Pour beaucoup de gens, y compris dans les mondes culturels ou militants, le jeu vidéo reste une pratique qui serait minoritaire et qui ne concernerait que des jeunes hommes (y domine la figure du « hardcore gamer » bloqué devant des jeux en réseau ultra violents). Ils associent rarement au jeu vidéo des pratiques vidéoludiques dont ils peuvent pourtant eux-mêmes faire preuve en jouant , à Candy Crush Saga sur leur téléphone, au Solitaire sur son PC, à FarmVille sur Facebook, au poker en ligne… Pourquoi cette perception différenciée d’avec leur pratique vidéoludique ?
On constate en effet un grand écart entre le nombre de gens qui jouent — parfois sans le savoir — au jeu vidéo dans toute leur multiplicité et les gens qui se perçoivent effectivement comme joueurs·euses. C’est assez étonnant et la variation des réponses d’une enquête à l’autre en rend compte, suivant la manière dont la question est posée. On a ainsi 36 % des Français·es qui répondent « Oui » à la question « Avez-vous joué à un jeu vidéo au cours des 12 derniers mois ? » dans l’enquête de l’Insee sur les pratiques culturelles de 2008 : les répondants ont tendance à associer le jeu vidéo à une pratique intensive sur console ou ordinateur à la maison. Mais on en arrive à 60 % des gens qui se reconnaissent comme comme joueurs ou joueuses dans une enquête plus fine menée en 2012 par Ludespace et qui pose la question en pointant les multiples pratiques possibles du média : sur son téléphone, dans les transports en commun ou les moments de pause au boulot etc. Et, surtout, en déclinant toute une série de possibilités ludiques notamment les jeux casual, les puzzles, les jeux de cartes, de chiffres et lettres, les jeux préinstallés comme le Démineur ou le Solitaire, les jeux de hasard en ligne, les simulateurs de vie comme les Sims, les jeux de danse et de musique… Chez les personnes âgées, cette différence est encore plus impressionnante puisqu’on passe de 4 % d’entre elles qui y ont joué si on parle seulement de « jeu vidéo » à 36 % si le questionnaire précise toute la gamme des loisirs vidéoludiques !
Et puis, il y a un certain stéréotype tenace concernant les gros joueurs de jeu vidéo, souvent perçus comme des ados ou jeunes hommes, blancs et issus des classes moyennes. Ceux ou celles qui ne correspondraient pas à ce profil, même s’ils/elles jouent beaucoup, vont d’elles-mêmes s’exclure de ces communautés de gamers et ne pas se représenter comme « un vrai joueur » ou « une vraie joueuse ».
Ensuite, dans les milieux des professionnel·les culturel·les et militants comme dans d’autres espaces sociaux, on reste soumis à une logique de distinction de classe. Or le jeu vidéo reste une pratique qui n’est pas du tout socialement valorisée. En tout cas jusque très récemment, on ne gagne rien socialement à se revendiquer comme joueur·euse.
Par ailleurs, on conserve un rapport très compliqué au loisir, en particulier dans le capitalisme contemporain néolibéral où domine l’idée qu’il faut tout le temps être productif. Du temps passé à une activité identifiée comme inutile, c’est donc très problématique, même si le discours se modifie petit à petit et qu’on commence même à entendre tout un discours utilitariste sur le JV. Par exemple des affirmations suivant lesquelles il améliorerait les capacités cognitives…
Justement, quel rôle occupe le jeu vidéo dans l’ordre capitaliste actuel ?
En fait, le statut du JV change à toute vitesse. Aujourd’hui, on doit non seulement continuer de convaincre que non, le jeu vidéo ne va pas vous rendre stupide, addict et violent (préjugés issus de différentes vagues de campagnes anti-JV marquées par la panique morale), mais on doit aussi désormais informer que non, les JV ne vont pas résoudre magiquement tous les problèmes sociaux, ni vous transformer en entrepreneurs de l’année non plus ! Le JV reste porteur de messages complexes et intriqués : c’est fondamentalement un outil d’entrainement au capitalisme néolibéral, mais d’un autre côté, c’est aussi un passe-temps associé aux classes populaires et démonisé en tant que tel pendant très longtemps. La réhabilitation du JV est donc un exercice délicat…
Un vieux débat agite d’ailleurs celles et ceux qui s’intéressent au JV : est-ce que les jeux sont des agents du capitalisme néolibéral qui socialisent les gens pour être toujours plus productifs et diffusent les idéologies dominantes, ou bien est-ce que ce qu’ils représentent au contraire des espaces de liberté et de subversion ? S’il est dur de trancher, le consensus va plutôt vers le constat que le JV est un produit de l’industrie du divertissement. D’une part, on ne peut pas contourner le côté matériel, le fait que les consoles sont produites dans des pays du Sud, en polluant atrocement et en ignorant tout code du travail. D’autre part, la manière dont est construit un jeu est porteuse de messages idéologiques souvent dominants. Mais, d’un autre côté, on a toute une frange de la production indépendante, je pense notamment aux jeux de Molleindustria [voir encadré], qui revendiquent le potentiel libérateur et subversif du JV et la possibilité de détourner les outils du capitalisme pour le critiquer.
Ce débat concerne aussi le jeu en général. Cela m’évoque les recherches de Stéphane Le Lay qui a étudié l’instrumentalisation du jeu dans le travail. Car la gamification du travail, c’est-à-dire la tendance à faire jouer les travailleur-ses pour qu’ils ne voient pas le temps passer et produisent plus que prévu, n’est pas chose nouvelle. Le Lay compare un jeu imposé par les managers dans un centre d’appel (type « celui qui réussit à placer un produit a droit de manger une gaufre ») et un jeu créé par des éboueurs-ses (où c’est à qui aura la plus gracieuse ou plus cool chorégraphie de mouvement dans le lancer de sacs). Quand le jeu est imposé verticalement, ça échoue, c’est vécu comme une infantilisation et comme une stratégie de manipulation. Quand le jeu émerge des travailleurs-ses eux-mêmes, ça peut vraiment devenir une réappropriation du geste du travail, du labour au sens marxiste.
Quelle est la place des jeux casual dans la société marchande ? À la fois d’un point de vue fonctionnel, en tant qu’outil pour tuer et rentabiliser le temps de moments jugés improductifs, et quant au modèle économique inscrit dans l’économie de l’attention (achat in-app, placement de produits, diffusion de publicité, monétisation des données des joueurs·euses, …) ?
On peut en effet constater une convergence entre les jeux de hasard et d’argent avec beaucoup de jeux casual. Des mécanismes de casino sont appropriés par ces jeux qui cherchent un modèle économique leur permettant d’extraire de l’argent des joueurs·euses sans avoir à leur faire payer un prix d’entrée ou un abonnement. On a toujours cette idée que le jeu étant facultatif, il devrait être gratuit — ce qui renvoie à notre rapport compliqué au temps libre et aux activités de loisir qui sont supposées ne rien valoir. Beaucoup de gens répugnent donc profondément à payer pour un jeu, en tout cas pour l’acheter. Mais payer dans le jeu, ou payer pour continuer à jouer comme le proposent certains jeux, c’est moins problématique. Les studios mainstream l’ont bien compris !
C’est pourquoi ils proposent d’une part l’importation des techniques de design du casino : forts stimulis visuels et sonores, signalement de la victoire de même intensité quel que soit le gain — donc qui donne l’impression d’avoir énormément gagné qu’on ait reçu 300 euros ou trente centimes -, dissociation entre l’argent payé et son équivalent dans le jeu (un euro est converti en 100 « gemmes » ou 10 « points »), ce qui fait perdre le fil des dépenses aux joueurs-euses…
De manière globale, on assiste dans le JV à un phénomène de « gamblification » (de l’anglais to gamble : jouer aux jeux de casino), c’est-à-dire de l’intégration de mécanismes des jeux de hasard et d’argent dans les jeux, en particulier les jeux casual et les jeux en ligne free-to-play (c’est-à-dire dont l’utilisation est a priori gratuite). D’autre part, on observe une similarité dans le modèle économique qui s’appuie sur la forte contribution d’une petite minorité de joueur·ses, souvent concerné-es par des formes d’addiction qu’on appelle les « baleines ». Ce sont des joueurs prêts à dépenser de grande quantité d’argent réel dans des jeux vidéo disposant de microtransactions.
Actuellement, ce sont des mécanismes de pari, avec de l’argent in-game (s’échangeant dans la devise monétaire en vigueur dans le jeu) ou de l’argent réel, qui sont au cœur du débat à l’instar des lootboxs, ces sortes de pochettes surprises contenant des éléments de jeu donnant droit à une personnalisation d’objets, de nouveaux personnages ou des améliorations de jeux. Généralement ce sont des actions ou échanges d’argent in-game qui déclenchent l’accès aux lootboxs (quand on achète un élément avec l’argent récolté au sein du jeu), mais on trouve aussi des lootboxs que les joueur·euses peuvent acheter en euros, avec donc de l’argent « réel ». Dans les deux cas ce sont des mécanismes de pari très similaires à ceux d’une machine à sous (pas de mobilisation des compétences de jeu, résultat aléatoire), et dans le second c’est extrêmement proche de la logique des jeux de hasard et d’argent. Il a même été débattu de la légalité de ce genre de lootboxs puisque les jeux de hasard et d’argent sont fortement régulés par l’Etat dans la plupart des pays. C’est d’autant plus séduisant pour les entreprises derrière les jeux que la rentabilité est inespérée : les joueurs·euses donnent de l’argent sans même attendre de l’argent en retour !
Si je fais une analyse sous l’angle du genre et l’inscription du jeu casual dans le quotidien sur base des travaux de géographie du JV menés par mon collègue Hovig Ter Minassian ou ceux d’Helen Thornham, on constate la place particulière des jeux casual dans la vie des femmes. On peut en effet constater une insertion du JV casual dans leur vie quotidienne, en particulier en lien avec le travail formel et informel, très genré, qu’elle réalise. Des constats que j’ai pu redoubler avec mes propres recherches puisque les femmes que j’ai interviewées au sujet de leur pratique du JV, et qui ont entre 60 et 70 ans, ont souvent commencé à jouer à des jeux casual quand elles travaillaient encore, à la pause avec des collègues. Elles ont ensuite étiré ce loisir dans leur temps de travail domestique du type « pendant que le repas cuit, je fais une partie ». Ce n’était pas quelque chose que j’entendais chez les hommes à qui je parlais…
D’un autre côté, si on se place cette fois-ci du côté de la critique sociale, on s’aperçoit qu’il est plus facile pour un·e créateur·trice indépendant·e, politisé·e, militant·es de produire un jeu casual qu’un jeu classique. Les jeux casual peuvent donc aussi tenir le rôle de cheval de Troie dans la production vidéoludique. On peut par exemple penser à la production des queer games (mettant en scène des problématiques liées aux LGBTQI+) comme A Normal Lost Phone de Accidental Queens. Dans ce jeu qui interroge le thème de la transidentité, on se retrouve à fouiller dans un téléphone perdu pour savoir qui est cette personne et pourquoi elle l’a perdu. Ou encore avec l’emblématique McDonald’s Videogame de Molleindustria qui nous met aux commandes d’un fastfood et critique cette industrie. Ces jeux à la marge, mais dévalorisés en tant que casual games, ont pourtant beaucoup de potentiel de subversion.
L’usage de jeu casual soulève une question éthique : est-ce qu’en raison de leur modèle souvent problématique (jeux qui poussent au micro-achat, captation des données…) il faut renoncer à leur usage dans des processus d’éducation populaire ?
Il y a un travail de curation important à réaliser pour sélectionner les jeux qui ont du sens le cadre d’atelier d’éducation populaire. Ce qui est d’autant plus difficile à effectuer que des jeux casual qui seraient très intéressants à utiliser en animation passent tout à fait inaperçus par rapport à de grosses machines marketing. J’ai par exemple découvert Hellink, un jeu d’aventure pour former au traitement critique des sources d’informations et déjouer les fake news totalement par le bouche à oreille. C’est un jeu pédagogique, intéressant et casual dans le sens où on ne fait rien d’autre que cliquer avec sa souris pour faire des choix.
Après, quels que soient les jeux choisis, qu’ils soient casual ou non, que leur modèle économique soit défendable ou non, il me semble nécessaire d’avoir une discussion sur le fait que les effondrements nous guettent et que, d’ici 30 ans, il est fort possible qu’il n’y ait plus de jeux vidéo du tout ! C’est un aspect assez indépassable. Et ce, malgré tout un mouvement de réflexion et de production de « green games », des jeux qui à la fois portent des messages écologiques et qui cherchent à être produits de la manière la moins polluante possible. Car on est quand même face à une impossibilité matérielle et écologique très fondamentale : les consoles, les ordinateurs, les smartphones sont des machines très polluantes à produire, très difficiles à recycler, à l’obsolescence programmée difficile à dépasser. Mobiliser des JV, y compris casual, va donc poser beaucoup de questions à la personne chargée d’organiser l’atelier. C’est bourré de paradoxes. Mais des paradoxes qui peuvent être riches à explorer avec les participant·es !
En animation d’éducation populaire, quel rôle pourrait avoir ces jeux casual, faciles d’accès, qu’ils soient porteurs d’une critique sociale ou au contraire porteurs d’idéologie dominante à décrypter ? Pourquoi les utiliser dans le but de développer une critique sociale ?
D’une part, tous les jeux portent des visions du monde et on peut donc en dérouler les soubassements idéologiques en groupe. D’autre part, rien que le fait de se voir en train de jouer peut supprimer beaucoup de blocages dans l’accès aux technologies ou pratiques qu’on s’interdit. Où on ne sait pas, on ne peut pas jusqu’à tant qu’on ait la manette dans les mains et qu’on s’en sorte très bien.
C’est aussi une excellente manière de faire venir des gens dans des espaces où ils ne viennent pas. Car il y a un côté magique dans le jeu, qu’il soit vidéo ou pas. Face à l’idée d’assister à une conférence, on peut se sentir non légitime, ça n’est pas familier et ça peut renvoyer au fait de ne pas avoir fait d’étude, qu’on ne va rien y comprendre… Tandis que venir jouer à un Bingo peut être beaucoup plus appétent, fut-il critique et portant sur « les techniques du care dans le grand âge ». Ou donc, venir jouer à des jeux vidéo politiques en atelier, j’aimerais beaucoup le voir !
Il faut savoir que si on souhaite mettre en place une animation en utilisant des jeux vidéo bien établis, le coût d’entrée est important en termes de temps et de difficultés d’apprentissage de la manipulation des manettes ou de l’interface, ce qui risque de rebuter beaucoup de gens. Les jeux casual sont en revanche pour ainsi dire prêts à l’emploi : on gagne temps et énergie pour se concentrer sur d’autres aspects. Ça peut s’avérer plus pratique pour la démonstration, surtout quand on connait le très bas sentiment de compétence face à des objets technologiques de beaucoup de catégories de la population. On oublie en effet souvent la proportion de gens qui n’ont pas de smartphones (un quart des Français·es tout de même), pas d’ordinateurs, pas internet et/ou qui ne savent pas s’en servir.
Par ailleurs, les non joueurs·euses ou les gens qui jouent peu, et qui peuvent constituer une grande partie des groupes animés, ont souvent l’idée préconçue que le jeu vidéo, c’est mal. Des jeux comme Counter-Strike (jeu de tir) ou Mortal Kombat (jeu de combat) sont considérés comme problématiques, non pas en raison de la masculinité militarisée qu’ils déroulent, mais parce que les participant·es au groupe ont été bombardés par différentes campagnes de dénigrement menées par des associations de parents, des syndicats de policiers, des associations religieuses, et certains partis politiques sur le mode de la panique morale et qui attribuaient aux jeux vidéo à contenu violent la responsabilité de crimes et violences dans le monde réel. Pour dépasser ces a priori, ça peut donc être intéressant d’aller voir des œuvres qui ont l’air plus innocentes, moins sanglantes, moins « flingues et baston », mettant en scène moins de violences et qui ne rentrent donc pas dans le viseur de cette panique morale, pour en pointer les messages politiquement néanmoins discutables.
Dans beaucoup de blockbusters du JV comme Fortnite, GTA, Call of Duty, Civilization, Sim City… le propos idéologique est relativement aisé à faire ressortir en travail de groupe. Par contre, pour des jeux casual comme Candy Crush Saga ou Angry Birds les choses seront moins explicites. Comment peut-on analyser les représentations sociales déroulées par ce genre de jeux ?
On peut d’abord y entrer par les graphismes. Sara Mosberg Iversen est une chercheuse qui a travaillé sur les représentations des grands-mères dans les jeux casual. Des dizaines de jeux de plateforme comportent un ou des personnages de grands-mères, souvent dans des représentations très stéréotypiques : elle est pourvue d’un tablier, d’un chat, d’un rouleau à pâtisserie… En regroupant et comparant cet ensemble de jeux, elle parvient à rendre compte de ce que disent ces stéréotypes. On peut donc tout à fait imaginer un animateur qui a regroupé un petit échantillon de jeux porteurs de tel ou tel stéréotype, diviser les participant·es en sous-groupe qui jouent chacun à un jeu différent. Puis, on échange ensemble, au cours du jeu ou après la phase de jeu, sur la manière dont les personnages sont construits : Comment la grand-mère est-elle dessinée ? Comment est le personnage féminin ? Est-ce qu’il y en a un d’ailleurs ? A ce propos, Marion Coville a étudié les représentations des héroïnes de jeu vidéo, de l’effacement à l’hypervisibilité, en prenant notamment l’exemple de Bayonetta (Jeu d’action). Cette chercheuse nous donne les outils nécessaires pour faire une analyse concrète de la représentation des femmes dans les JV qui peut tout à fait s’appliquer aussi aux jeux casual : à quels éléments visuels faire attention, quel est le rôle du gameplay [la mécanique de jeu], qu’est-ce qu’on sait sur les personnages féminins dans le JV historiquement ?
On peut ensuite se pencher sur la question des mécanismes. Et la question de base qui marche dans l’analyse critique de tout jeu c’est la suivante : qu’est-ce qu’on ne peut pas faire ? Une question qu’on peut d’ailleurs tout à fait traiter tout en jouant. Ça permet d’une part de souligner le message que propose le jeu (qui est souvent, dans les jeux casual, celui d’accumuler). Mais ça permet aussi de permettre aux joueurs·euses d’arrêter d’obéir aux jeux et d’aller farfouiller dans les coins, voir si on ne pourrait pas faire des choses interdites. Ce qui encourage des attitudes de subversion : certes on est contraint par des règles mais on peut tenter de jouer avec elles. En groupe, on peut donc s’entrainer, et s’habituer à ne pas faire ce que le jeu nous demande, notamment pour débusquer les valeurs et souligner les idéologies sous-tendues par leurs créateurs. Par exemple, si la seule action que je peux faire dans un jeu est de tuer ou d’ignorer, ça peut indiquer une certaine vision du monde… Comme les couples qu’il est possible ou impossible de former dans un jeu comme Les Sims (Simulateur de vie). C’est invisible mais néanmoins très puissant idéologiquement.
Vous étudiez les personnes âgées qui jouent au JV. Est-ce qu’elles entretiennent un rapport spécifique au JV ? Et est-ce que le JV peut aussi être un outil intéressant pour animer en éducation populaire des groupes composés d’ainé·es ?
Ce que j’ai appris de mon terrain, c’est que le sexe, la classe sociale ou le fait d’avoir ou non travaillé jouent bien davantage dans les pratiques de jeu vidéo que l’âge. On a des difficultés rencontrées dans le fait de commencer la pratique du JV qui sont similaires chez des enfants de 8 ans et chez des adultes de 68 ans type « je ne sais pas utiliser la manette, je ne sais pas où chercher des jeux, ça me soule… » Quand on joue, beaucoup de facteurs rentrent en ligne de compte : est-ce que notre entourage approuve ou pas ? Est-ce qu’on a d’autres gens avec qui jouer ? Est-ce qu’on a des sous à dépenser sur ce créneau-là ? De ce point de vue-là, les gens âgées ont une position spécifique. Notamment car ils sont bombardés par un discours du vieillissement réussi opposant au jeune sénior actif le vieux croulant en maison de retraite. Dans cette vision, pour réussir, il convient de travailler, investir, se sculpter, bien choisir ses activités, organiser son temps de manière optimale, rester actif typiquement s’occuper de ses petits-enfants et faire du bénévolat. Le JV commence à trouver sa place dans cette injonction à l’activité permanente.
Au niveau des ateliers possibles, je reste méfiante quant à la mobilisation des JV avec des personnes âgées car ils sont souvent prévus dans le but de « les aider » ou de « résoudre les problèmes de leur vieillissement », ce qui est souvent infantilisant et inefficace. Et provoque des réactions de rejet de la part des animé·es. Ce qu’on peut éviter si on sort de cette posture qui les renvoie à des malades pour adopter celle de l’éducation populaire, qui les place comme des êtres politiques dans une société qu’ils contribuent à construire. Ça permet de ne pas les renvoyer uniquement à une identité de personnes âgées comme peuvent l’induire des ateliers tricot ou de récit de vie autour de leur mémoire. Une bonne formule, c’est d’accompagner les gens techniquement mais de leur laisser beaucoup d’autonomie sur ce qu’ils ont envie ou non de faire avec.
Notons aussi qu’il existe une demande de faire des activités autour de ces outils de la part de groupes de gens âgés chez qui ça répond à toute une biographie antérieure : ils et elles ont souvent vu arriver l’informatisation, savent faire et voudraient se mettre au goût des outils du jour. Car, en réalité, l’informatique et les jeux vidéo, c’est vieux !
Molleindustria ou la critique sociale mise en jeu vidéo
Collectif indépendant, marxiste et radical, Molleindustria propose depuis 2003 des jeux casual destinés à porter la critique sociale dans et par le jeu vidéo pour fonder un divertissement de gauche tout en déconstruisant les codes et mécaniques des jeux mainstream ! Porté notamment par l’artiste Paolo Pedercini, il met à disposition des dizaines de mini-jeux (souvent gratuits). Il peut s’agir de parodie des simulations de business comme Oiligarchy qui vous place comme magnat du pétrole ou le célèbre McDonald’s Videogame en patron d’une chaine de fastfood, prêt à exploiter terres, animaux et employés, pour mieux critiquer ces industries. Mais il s’agit aussi de réflexion au sujet du travail et de l’aliénation comme Every day the same dream ou TuboFlex où on joue le rôle d’un travailleur temporaire. Ou encore de la masculinité militarisée dans Unmaned, on l’on joue un pilote de drone qui envoie des bombes de 9 h à 17 h et s’occupe de sa petite famille le reste du temps. Sont aussi proposés d’autres bonbons gauchistes comme la lutte contre les curés pédophiles (Operation: Pedopriest) ou encore le Democratic socialism simulator vous mettant dans la peau d’un Bernie Sanders qui aurait gagné l’élection US. Décidemment, non, le jeu vidéo n’est pas qu’un opium du peuple ! (AB)