Prise en défaut de sororité sur les réseaux sociaux, la militante féministe Irène Kaufer s’était fendue d’un texte dans lequel elle disait : « Ces reproches m’ont amenée à réfléchir, une fois de plus, à cette notion de « sororité ». Un terme que je n’ai jamais fait mien, trop familialiste’ à mon goût (et la famille ne se choisit pas), trop vague (non, je ne me sens pas « sœur » de toutes les femmes) ; et puis, quand on voit comment les hommes vivent leur fameuse ‘fraternité’, on n’a pas trop envie de les imiter. À noter d’ailleurs que dans les manifs féministes, le slogan est bien « So, so, so, solidarité, avec les femmes du monde entier… » (et non « sororité ». (…) Cependant, plus qu’injustes, certaines réactions me paraissent surtout désolantes, comme si un désaccord devenait, une fois de plus, un motif de rupture rendant impossible toute lutte commune, y compris sur des sujets moins clivants. Alors, il me semble que parfois, l’injonction à la « sororité » a tendance à tourner à une forme de « sorrowité », et pardon pour l’anglicisme : tristesse ».
À la lire, on ne peut s’empêcher de penser que comme d’autres mots (« bienveillance », par exemple, ou « gratitude »), le terme « sororité » est devenu un mot vide de sens car exploité, y compris par le capitalisme, dans le but de masquer certains enjeux de domination. Nous faisons partie d’un système, en l’occurrence, le système patriarcal-capitaliste-colonialiste, dans lequel les femmes ont été et sont encore conditionnées à voir les femmes comme des menaces et à se comporter avec elles comme des rivales. Dès lors, la récupération de la sororité par ce système semble couler de source dans cette politique si commune du« divide and rule ». Chloé Delaume, dans son ouvrage Sororité3 explique que « La sororité est un outil, un outil de puissance, une force de ralliement, la possibilité de renverser le pouvoir encore aux mains des hommes ».
Or, dans notre société, quelle sororité peut-on avoir réellement quand on est une femme blanche bourgeoise avec une femme de ménage de l’hôtel Ibis ? Et quel est le pouvoir performatif de cette sororité dans la désaliénation de la femme de ménage par rapport au capitalisme, au racisme et au patriarcat ? C’est ce qu’explique la philosophe Françoise Collin lorsqu’elle dit, dans son analyse critique de la sororité intitulée Le même et les différences : « Nous avons eu tendance à ramener toute différence à la différence des sexes, comme si une fois franchie celle-ci nous entrions dans une étendue étale et homogène, celle du monde des femmes » avant de poursuivre « L’ignorance des différences et des divergences dans la ‘sororité’ a créé un moment de socialité exceptionnel, mais qui ne pouvait qu’être exceptionnel. Lorsque ces différences et ces divergences, individuelles ou collective, passionnelles ou idéologiques, se sont manifestées, la sociabilité de la sororité s’est révélée impuissante à y faire face ».
Comment le patriarcat empêche la sororité
C’est ici qu’une analyse systémique nous semble essentielle, car ce n’est pas tant le terme sororité en tant que tel qui est problématique, mais plutôt la stratégie mise en place par le patriarcat pour nous priver de ce que nous pourrions qualifier de sororité politique (pour sortir du carcan ‘familialiste’ évoqué plus haut). Comment, et surtout pourquoi le patriarcat nous prive-t-il d’une réelle sororité, cet élan qui fait de nous des alliées stratégiques potentielles ? Et comment procède-t-il ? Dans certains contextes, nous agissons bien souvent les unes contre les autres alors même que ce sont les hommes et le patriarcat qui nous privent de nos droits. L’arrivée d’une femme à des postes à responsabilité suscite chez les autres femmes proches de cette place de la crainte, de la jalousie, de l’agressivité alors qu’elles pourraient plutôt y voir une opportunité pour le système de changer pour mieux intégrer les femmes en général.
Pourquoi voient-elles le peu d’espace qui leur est laissé comme une mise en concurrence entre elles plutôt que comme un problème organisé par le patriarcat ? Invoquons ici le « syndrome de la Schtroumpfette », une théorie de la journaliste américaine Katha Pollitt datant du début des années 1990. Dans la BD de Peyo, après moult péripéties, la Schtroumpfette est transformée en jolie poupée blonde, gentille et serviable. Elle est le centre d’attention, objet de désir et d’amour des Schtroumpfs. Intégrée dans leur société, son seul qualificatif est celui d’être femme, contrairement aux autres Schtroumpfs, définis par leur caractère (dormeur, costaud, etc.) ou leur métier (poète, cuisiner, etc.). Le syndrome de la Schtroumpfette, c’est donc l’idée que les femmes ne seraient tournées que vers leur apparence, mais surtout qu’il ne peut y avoir qu’une seule élue et qu’il faut être la plus belle et la plus valorisée sur base de la seule appréciation du canon de la beauté féminine en vogue pour trouver sa place. Si on extrapole, dès lors qu’il n’y a qu’une seule Schtroumpfette, que se passe-t-il lorsqu’une autre Schtroumpfette souhaite intégrer le village ? En toute logique, conditionnée par la société patriarcale capitaliste, la première s’en méfie et tente de la neutraliser pour qu’elle ne prenne pas sa place.
Par ailleurs, cette rivalité féminine est d’autant plus mal vécue qu’elle est stigmatisée alors qu’elle est valorisée chez les hommes. Le fameux « Que le meilleur gagne ! » qui nous vient de la Grèce antique… Ce qui se manifeste de manière frontale chez les hommes, parce que c’est normal et valorisé, devient tangent et détourné chez les femmes. Comme le soulignait bell hooks : « On nous enseigne que nos relations avec d’autres femmes amoindrissent notre expérience plutôt que de l’enrichir. On nous enseigne que les femmes sont des ennemies ‘naturelles’ et que la solidarité n’existera jamais entre nous parce que nous ne savons pas nous rapprocher les unes des autres, que nous ne devons pas le faire et que nous ne pouvons pas y arriver. Nous avons bien appris ces leçons. Nous devons les désapprendre si nous voulons construire un mouvement féministe durable, consistant et cohérent. Nous devons apprendre à vivre et à travailler dans la solidarité. Nous devons apprendre la signification et la véritable valeur de la Sororité ».
Pour ne prendre que l’exemple du monde politique, pourquoi attendre qu’une femme soit violemment attaquée pour sortir l’argument de la sororité (y compris entre femmes de partis politiques différents) ? Il n’existe que pas ou très peu de stratégies de complicité entre ces femmes alors qu’elles subissent des attaques similaires dans tous les partis ainsi que de la part des citoyen·nes et des médias. Pourtant, la représentation des femmes — même si elle progresse à certains niveaux de pouvoir — reste largement inférieure à celles des hommes (sans compter tous les postes non élus comme les président·es de parti ou les cadres de l’appareil politique). Toutes les femmes gagneraient à travailler ensemble pour instaurer en politique des conditions de travail moins sexistes et une culture interne moins violente à l’égard des femmes politiques. Il suffit de compter le nombre de démissions, en Belgique et ailleurs dans le monde, de femmes politiques ces derniers mois pour constater les effets délétères du patriarcat et de la masculinité hégémoniques pour celles (et ceux) qui exercent des mandats politiques.
C’est ici que nous lisons toutes les limites de la sororité, dans un système où nous restons conditionnées par le patriarcat et le capitalisme dont les dogmes imprègnent l’inconscient collectif. Nous vivons dans un système où les femmes doivent se battre deux fois plus et où les places sont rares et chères. Nous nous disputons dès lors pour une minuscule part du gâteau, celle qu’ont bien voulu nous laisser les hommes. Cette inégalité fondamentale vient entraver la sororité au même titre qu’elle attise la rivalité féminine. Nous posons alors la question, faut-il « refonder une sororité » ou l’abandonner à son sort pour adopter un autre terme qui soit moins dévoyé ?
Pour une sororité agissante, pour une adelphité
Si la sororité ne se limite pas à un hashtag sur une story Instagram, il convient certainement de la vivre comme un pouvoir d’agir pour nous toustes. Comme pointé plus haut par Françoise Collin, le groupe femme n’est pas « une étendue étale et homogène », nous sommes traversées entre femmes par des rapports de domination et des intérêts parfois divergents. Prendre conscience individuellement et collectivement de ces différences est un travail nécessaire pour se donner l’opportunité d’agir ensemble quand c’est possible et séparément que c’est nécessaire sans donner l’impression d’une sororité à géométrie variable aveugle aux rivalités qui la traverse. En pratique, pourrions-nous individuellement d’abord et collectivement ensuite, prendre le temps de comprendre ce qui agit quand nous ressentons de la rivalité vis-à-vis d’autres femmes ? Ces sentiments que nous vivons – injustice, peur, jalousie – sont autant de manifestations qu’il faut pouvoir aussi déconstruire. En se posant des questions simples : qui dois-je blâmer quand j’ai le sentiment de ne pouvoir jouir de mes droits pleinement ? Le système patriarcal-capitaliste-colonialiste qui continue à favoriser la cooptation masculine, la violence sexiste et l’invisibilisation des femmes ou la femme à côté de moi qui déploie une énergie incroyable pour dépasser toutes ces difficultés ?
Enfin, nous ne devrions jamais nous priver d’élargir notre champ lexical surtout pour illustrer nos luttes en mouvement. Dans une perspective d’inclusion (tout le monde n’est et ne nait pas homme ou femme) et pour pouvoir traduire des complicités qui dépassent l’hétéronormativité, l’utilisation du terme adelphité est certainement une alternative intéressante et réjouissante. « Le mot adelphité est formé sur la racine grecque adelph- qui a donné les mots grecs signifiant sœur et frère, tandis que dans d’autres langues (sauf en espagnol et en portugais, ainsi qu’en arabe), sœur et frère proviennent de deux mots différents. Englobant sororité (entre femmes) et fraternité (entre hommes), l’adelphité désigne des relations solidaires et harmonieuses entre êtres humains, femmes et hommes. » écrit Florence Montreynaud.
S’approprier ce mot, usité de manière croissante dans les milieux féministes, c’est déjà agir vers une autre sororité, une adelphité qui traduit que nous devrions toustes avoir voix aux chapitre, toustes avoir accès aux droits fondamentaux. Une adelphité où nous prenons sans cesse la mesure de l’écart entre nos mots, nos discours et nos actes. Une adelphité où face à l’injustice imposée par les systèmes de domination, nous préférerons toujours la solidarité à la rivalité.