Pourquoi le digital par défaut devient de plus en plus la norme dans l’offre de services d’intérêt général ?
L’enquête qu’on a menée auprès de concepteurs qui transformaient des services d’intérêt général en service numérique a mis en lumière un impensé qui traverse plus largement notre société : on ne questionne plus le bienfondé du passage au numérique, c’est jugé par défaut bénéfique. Il serait nécessairement à l’avantage des usagers qui bénéficieraient ce faisant forcément d’une offre de meilleure qualité… On ne se demande donc plus du tout si c’est pertinent de numériser tel ou tel service, avec quels effets, pour qui et pourquoi ? C’est perçu comme une évidence, celle d’un progrès technique qui entraine le progrès social dans l’ensemble de la société ; celle d’un processus inéluctable, voire naturel. La seule question qui reste, c’est celle du mode opératoire : comment on s’y prend ? Cet impensé masque le fait que derrière des choix technologiques reposent toujours des choix politiques.
L’un des grands leitmotivs dans le discours des concepteurs, c’est de mettre en avant l’idée de l’accessibilité numérique 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Ils posent cette nouvelle accessibilité numérique comme une équivalence à la proximité des services publics sur le territoire qui existaient auparavant, avec des guichets proches des lieux de vie de chacun. La proximité n’existe plus, mais elle serait avantageusement remplacée par l’accessibilité numérique. Or, cette équivalence entre numérique et face-à-face ne me parait pas du tout légitime.
Pourquoi ce n’est pas équivalent ?
D’abord parce que pour savoir utiliser les technologies numériques, en tout cas de manière à ce qu’elles nous apportent des bénéfices sociaux, il y a tout une série d’exigences implicites.
La première exigence, c’est celle de pouvoir payer, non seulement le coût de l’équipement de qualité, mais aussi d’une connexion internet suffisante pour pouvoir réaliser des démarches parfois très sophistiquées. On a bien vu que c’était un élément fondamental lors de la crise sanitaire, quand tout s’est mis à passer par le numérique, puisque beaucoup de personnes n’avaient pas un accès ou un matériel suffisant pour pouvoir faire toutes les démarches en ligne.
Autre exigence, posséder des compétences de base en lecture et en écriture. Les situations d’illettrisme se voient ainsi fortement renforcées puisque les interfaces sont essentiellement basées sur l’écrit. D’autant qu’il n’y a plus de professionnels de l’administration pour aider en face à face la personne en difficulté. Ceci est désormais à la charge de l’usager. En plus de ces compétences de base, il faut également maitriser un ensemble de compétences numériques, qui ont comme caractéristique d’être en constante évolution et sont donc à renouveler constamment. C’est très éprouvant et évidemment pas à la portée de tout le monde.
Et puis d’autre part, contrairement à l’idée reçue, les technologies numériques ne sont pas neutres. Les différentes couches qu’elles recèlent sont le résultat de multiples choix de conception qui incarnent les valeurs et les priorités de ceux qui les font. Ces choix orientent ensuite les types de comportements qu’on peut avoir ou non dans les usages. Pour concevoir l’interface d’un service, on a donc dû réaliser un grand nombre de choix qu’on masque sous cette apparence de neutralité. Par exemple celui de privilégier l’email, et donc l’écrit formel, sur d’autres formes d’échange pour communiquer avec l’administration. On peut aussi songer à un vocabulaire souvent très loin des réalités des usagers, truffé de mots techniques ou en anglais. Il peut aussi s’agir d’imposer le fait de posséder une version récente d’un système d’exploitation ou d’utiliser des logiciels propriétaires faits par des géants du web pour pouvoir faire tourner le service en question, et ce au détriment de logiciel libre.
Quels sont les conséquences sociales et les effets discriminatoires de cette numérisation à marche forcée ?
À partir du moment où on supprime toutes les alternatives hors ligne de services publics, et qu’ils deviennent conditionnés par l’accès et l’usage d’une technologie numérique, on risque d’amplifier le phénomène de non-recours à des droits sociaux fondamentaux. En effet, avec la disparition d’une médiation humaine au guichet, on perd un facilitateur qui pouvait non seulement rappeler la possibilité d’accès à certains droits à un usager, mais aussi se charger d’activer le droit à sa place s’il se retrouvait en difficulté. Tout le monde n’ayant pas forcément un tiers qui peut l’aider dans ses démarches, se retrouver seul devant un écran aboutit fréquemment à des abandons.
Si ce non-recours aux droits sociaux touche particulièrement les publics précarisés, ceux qui ont d’ailleurs le plus besoin de réaliser ces démarches pour obtenir des aides sociales, il concerne aussi une large partie de la population. On estime ainsi que 40 % des 16 – 75 ans en Belgique toutes catégories sociales confondues (un chiffre certainement plus élevé si on ajoutait les plus de 75 ans que l’enquête exclut – un choix d’ailleurs contestable) sont des non-utilisateurs des technologies numériques ou bien ont des compétences numériques dites « faibles ». Ces personnes ne sont pas en situation d’exclusion pure et dure, mais en situation de vulnérabilité numérique, c’est-à-dire sans autonomie face à la machine, et donc bien souvent en difficulté dans leurs démarches administratives numérisées. Elles sont donc fréquemment obligées de demander une aide extérieure, de proches ou d’associations type Espaces publics numériques, ce qui pose parfois des questions concernant le respect de la vie privée.
Si c’est la numérisation de ces services qui empêche ou rend compliqué la menée des missions d’intérêt général de ces services, n’y a‑t-il pas alors nécessité à conserver (ou recréer) une alternative non numérique et humaine systématique ?
Je prône en effet de maintenir le plus possible une alternative non numérique : la médiation humaine doit rester fondamentale. À condition bien sûr que ces alternatives hors ligne soient de qualité égale à ce qui est proposé en ligne, ce qui passe évidemment par la proximité. Or, on entend souvent de la part des pouvoirs publics dire qu’il faut développer une offre numérique qui doit rester complémentaire à l’offre non-numérique quand dans les faits, l’idée est bien de supprimer progressivement le non numérique, ou alors, de le conserver, mais dans une version dégradée. Ainsi, si on maintient des guichets, on les regroupe dans les villes et on les fait disparaitre des villages et des zones rurales.
Comme Jacques Ellul, grand penseur critique de place de la technique dans le monde contemporain, le pointait déjà dans son ouvrage La Technique ou l’enjeu du siècle, publié en 1954, il y a une forme de sacralisation de la technique. Ce qui entraine une grande difficulté à pouvoir prendre des distances avec son usage et laisse de moins en moins d’espace pour en interroger la pertinence du « tout numérique ». Il faut pourtant oser mettre en cette question en débat : la solution aux maux de la société est-elle toujours numérique ? Je ne dis pas qu’elle ne doit jamais l’être, ça peut parfois nous apporter des facilités dans notre quotidien. Mais la numérisation est-elle vraiment pertinente dans toutes les situations ?
Est-ce qu’on ne numérise pas aussi pour compresser des dépenses, économiser sur la location d’espaces, licencier du personnel… C’est à relier avec la politique d’austérité et au définancement des services publics ?
Une des motivations en mettant leurs services en ligne, c’est en effet celle de réduire fortement les coûts. Ça questionne évidemment plus largement la place qu’on souhaite donner aux services publics dans nos sociétés, au financement qu’on leur accorde ou pas, à la marge de manœuvre qu’on leur laisse.
Les outils numériques marchands et propriétaires sont devenus omniprésents dans tout un ensemble de services publics, spécialement depuis le confinement. L’exemple emblématique, c’est Zoom ou Teams à l’université. Pourquoi ce réflexe immédiat de se tourner vers ces outils-là ?
C’est vrai que c’est un peu paradoxal, car beaucoup d’acteurs critiquent, du moins dans leur discours, les géants du web et les dérives de leurs pratiques monopolistiques. Dans le même temps, la plupart d’entre eux y ont plus que jamais eu recours pendant le confinement. Non seulement en raison de la brutale surpression d’alternative hors ligne, mais aussi plus globalement en raison de la très faible promotion d’alternatives à ces logiciels propriétaires, y compris dans des lieux comme l’université où se développe pourtant un rapport critique vis-à-vis de ceux-ci. Une hypothèse plausible de leur rapide diffusion/adoption dans un contexte d’urgence est celle de leur grande facilité d’utilisation, leur user friendliness comme on dit en anglais. Leurs interfaces intuitives et conviviales ou, pour reprendre les termes des développeurs et designers, naturelles car invisibles pour les utilisateurs, ressemblent à celles qu’ils utilisent par ailleurs et qui ont tant de succès partout dans le monde. C’est d’ailleurs cette facilité d’adoption et cette familiarité qui justifie le choix de certains concepteurs de services publics de placer un bouton Facebook sur leur plateforme numérique. Ce qui pose évidemment question en tant que services publics : quelle est l’implication d’une telle présence d’un GAFAM au niveau de la protection des données personnelles des utilisateurs sur une plateforme poursuivant une mission d’intérêt général ?
Quelle stratégie de digitalisation les pouvoirs publics pourraient-ils mettre en place pour que les services d’intérêt général qui sont mis en ligne ressemblent à des services d’intérêt général ?
Outre le maintien d’une alternative non-numérique, l’idée est effectivement de prôner des services numériques qui soient plus adaptés aux usages sociaux de toute une partie de la population qui n’est pour l’instant pas prise en compte. Ainsi, de plus en plus de service proposent d’autres canaux d’interaction et de communication que l’email, comme le téléphone ou les messageries instantanées, qui sont plus proches de pratiques culturelles populaires.
On recommande aussi de veiller à créer des applications mobiles ou des services sur ordinateur qui soient aussi compatibles avec des versions plus anciennes de systèmes d’exploitation, pour ceux qui n’ont justement pas les versions dernier cri de matériel ou logiciel. Afin qu’ils puissent aussi s’emparer de ce service avec leur vieil ordinateur ou vieux téléphone.
Réfléchir à des critères de services inclusifs passe aussi par une meilleure prise en compte dans chaque phase de la conception du service des usagers dans leur diversité et non plus seulement de l’usager standard « mobile et connecté », dominant dans l’imaginaire des ceux qui développent et fournissent les services numériques. Les concepteurs doivent donc plus souvent associer au développement ces publics minorisés (seniors, personnes en situation d’illettrisme, personnes en situation de grande pauvreté…) mais pas seulement. Plus généralement ceux qui sont peu ou pas connectés, ceux qui disposent d’outils numériques anciens ou limités. On devrait prendre en compte la réalité de situations d’usages multiples. C’est toute la question d’une conception inclusive de ces services qui doit se faire pour et avec les usagers. Et au premier chef, interroger en amont avec eux la pertinence ou non de développer tel ou tel service en numérique, pas seulement de tester son efficacité une fois le prototype développé, prêt à être mis sur le marché. Leur demander tout simplement : le développement de ce service numérique est-il une réponse adaptée à vos besoins ?
Ce ne serait donc plus seulement « comment rendre ce service numérique plus efficace ? »…
La performance du service personnalisé rendu à l’usager-consommateur, est-ce vraiment cela que l’on attend en priorité de services émanant d’organismes d’intérêt public ? C’est un grand débat qui dépasse largement la question de leur numérisation. Il touche plus globalement à la conciliation des exigences de quête de résultats au cœur du projet actuel d’évolution des organismes publics, d’une part, et des valeurs qui fondent traditionnellement leurs missions (intérêt général, égalité, neutralité, continuité), de l’autre.
Une version synthétique de l’enquête de Périne Brotcorne et Patricia Vendramin, « Une société en ligne productrice d’exclusion ? », est à consulter ici.