Plus de 50 jours après le début de cette crise, qu’en est-il du matériel qui manquait cruellement, notamment les protections comme les masques FFP2 ?
Pour ce qui est des moyens de protection, il manque toujours et s’équiper correctement relève plutôt de la débrouille. Il faut savoir que dans certaines institutions hospitalières, du personnel infirmier a changé de métier puisqu’on a créé des ateliers de couture où des infirmier-es fabriquent des masques et des tabliers… Les masques FFP21 disponibles sont en principe destinés en priorité aux unités de soin critiques, là où la charge virale est la plus importante, comme les unités de soins intensifs et les « unités Covid » qui accueillent les patients porteurs de symptômes de la maladie. Mais ils ne sont pas toujours en nombre suffisant. Les soignant·es en sont généralement équipés, mais doivent donc parfois se contenter de ces masques en tissus fabriqués en interne auxquels elles rajoutent éventuellement des visières en plexiglas. En dehors de ces services liés au Covid, dans les services dits « Lits propres », les masques manquent très souvent. Or, dans ces services, on peut pourtant aussi contracter le Covid-19. Il est ainsi arrivé que des patients hospitalisés par exemple pour une opération urgente, qui n’avaient pas de symptômes et qui étaient venus pour autre chose que le Covid-19, se mettent à un moment donné à « chauffer ». Et testés, qu’ils s’avèrent porteurs du nouveau coronavirus. Ils sont alors immédiatement transférés au service Covid mais en attendant, tout le personnel soignant qui s’en est occupé jusque-là, sans masques et protection donc, et qui lui n’est pas testé, peut potentiellement l’attraper et le transmettre. Il faudrait donc mettre à disposition des protections pour tout le personnel et tester tous les patients accueillis à l’hôpital et les soignants de tous les services, mais on ne peut pas le faire faute de matériel…
Pourquoi ces pénuries ? Et comment y avez-vous fait face ?
La cause de ces pénuries, c’est le manque de préparation de beaucoup d’institutions hospitalières qui n’étaient pas prêtes à venir voir la première vague de malades. On peut difficilement leur en vouloir, car elles ont suivi en cela les directives de la ministre de la Santé, Mme Maggie De Block, dont on se souvient qu’elle a tout fait pour minimiser l’ampleur de cette crise et la dangerosité du nouveau coronavirus. Certains hôpitaux ayant flairé l’importance de ce qui allait arriver, ont décidé de passer outre ces directives et se sont heureusement procurés le plus de protections possible. Ce qui a permis de constituer un stock d’urgence en masque dans lequel l’État a dans un premier temps pu puiser, faute d’avoir voulu constituer le sien, afin de les répartir dans les différents hôpitaux. Toute la saga autour des masques perdus, volés, mal adaptés, pas aux normes qui a suivi, a donné beaucoup de faux espoirs aux soignant·es qui attendaient du matériel efficace pour se protéger et protéger les patients. Cela a provoqué déception et renforcé la nécessité de devoir nous débrouiller par nous-mêmes. Car si on avait attendu ce matériel de l’extérieur, on n’aurait jamais pu travailler.
On a donc fait comme on pouvait. Des appels à la population, aux amis, aux voisins, priés d’amener le matériel dont il disposait dans les hôpitaux, ont été lancés. Pour les tabliers, on a été jusqu’à travailler avec de tabliers de boucher, ou des tabliers en sac-poubelle… C’est une débrouille qui a fonctionné en posant des restrictions aux règles d’hygiène élémentaires. Par exemple porter un masque toute une journée entière (on écrit son nom dessus). Ou encore, il faut savoir que, normalement, un masque chirurgical ne doit pas être porté plus de 4 heures. Or, dans certains services, on les a portés deux jours de suite… Résultat de cette précarité dans la protection et ce manque de matériel, de nombreux soignant·es sont tombés malades, contaminé·es par le Covid-19. La responsabilité du politique, qui a par exemple décidé la destruction du stock stratégique sans le renouveler est criante. Aujourd’hui encore, on reste dans une débrouille constante. Les ateliers de couture n’ont pas fermé et les masques FFP2 et chirurgicaux sont loin d’être fournis en nombre suffisant aux soignant·es qui en ont besoin.
Et au niveau du moral du personnel soignant après 50 jours de travail si intense et dans des conditions si précaires ?
Évidemment beaucoup de fatigue. Physiquement, c’est un travail difficile qui nécessite une prise en charge lourde. On est au chevet du patient à réaliser des soins durant une longue période, en ayant très chaud du fait des différentes couches de protections portées (uniforme + plastique + masque FFP2 très serré + visière).
Mais c’est également très pesant moralement. Nous avons fait face à des difficultés auxquelles nous n’avions encore jamais été confrontées qui sont liée à la manière dont les patients meurent du Covid-19, c’est-à-dire seuls. En effet, le patient Covid n’a pas droit aux visites et au soutien de ses proches et c’est exclusivement le personnel soignant qui l’accompagne dans le processus, qu’il s’agisse de guérison ou non. En tant que soignant, on fait certes face à la mort régulièrement, mais pas comme ça. C’est quelque chose qui normalement se prépare, prend place dans un processus d’ensemble réunissant soignants et proches du patient. Ici, on se retrouve à transmettre les derniers messages d’une fille à son père dans son lit de mort ou à devoir promettre à un fils ou un mari que sa maman ou son épouse gardera bien son alliance au doigt après sa mort… C’est quelque chose qui représente une charge mentale très lourde pour les soignant·es.
Avec le déconfinement qui s’amorce, le nombre de patients arrivant dans les hôpitaux pourrait bien exploser. Or, comme vous le soulignez, le personnel soignant est épuisé moralement et physiquement. Des moyens supplémentaires ont-ils été dégagés pour la Santé ?
Actuellement, les taux d’hospitalisation et de sorties s’équilibrent. Il y a de moins en moins de cas de Covid-19. D’ailleurs, des services Covid ont fermé dans certains hôpitaux. Mais on va rentrer dans une phase de déconfinement dont ne sait pas ce qu’elle va donner… La crainte ici, c’est de voir deux vagues arriver. Une deuxième vague Covid d’une part. Et d’autre part, en raison des fermetures des services de consultation (sauf pour cas urgents), on s’attend à une vague de patients qui ont laissé s’aggraver un problème de santé durant le confinement qui aurait pu être réglé s’ils s’étaient présentés rapidement. On a en effet constaté que la fréquentation des urgences a fortement chuté. Sans compter les patients dont les opérations ont été postposées (les blocs opératoires étant fermés), et qu’il va falloir redécaler. Ces différentes vagues risquent de se conjuguer et de faire mal. Aucun moyen supplémentaire, ni humain, ni matériel n’a été annoncé. On se demande comment on va tenir si cela se produit… Et puis, de toute manière, face au peu de rentrées d’argent de ces dernières semaines, la logique de rentabilité à l’œuvre à l’hôpital risque fort d’entrainer des pressions et l’obligation pour les soignant·es de mettre les bouchées doubles pour récupérer le déficit budgétaire.
Si l’arrivée du coronavirus a révélé au grand jour l’ampleur de l’affaiblissement du système de soin de santé, les problèmes sont plus anciens. Comment le collectif La Santé en Lutte est-il né et contre quoi se bat-il ?
Le collectif La Santé En Lutte a d’abord été actif à Bruxelles pour faire face aux politiques d’austérité et à la pression intenable. Il vise à faire entendre la voix du terrain dans la société et à donner la place à l’expression des travailleur-euses de terrain, pour qu’ils puissent crier leur colère, parler de leurs expériences et de ce qu’ils vivent dans leurs institutions. Il faut savoir que dans le secteur infirmier, on avait souvent peur de parler par peur de représailles. Mais la pression s’est avérée telle que la cocotte-minute a vu son couvercle sauter : à Bruxelles, des courageuses ont commencé à le revendiquer haut et fort et ont donc cessé de souffrir en silence. Le 3 juin 2019, l’ensemble du personnel du réseau Iris à Bruxelles s’est mobilisé et une AG le 21 juin a abouti à la création de notre collectif. La Santé En Lutte, ce sont des soignant·es, majoritairement des infirmières et aide-soignantes, rejointes par quelques médecins, mais ce sont aussi toutes celles et ceux qui sont sur le terrain : brancardiers, kinés, aide-logistiques, technicien·nes de surface… Avec ce premier mouvement, on s’est rendu compte qu’on pouvait parler, qu’on avait le droit de le faire. Les mouvements se sont multipliés. Par exemple « Les mardis des blouses blanches » en juin 2019, mais hélas, avec peu de suivi médiatique et d’impacts au sein de la population.
Avec la crise du Covid-19, tout ce qui était étouffé éclate au grand jour. Et nos revendications touchent désormais énormément de gens, qu’ils soient soignants ou non, car ils se reconnaissent dans le système des soins de santé. En effet, avec l’irruption de ce coronavirus, c’est la Mort qui vient toquer à chaque porte. Les gens se disent : « Si je l’ai, je risque de mourir ». Avec les images en provenance d’Italie, particulièrement dures, on s’est dit : voilà ce qui nous attend. Tout cela a fait que les gens sont devenus beaucoup plus sensibles à la question des soins de santé qu’avant. Leur regard a changé et ils se rendent bien compte qu’il y a un problème qui va même au-delà de la seule structure hospitalière, mais qui se situe à un niveau politique. Beaucoup a donc été mis en lumière : les effets des politiques d’austérité, le fait que ce sont des métiers mal considérés, qui ne bénéficient d’aucune reconnaissance professionnellement ou au niveau salarial, que nos revendications et alertes répétées n’ont jamais été entendues par notre chère ministre de la Santé, Maggie De Block, elle qui a même été jusque dire : « Si les infirmières se plaignent, c’est qu’elles ont du temps » ! Cette prise de conscience va-t-elle persister au-delà de la crise ? L’avenir nous le dira, mais on espère que ça va tenir dans le temps, et que les citoyen·nes réalisent qu’ils ont autant leur mot à dire que nous soignants sur notre système des soins de santé, financé par leurs impôts et leurs cotisations. On a en tout cas besoin de tout le monde pour pouvoir faire corps dans ce combat.
Une des solutions pour faire face à des crises sanitaires comme celle du Covid-19, qui vont sans doute se reproduire à l’avenir, et pour renforcer l’hôpital public serait-elle d’embaucher des bras en plus dans la Santé ?
On est en effet, nous sommes en manque d’effectifs sur le terrain. Ce n’est même pas La Santé en lutte qui le dit mais un rapport du KCE (Le Centre fédéral d’expertise des soins de santé) datant de 2019 et qui a pointé le fait qu’il fallait plus d’infirmier·es par patient, qu’on était arrivé dans une zone critique. L’OMS également ne fait que répéter que des États comme la Belgique doivent impérativement investir dans les systèmes de soin de santé. Il est indispensable de refinancer l’hôpital, d’augmenter les effectifs et de revaloriser le métier.
Mais pour autant, je pense que même si on embauchait massivement, le problème perdurerait. Car beaucoup de soignant·es quittent régulièrement la profession, écœuré·es de la manière dont elle se transforme. Des infirmier·es, des diplômé·es il y en a. Mais pour les maintenir dans ce travail, il serait nécessaire d’opérer un changement organisationnel au sein des institutions de soin qui sont passées au « new public management », c’est-à-dire à un management de type industriel. Aujourd’hui, on manage des équipes comme celles qui travaillent dans les usines. Les chefs de service ou les médecins sont évalués sur leur taux d’activité et pas sur la qualité de leur soin. L’être humain disparait complètement, y compris de plus en plus dans les soins infirmiers qui pourtant essayent de ne pas se laisser entrainer dans ce discours de rentabilité. Au sein des hôpitaux, les directions générales ne voient plus des êtres humains ou des pathologies, mais perçoivent tout de manière technocratique, en termes de chiffres et d’objectifs à réaliser alors que nous, sur le terrain, on tente de continuer à traiter de l’humain. Car, rappelons-le, la médecine reste une activité qui se réalise d’homme à homme ! Il y a donc une fracture profonde : ceux d’en haut ne nous comprennent pas et nous ne comprenons pas leur façon de manager.
L’un de vos slogans, c’est d’ailleurs « Soigner demande du temps, pas de l’argent »…
Je travaille depuis 15 ans. Durant cette période, j’ai vraiment pu observer la détérioration progressive de nos conditions de travail. On a commencé à travailler à flux tendu suite aux restrictions budgétaires et aux politiques d’austérité qui étaient derrière. Le personnel soignant a été progressivement mis sous pression et on doit travailler toujours plus avec moins. On doit toujours faire vite. Les durées d’hospitalisation diminuent : il faut mettre dehors les patients le plus rapidement possible… Le jour où un directeur infirmier est descendu nous voir pour nous parler de chiffres, de taux d’occupation, de rentabilité au lieu de discuter avec nous de la qualité des soins, j’ai senti que c’était le début de la fin. Pour moi, c’est terrible : cela signifie qu’on ne va plus vous prendre comme un patient, comme un être humain à soigner mais qu’on rentre dans une autre logique : celle d’une relation de vendeur à client. Ramener l’humain au cœur des soins et faire bloc contre ce new management, c’est quelque chose qui anime La Santé En Lutte. Car si vous faites ce métier, c’est pour soigner des gens, pas pour faire du chiffre. En perdant de vue cette dimension-là, on crée une perte de sens chez le personnel soignant, une démotivation voire un dégoût chez celles et ceux qui croient à ces valeurs : on a juste envie de claquer la porte et de faire autre chose ! Moi-même, écœurée par cette tendance, j’ai repris mes études et je suis en reconversion. C’est un métier qui pourtant me passionnait.
La crise du Covid-19 a mis de manière indiscutable en lumière une injustice sociale : les métiers les plus utiles socialement sont les moins bien rémunérés et les moins bien valorisés. Comment faudrait-il s’y prendre pour revaloriser les métiers de soignant·es ?
Une revalorisation du métier passerait par la reconnaissance de ce qu’on est et de notre point de vue, du fait qu’on existe en tant qu’acteur de la santé à part entière. Durant toute cette crise, on a invité sur les plateaux de télévision des politiques, des épidémiologistes, des virologues, des médecins, mais pas de représentants du personnel infirmier pour s’exprimer et expliquer ce qu’on est en train de vivre et ce qu’on souhaiterait.
Une prime a été évoquée, et en gros, le message c’est : « Merci d’avoir fait votre boulot, maintenant lâchez-nous ! ». Mais ce n’est pas ça qu’on veut. Nous, on a besoin d’une reconnaissance concrète de notre métier, y compris de nos études. Rendez-vous compte : on a vu des infirmier·es stagiaires de 4ème année mis par les écoles en renfort sur le terrain, exposés à tous ces dangers, et qui n’auront même pas un balle. Ils s’exposent littéralement pour rien !
Cette reconnaissance semble bien lointaine comme en témoigne l’Arrêté royal entré en vigueur ce 4 mai, imposé par le gouvernement sans concertations ni débats, dans le cadre des pouvoirs spéciaux, et qui permet « temporairement l’exercice de l’art infirmier par des professionnels de soins de santé non qualifiés ». Non seulement on autorise la réquisition du personnel des services de soins de santé, peines de prison à la clé pour les récalcitrant·es, comme si nous ne nous étions pas mobilisés au maximum de nos forces et de nos possibilités ces dernières semaines, dans des conditions précaires et au péril parfois de nos vies. Mais en plus, en créant la possibilité de faire appel à des professionnels de soins de santé, non qualifiés pour cela, d’exercer comme infirmier, on balaye d’un revers de la main nos quatre années d’étude et de stages, notre expertise et notre savoir-faire acquis sur le terrain pour réaliser des actes de soin qui requièrent des compétences précises. Au lieu d’enfin nous reconnaitre, le gouvernement a au contraire décidé de dégrader encore plus notre métier ! Et de mettre en jeu la sécurité du patient en le confiant à des personnes non qualifiées pour ces soins. Ils sont en train d’essayer de combler de manière autoritaire et insensée un manque d’effectifs dont ils sont eux-mêmes les responsables.
Une reconnaissance doit aussi bien sûr passer par une revalorisation salariale : on preste de longues heures et on s’expose à beaucoup de dangers comme celui d’être contaminé – par le Covid-19 comme d’ailleurs par d’autres pathologies. À ce propos, des soignant·es ont été infectés par le coronavirus et certain·es en sont mort·es. Or, on n’en a jamais parlé dans les médias, à la télévision. Le dire, tenir un décompte de ces morts à part du nombre total de morts du Covid-19, ce serait aussi un élément de reconnaissance, et le rappel que ce personnel de terrain risque sa vie. C’est pourquoi La Santé En Lutte essaye de répertorier l’ensemble des soignant·es qui sont décédé·es au cours de cette crise, pour rendre visible ce phénomène en Belgique. Actuellement, on en est à 8 morts. La dernière personne en date, c’est Carmen, une infirmière des soins intensifs de 51 ans, qui travaillait dans un hôpital bruxellois. On l’a appris par ses collègues, sinon, sa mort serait passée totalement inaperçue, ce qui nous parait totalement anormal.
Ce sont des morts qui auraient pu être évitées si ces soignant·es avaient reçues les protections adéquates ?
Certainement. C’est clairement un défaut de moyens sur le terrain qui amène aujourd’hui à des contaminations. Mais il y a aussi la fatigue. Quand vous prestez 12 heures par jour pendant sept jours, à un moment donné, vous êtes sur les genoux. Et c’est là que vous pouvez commettre des erreurs qui peuvent vous être fatales : mal retirer son masque ou faire un geste à ne pas faire peut suffire.
On entend parfois dire que le système de santé en Belgique a « tenu le coup » pendant la crise. Avec un dernier bilan de plus 8415 morts (au 7 mai 2020) dont près de la moitié en Maison de repos, avec 8 soignants décédés durant cette crise, avec beaucoup de morts évitables, cela peut paraitre étrange…
On a eu des capacités, on avait des lits, on n’a globalement pas été débordé pour la simple et bonne raison qu’on a laissé mourir des vieux dans les Maison de repos ou chez eux… Les chiffres montrent ainsi que les personnes âgées sont essentiellement mortes dans les Maison de Repos et pas à l’hôpital. Et ce, parce qu’on a tout bonnement souvent empêché les transferts vers l’hôpital de personnes âgées résidant en Maisons de repos, comme l’a indiqué le Dr. Vincent Fredericq, secrétaire général de la Fermabel (La fédération des Maisons de repos de Belgique). C’est un choix stratégique dû à la peur de voir se répéter en Belgique la situation observée en Italie : des hôpitaux débordés, des gens dans les couloirs, en train d’étouffer assis sur des chaises… Et de fait, en « Unités Covid », c’est-à-dire le lieu de triage où transitent les patients testés positifs avant d’être admis ou non aux soins intensifs, beaucoup de personnes âgées de 80 à 90 ans, déjà sous oxygène, ont reçu un palliatif et ont été renvoyées chez elles. C’est donc un peu hypocrite de dire qu’on s’en est bien sorti. Ça me met en colère, car on a choisi de décider d’un âge au-delà duquel on ne pourra plus être soigné… Des personnes, même de plus de 80 ans, qui n’étaient pas dans un état général de santé totalement dégradé auraient pu être hospitalisées et guérir. On est loin d’avoir tout fait pour les sauver.
Qu’est-ce que vous pensez de certains mots utilisés à votre sujet par les médias ou dans les discours politiques. Par exemple le vocabulaire militaire (soignants comme « soldats en première ligne » d’un combat contre le coronavirus) ? Ces mots ne suggèrent-ils pas de manière perverse qu’on pourrait vous sacrifier, que vous devriez faire preuve de discipline et aller au front sans vous plaindre ?
C’est vrai qu’en raison du manque de matériel de protection ou de tests, on peut se sentir envoyé comme de la chair à canon, sauf qu’on ne va pas au front mais qu’on va aux soins. On part soigner les gens. Je ne suis ni un soldat, ni une guerrière, ni une héroïne, je suis une soignante. Il y a un décalage entre les gens d’en haut qui disent « vous êtes nos héros, vous allez nous sauver, vous nos braves soldats » et ceux qui sont sur le terrain, les soignants, et dont en fait, ça fait partie du métier que de risquer d’attraper les maladies des patients. C’est un peu de la manipulation car pour le Covid-19, c’est surtout dû au fait qu’on avait, et qu’on n’a toujours pas, les moyens de se protéger et de s’occuper d’autant de patients. Mais en aucun cas ça ne fait de moi une héroïne.
D’autant que les termes de héros et d’héroïnes renvoient à des surhommes, qui sont censés supporter des épreuves inhumaines sans se plaindre et encore moins de demander des augmentations de salaires ou de meilleures conditions de travail…
Et les héros sont aussi ceux qui réussissent, comme dans les films américains, à sauver la situation malgré les difficultés. Nous on ne sauve pas forcément, il y a des gens qui meurent, et cette qualification de « héros » risque dès lors de culpabiliser les soignant-es.
Un autre de vos slogans, c’est « Maintenant on soigne, après nous règlerons nos comptes ». Le souci, c’est que l’après tarde à venir puisqu’on est parti pour une crise de long terme. On ne sait par exemple pas encore quand on pourra sortir dans la rue et se réunir en nombre important pour manifester. Qu’est-ce qu’il est possible de faire dès aujourd’hui ? Comment militer par temps de coronavirus ?
Au sein de La Santé En Lutte, on se réunit par vidéoconférence. On publie des cartes blanches régulièrement. On dénonce des situations de terrain. Notre page Facebook nous permet de faire circuler des informations aux 18 000 personnes qui nous suivent et à diffuser des témoignages de terrain. Beaucoup de soignant·es nous envoient des photos d’eux et d’elles avec des slogans et ça crée de l’émulation. Le but, c’est d’être visible, de ne rien lâcher maintenant pour être suffisamment renforcés et ensemble pour organiser l’après. Maintenant, difficile aujourd’hui de dire comment on fera à ce moment-là… On sait que tous les festivals sont annulés jusqu’au mois d’août. Est-ce qu’on pourra faire la Grande manifestation de la santé qu’on a prévue le 13 septembre ? On craint parfois que les politiques repoussent la possibilité de manifester dans le seul but de refroidir la marmite, d’attendre que les gens se passent à autre chose. Mais même s’ils font ça, on trouvera autre chose, on ne lâchera rien. Les colères passées accumulées, notre abandon par les pouvoirs publics, se sont ajoutées à la crise actuelle qui a mis à jour le manque de considération qu’ils ont vis-à-vis de nous.
Cette colère traverse aussi beaucoup de citoyen·nes, comment peuvent-ils vous aider au-delà des applaudissements à 20 heures dont on se rend bien compte qu’ils ont peu de portée politique ?
Je pense que les citoyen·nes ont besoin de ces applaudissements aujourd’hui, mais nous, on a surtout besoin que les citoyen·nes soient avec nous après ! C’est-à-dire qu’ils prennent conscience que ce qui se joue et que ce pour quoi on se bat à La Santé En Lutte — la lutte contre l’austérité, la revalorisation de nos métiers, l’amélioration de nos conditions de travail et notre salaire etc. — c’est eux que ça concerne au premier chef. Tout le monde est en effet susceptible de se retrouver un jour dans un lit d’hôpital. Quand ça arrive, vous n’avez pas d’autre choix que de faire confiance au personnel soignant. Si on doit vous endormir en salle d’op, que préférez-vous ? Avoir à faire à des infirmières contentes d’être là et qui travaillent dans de bonnes conditions de travail ou à des infirmières tendues et épuisées se dirigeant droit vers le burnout ?
Le gouvernement impose une politique d’austérité depuis des années et donc des restrictions budgétaires aux directions d’hôpitaux. Ces institutions de soin ont donc changé leur management parce que les politiques ont imposé ces restrictions budgétaires : il faut faire plus avec moins, il faut de la rentabilité car nos hôpitaux sont moins financés… Et finalement, ça aboutit à stresser l’infirmier·re de terrain et lui rendre quasi-impossible la possibilité de faire du bon boulot. Il faut donc changer la politique en cours et rediriger les priorités, lutter contre ces logiques qui créent burnout et mal-être dans les équipes soignantes et qui empêchent les patients de recevoir des soins de qualité. Le pire, ce serait que les politiques ne tirent pas de leçons de cette crise qui a mis chaque pays face à ses faiblesses et face à ses manquements. Espérons qu’on arrive à mettre autour de la table tous les acteurs de la santé publique, tant des chercheurs, des experts, des politiques que des soignants de terrain pour élaborer ensemble un meilleur système de soin et pour être prêt si ça devait de nouveau arriver.
- Contrairement aux masques en tissus et aux masques chirurgicaux qui ne font qu’empêcher la projection par le porteur de sécrétion par voies aériennes, le masque FFP2 garantit le porteur contre un risque d’inhalation d’agents infectieux par voies aériennes. Il est donc essentiel en milieu de soin. NDLR
Site de La Santé en lutte : https://lasanteenlutte.org