuplé d’automates. Les répondeurs téléphoniques ou les « guichets en ligne » sur internet remplacent des interlocuteurs dans les administrations, banques, postes, caisses de supermarché ou autres services. Est-ce qu’on sait quels effets sociaux ou culturels provoque cette déshumanisation ?
On fait souvent l’erreur de voir chaque objet technique (par exemple, un téléphone portable) comme un simple outil répondant à un besoin bien défini dans le temps et l’espace. De ce point de vue, quel que soit l’objet considéré, on pourra presque toujours trouver une pluralité de pratiques tendant à valider l’idée que « tout dépend de l’usage qu’on en fait ». Or, même avant « l’internet des objets » qui les connectera tous, nous n’avons pas seulement affaire à des outils mais à un système technique, à un « monde » dans lequel baigne chacun d’entre nous, qui conditionne nos manières de sentir, de penser, et nos rapports aux autres. Ces objets techniques, qui sont une idéologie matérialisée, constituent désormais le cadre de socialisation des plus jeunes. Comme l’ont fait hier l’automobile et la téléphonie, le milieu formé par l’ensemble des technologies numériques est probablement en train de transformer profondément les relations humaines et les rapports de pouvoir.
Mais on ne pourra connaître vraiment les effets de ces technologies qu’a posteriori, une fois celles-ci adoptées et « appropriées » par les sociétés. De toute façon l’innovation est devenue un tel impératif qu’un tel bilan a peu de chances d’être établi : à peine adoptées, les nouvelles technologies sont chassées par d’autres, encore plus nouvelles. Nous ne sommes pas dans un processus de « transition » qui nous mènerait d’un univers à un autre et que nous pourrions réguler, mais face à ce que Michel Tibon-Cornillot a appelé un « déferlement technologique », au-delà de toute maîtrise consciente et laissant très peu de place à la réflexion critique.
Toutefois, pour répondre à votre question, chacun peut aussi s’appuyer sur son expérience concrète de ces objets, ainsi que sur toute une série d’analyses fragmentaires qui viennent des États-Unis, où le processus est suffisamment avancé pour que les effets sociaux et psychologiques soient très visibles (cf. Nicolas Carr ou Sherry Turckle par exemple). Mais il faut noter que la critique de la mécanisation du monde a au moins un siècle (cf. Walther Rathenau pour l’Allemagne). Certaines analyses déjà anciennes, comme celles de Günther Anders ou Bernard Charbonneau semblent avoir dit l’essentiel. En fait, le point à éclaircir est plutôt de comprendre pourquoi et comment, malgré cette expérience, tous ces avertissements, ces inquiétudes et ces dénonciations, il existe un tel consensus, parmi les acteurs ayant un peu de pouvoir, pour développer et diffuser ces technologies.
Outre les automates de notre quotidien, c’est également dans l’espace professionnel que la robotisation progresse fortement et remplace des postes auparavant tenus par des humains. Quels sont les enjeux de cette robotisation du monde du travail ?
Au moment où elle fut massivement mise en œuvre, au milieu du 20e siècle, on a pu penser que l’automatisation allait soulager les hommes d’un certain nombre de tâches pénibles ou dangereuses. Elle l’a fait en partie. Mais elle n’a pas fait disparaître ce genre de tâches, et en a même créé de nouvelles. De plus, en donnant congé à l’homme dans des secteurs croissants de la production de marchandises, l’automatisation a réduit l’importance des savoir-faire personnels et transféré l’autorité à des dispositifs impersonnels, sapant par-là même les capacités de résistance des salariés et les perspectives de réappropriation de l’appareil productif. Enfin, depuis une trentaine d’années, elle a entraîné beaucoup de chômage, que ne parvient pas à résorber la quête désespérée de « nouveaux gisements de croissance ».
En fait, depuis la révolution industrielle, les machines ont rarement été conçues pour soulager la peine des hommes. Le principal but de l’automatisation réside dans les gains de productivité qu’elle promet. Or en régime capitaliste la productivité est un impératif aveugle et permanent, puisque chaque gain est invariablement « annulé » par la généralisation à la concurrence des nouvelles techniques.
Vu sous cet angle, le problème est bien plus profond que la simple mise en place de « robots ». L’automatisation proprement dite n’est bien souvent que la dernière phase d’un processus qui, dans un premier temps, a standardisé, appauvri, et déqualifié le travail humain – une « robotisation de l’homme » qui rend ce genre de poste de travail effectivement peu défendable et prépare sa disparition. Le processus qui a abouti aux lignes de caisse des hypermarchés semble bel et bien destiné à déboucher inéluctablement sur les étiquettes RFID et le péage automatique.
Dans votre livre, Le cauchemar de Don Quichotte, vous abordez l’idée de la difficulté d’être dans une critique du système capitaliste tout en étant partie prenante et fasciné par lui. Dans quelle mesure les technologies contemporaines (smartphones, tablettes, les réseaux sociaux jusqu’aux promesses d” « humain augmenté » du projet transhumaniste) participent-elles à ce phénomène de fascination ?
Ce n’est pas par contrainte que les objets que vous citez ont été massivement adoptés, validant ainsi le système marchand qui les produit. Ils fascinent et suscitent une adhésion massive, notamment parce qu’ils correspondent à des désirs, à des fantasmes très anciens (maîtrise, ubiquité, immortalité…), tout en prétendant les accomplir en suivant la ligne du moindre effort. Le rôle du marketing n’est pas négligeable dans cet enthousiasme apparent.
Mais il faut aussi rapporter cette puissance de fascination au fait que ces marchandises s’inscrivent dans une trajectoire historique de long terme : la massification de la production, l’urbanisation générale et la bureaucratisation détruisent les conditions d’une vie autonome. Cette trajectoire appelle presque naturellement des prothèses technologiques pour résoudre (temporairement) les problèmes qu’elle a elle-même engendrés. Par surcroît, l’idéologie technophile dessine un horizon utopique qui donne un sens historique à toute cette histoire.
Par exemple, le développement industriel a liquidé une grande part des relations humaines traditionnelles (avec toute leur ambivalence), mais il n’a pas supprimé pour autant le besoin de rapports humains. Les « réseaux sociaux » viennent à la fois compenser cette perte, tout en prétendant offrir mieux : des rapports humains à la carte, totalement maîtrisés (ou totalement aléatoires), débarrassés des anciennes pesanteurs, des lenteurs et des préjugés.
Dans les transports en commun, c’est un univers par nature impersonnel et massifié – et qui plus est déshumanisé par les grandes transformations techniques des années 1960 et 1970 – que les écrans, tablettes et téléphones prétendent « ré-humaniser ». Tout en promettant une vie inédite, sans temps mort, où toutes les opportunités de la vie urbaine peuvent être saisies.
En médecine, on parle régulièrement des « fantastiques percées » rendues possibles par la technologie (pour traiter les cancers, les maladies génétiques, etc.), et certains y voient les prémices d’une amélioration de l’homme et d’une prolongation indéfinie de la durée de vie humaine. Or une partie des problèmes sanitaires qu’il s’agit de traiter sont directement liés aux conditions de vie dans les sociétés industrielles : vie hors-sol dans les grandes agglomérations, circulation massive d’êtres humains et de marchandises, exposition généralisée aux substances toxiques. Tout cela impose une prise en charge sanitaire beaucoup plus serrée des individus. Dans ces conditions, les promesses transhumanistes sont certes à la fois ridicules et terrifiantes. Mais elles sont aussi un écran de fumée devant des pratiques plus concrètes d’adaptation de l’homme à des conditions de vie de plus en plus pathogènes. Comme s’il fallait sans cesse en rajouter dans la surenchère pour justifier une réalité beaucoup plus décevante, dont les causes profondes restent hors-de-portée.
Et est-il possible de sortir de cette fascination ? Est-ce que je peux être contre le capitalisme et utiliser ces outils ?
Bien sûr, on peut sortir de cette fascination. On peut même s’efforcer de dépendre le moins possible de ces macro-systèmes techniques. Se passer de téléphone portable, de tablettes et ne pas fréquenter les réseaux sociaux n’est pas si difficile. C’est à la fois une manière de s’efforcer d’être cohérent dans la critique, et souvent un moyen de se préserver physiquement et mentalement.
Toutefois, devant l’ampleur de la marchandisation et de l’artificialisation du monde, ce genre d’efforts individuels est un peu dérisoire, et ne permet pas du tout de sortir de la société industrielle. Quant à fixer des exigences individuelles beaucoup plus radicales (pas d’ordinateur, pas d’automobile, pas de travail salarié, pas de consommation marchande), cela risque d’être le meilleur moyen de les abandonner très vite. En fait il y a déjà beaucoup à faire en se concentrant collectivement sur les fronts où progresse le désastre : informatisation générale, « grands projets inutiles », « techno-sciences », etc.