Qu’est-ce que ça entraine de ne pas pouvoir parler la langue de sa classe sociale quand on est dominé ?
Si la langue légitime à l’école, dans le monde du travail, dans le langage médiatique ou administratif, est une langue d’un groupe social particulier, alors tous les groupes sociaux qui ne parlent pas cette langue sont désavantagés de manière systémique. Ils se retrouvent dès lors en situation d’inégalité puisqu’ils doivent parler une langue qui n’est pas la leur. Inégalité non seulement pour s’approprier cette langue et pour pouvoir mener des batailles de sens, mais aussi tout simplement pour pouvoir participer à la démocratie. Ils/elles ne peuvent pas être citoyen·nes dans la société qui est la leur. Certaines personnes peuvent par exemple en venir à renoncer à leurs droits faute de comprendre le langage administratif.
D’autre part, si la langue sert à communiquer, elle a aussi et surtout pour fonction, Noam Chomsky et d’autres l’ont bien montré, de penser le monde et pouvoir s’y repérer, de se penser soi-même et pouvoir agir sur sa propre vie. Or, quand on parle une langue qui n’est pas la sienne, on se retrouve en situation d’aliénation sociale et culturelle c’est-à-dire à être étranger à soi-même et à sa propre expérience de la vie ordinaire. Ce qui freine évidemment le développement, par les classes populaires ou les populations dominées, de notre propre intelligence sociale du monde. Ainsi, nous avons du mal à pouvoir penser les situations auxquelles nous sommes confronté·es : nous sommes en quelque sorte désarmé·es face aux dominant·es.
Cette aliénation a aussi des effets sur la santé et le bien-être puisqu’elle peut conduire à de grandes souffrances qui touchent les gens dans leur dignité ou leur estime de soi : sentiments d’incompétence, d’inutilité, dévalorisation de soi et de ses référents culturels… Le fait de parler une langue qui n’est pas la sienne fait partie de violences sociales qui ne sont pas forcément très palpables mais qui sont pourtant l’une des causes de la dépression.
Quels exemples à travers l’histoire montrent l’importance de cet enjeu de réappropriation de soi et de son propre langage ?
Le mouvement ouvrier, dès le 19e siècle, a été confronté au langage, aux savoirs, à la culture des classes dominantes (la bourgeoisie). Pour pouvoir gagner en pouvoir d’agir collectif et avancer vers l’émancipation, il a dû réinventer un « langage de classe » avec des codes qui lui sont propres. Toute une série d’institutions populaires (structures artistiques, militantes et d’éducation populaire, écoles populaires, écoles ouvrières du soir…) ont notamment eu pour fonction de refabriquer de la langue légitime aux yeux même de la « classe ouvrière ». Les capacités de celle-ci à défendre ses droits et sa dignité se sont donc aussi basées sur la réappropriation et la réaffirmation du langage
Autre exemple, celui de la colonisation. L’imposition du français standard dominant, c’est-à-dire celui des classes dominantes (bourgeoisie, noblesse, aristocratie) de la métropole et même de la région parisienne, est venue compléter un processus colonial de domination militaire, policière, économique, etc. Les populations colonisées ont dû réaffirmer la valeur de leur propre langue et culture pour résister à la colonisation et pour ensuite se décoloniser.
Enfin, le langage est au service du patriarcat : il désarme (en partie) les femmes dans leur capacité à penser leurs propres vies et à pouvoir se battre pour défendre leurs droits. Partout, les luttes des femmes sont passées par une capacité de réinvention ou de réaffirmation d’un langage qui porte leurs propres intérêts sociaux.
Ces trois exemples montrent à quel point la bataille pour l’égalité des droits et l’égalité matérielle s’accompagne d’une bataille idéologique mais aussi linguistique. Car le langage permet aux dominés de reprendre place dans leur propre processus d’émancipation. À chaque fois, il s’agit autant de s’affirmer soi-même que de remettre en cause le langage et les références culturelles de la classe dominante. Et cela se réalise dans le cadre d’un rapport de force : il s’agit bien de réinstaurer une forme de conflictualité démocratique et d’assumer qu’il y a des intérêts contradictoires voir divergents.
Dans l’idée d’affirmer sa propre langue, il n’y a pas que l’idée de simplement récupérer des mots… Cela concerne aussi des façons de parler, des accents, des tournures, du non-verbal, des postures, des manières d’interpeler, ou de dialoguer qui sont délégitimées…
Quand des personnes s’expriment, elles engagent aussi des formes d’expressions corporelles : visages, regard, en plus de l’intonation de voix… le corps tout entier est au service d’une pensée et d’une forme d’expression populaires qui passent par langage mais pas seulement. Quand on s’exprime, on exprime tout un système de pensée, une manière d’être au monde, des valeurs et idéologies politiques, des systèmes de préférences etc. Au P.H.A.R.E. pour l’égalité, on estime que les combats sociaux autour de la langue dépassent les seuls enjeux strictement linguistiques pour le réinscrire dans des combats sociaux, politiques, culturels d’expressions des intérêts sociaux.
Où est-ce que les dominés peuvent parler leur langue, c’est-à-dire une langue qui corresponde à leurs intérêts et qui leur serait propre ? Et quels outils sont à notre disposition pour en favoriser l’émergence ?
Plusieurs niveaux d’action existent contre la domination par la langue. D’une part, il faut mener tout un travail intellectuel (que l’on soit diplômé·e ou non) sur la déconstruction du langage dominant et de revalorisation du langage dominé au moyen de journaux, livres, formations, cours, conférences, débats, etc.
Mais il s’agit aussi de mettre en route tout un univers culturel de réaffirmation et de réappropriation de soi grâce à de multiples formes d’expressions culturelles et populaires (chansons, le rap, théâtre populaire, graffiti, la vidéo, BD…)
Mais la lutte contre la domination par le langage passe également par la création d’espaces d’autosupport, d’auto-éducation et de soutien populaires dans lesquels des êtres humains se rassemblent à nouveau, échangent, discutent, agissent et se réapproprient leur histoire. Où ils se remettent debout, ensemble, pour regagner de la dignité culturelle et politique. Et diminuer l’impact de la domination culturelle. Ça peut paraitre tout bête, mais se rencontrer et se parler nous permet de nous renforcer. C’est d’ailleurs bien pourquoi dans le cadre de luttes sociales, les dominant·es ont toujours cherché à empêcher les dominé·es de se rassembler. Car dès qu’on commence à se rassembler, les processus d’émancipation se mettent rapidement en route.
On se rappellera d’ailleurs à ce propos des séquences propres à tous les mouvements de libération dans lesquelles le rôle de la parole et du langage est central. D’abord, se réunir et se parler sans forcément avoir un objectif clairement défini. En parlant, les gens se rendent compte qu’ils ont des problèmes. En échangeant sur leurs problèmes, ils se rendent compte qu’ils sont plusieurs à avoir le même problème : ce qui leur paraissait très personnel devient alors collectif. Ce qui permet de cesser de se sentir responsable du problème en question et enfin se pencher sur sa cause, en dévoiler les mécanismes et développer des leviers pour transformer les choses. Et, finalement, d’en arriver à passer à l’action pour transformer des situations d’injustice et refabriquer collectivement de l’égalité. C’est ce qu’à P.H.A.R.E. pour l’égalité nous appelons le processus d’auto-éducation populaire.
Il est donc possible de résister à cette hégémonie linguistique ?
Pour aller contre un pessimisme qui amène avec lui un sentiment d’impuissance, je voudrais attirer notre attention à tous et toutes sur le fait que les gens ne sont jamais en situation « d’incapacité » face à la domination. Des processus de résistance se déroulent en effet de manière permanente contre elle. Hier comme aujourd’hui, les populations dominées, les classes populaires, les minorités racialisées, se soutiennent et ont au quotidien des espaces de discussion et de critiques de la société.
Notre tâche, c’est de réinventer des espaces de rassemblement lorsque ces espaces-là manquent, mais aussi, et peut-être surtout, d’identifier les espaces d’auto-éducation populaire existant au quotidien. Des espaces où les gens se rassemblent déjà. Où ils réinventent la langue. Où ils créent des mots nouveaux qui permettent de lutter contre l’aliénation et de réinventer le monde de demain. Il s’agit pour nous d’accompagner le mouvement !
Jessy Cormont est un des auteurs du Dictionnaire des dominations (Syllepse, 2012) avec Saïd Bouamama et Yvon Fotia