La Sous-commandante Lapin, qui officie au poste toujours tournant et temporaire de porte-parole du mouvement, définit l’Ensemble Zoologique de Libération de la Nature (EZLN) comme « une convergence d’animaux, d’arbres, de légumes, de tout le vivant qui se lèvent et qui sortent de leur tanière pour défendre la nature, au sens très large du terme, et pour se lever face au capitalisme néolibéral et à tous ses problèmes. » L’EZLN a décidé d’utiliser l’humour comme moyen d’action et de sensibilisation. Il s’agissait d’imaginer une action qui soit à la fois amusante, tant pour ceux qui la feraient que pour ceux qui la verraient, mais dont l’impact serait néanmoins fort et pertinent. On a donc vu apparaitre sur les réseaux sociaux des vidéos de centaines d’animaux, armés de légumes, qui investissent des lieux de pouvoir financier ou politique ayant une action dommageable sur l’environnement pour y crier leur colère. Ces performances ludiques, pacifiques et très virales permettent d’attirer l’attention sur la justice climatique et le projet radical qu’ils défendent. La Déclaration de la Forêt de Soignes qui l’incarne et qu’on peut trouver sur leur site ezln-zoologique.be se termine sur un cri de guerre, repris en haka lors de leurs actions, qui résume bien leur positionnement : « Nous ne nous battons pas pour la nature, nous sommes la nature qui se défend ! »
Vos actions absurdo-politico-humoristiques sont-elles une manière de renouer avec une tradition militante humoristique, des carnavals d’antan aux Brigades des clowns des années 90 ?
Clairement, cela s’inscrit dans cette dimension-là, dans cette tradition de ne pas être des militants tristes, mais aussi de prendre du plaisir à résister, de prendre du plaisir à agir et à lutter. Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse de renouer parce qu’en fait plusieurs d’entre nous sont déjà dans cette mouvance de militance par l’humour. Pour d’autres, il s’agit même de nouer, l’EZLN étant plutôt une porte d’entrée vers la désobéissance civile. Pour beaucoup de gens qui nous rejoignent, ce sont en effet leurs premières actions directes. Des actions qui, toutes joyeuses qu’elles soient, restent clairement de l’ordre de la désobéissance civile.
Est-ce aussi une manière de dire que militer ce n’est pas forcément « chiant » ? Que la joie de faire est importante et politique en soi contre la peur et la maltraitance des dominations ?
La façade comique de l’EZLN sert à attirer l’attention pour sensibiliser, mais la jouissance de l’action est réelle. C’est jouissif parce que ce sont des actions très animales, très sauvages, où chacun peut laisser libre cours à la fureur que provoquent toutes ces oppressions et dominations du capitalisme néolibéral. En fait, se transformer en animal et sortir de sa tanière est une manière très efficace tant pour soi que pour le monde d’agir contre l’oppression et la peur. Après, l’efficacité est à relativiser. L’EZLN est un modeste rouage dans l’arsenal de l’action directe, mais aussi dans d’autres types de résistances, comme le plaidoyer ou la création d’alternatives. Mais on est ce rouage-là et on prend du plaisir à être ce rouage-là.
Du point de vue médiatique, comment aller au-delà du simple « coup de com’ » ?
Même si ce n’est pas évidemment pas le but final, l’EZLN fonctionne clairement par buzz, avec les limites du buzz. Et en même temps, notre attaque de Bayer-Monsanto a atteint les 2,5 millions de vues. Ce qui est énorme ! Même pour nous, c’était très surprenant. La toute première vidéo de l’EZLN avait déjà fait environ 300.000 vues. Ce qui est déjà pas mal pour une vidéo, certes comique, mais qui possède un vrai message politique sous forme de punchlines qui résument vite et bien le pourquoi de l’attaque. Car à travers ces actions pour la justice climatique ou contre le TTIP, c’est le système que l’on remet en question. Cela fait donc 2,5 millions de vues pour une vidéo d’un collectif qui a clairement des positions anticapitalistes. Nous ne sommes pas que de joyeux animaux déchainés, nous sommes aussi des citoyens et citoyennes qui avons des positions radicales. Nous les défendons sous une forme ludique, avec par ailleurs un hommage clair à une lutte qui, elle, est très sérieuse et très admirable : celle des Zapatistes [Ndlr : l’acronyme EZLN reprend celui de l’Armée zapatiste de libération nationale — Ejército Zapatista de Liberación Nacional].
À propos de cette référence aux Zapatistes, le Sous-commandant Chat déclarait dans une interview : « il suffit de faire les comiques pour qu’on nous donne la parole ». Cette déclaration résonne comme un écho à celle du Sous-commandant Marcos qui disait : « il a fallu que l’on se masque pour être visible ». L’humour, l’anonymat ou le fait de se grimer, c’est une manière d’attirer plus efficacement l’attention que par le militantisme classique ?
Tout à fait. C’est pour prendre un rôle qui capte l’attention. C’est aussi la fiction, l’imaginaire : une bande de fauves qui attaque une banque, c’est beaucoup plus puissant qu’une bande de citoyens avec des pancartes. Et pourtant, on ne fait pas beaucoup plus, si ce n’est un costume, quelques feuilles, quelques fioritures de la nature… Donc oui, il s’agit de prendre un rôle, dans lequel tout le monde peut se projeter. Tout comme l’anonymat en fait, qui, au-delà de se protéger d’éventuels problèmes, est surtout un moyen pour dépersonnifier la lutte.
L’humour est-il un contre-pouvoir ?
Étant donné le nombre de personnes qui ont vu les vidéos, on peut affirmer dépasser le premier cercle habituellement touché par ce genre de vidéos militantes, d’actions directes, parfois drôles, parfois moins drôles. L’humour rassemble, met beaucoup de gens de notre côté, parce que cela diminue l’agressivité. Cela permet aussi de transformer beaucoup d’alliés passifs en alliés actifs. Certains vont également se dire « oui finalement, cette Nature qui se défend, elle est sympathique, et j’en fais peut-être même partie finalement ».
Pour autant, nos actions restent des attaques et nous voulons qu’elles soient des attaques. On n’a pas peur du mot, on veut attaquer Bayer-Monsanto, on veut attaquer BNP Paribas pour tout ce qu’ils font d’évasion fiscale et pour tout ce qu’ils ne font pas pour l’environnement, mais on ne veut pas nécessairement le faire de manière agressive. Même si, attention, les animaux ont des crocs, des griffes et peuvent, pourquoi pas, mordre… figurativement bien sûr !
A contrario, l’humour ne risque-t-il pas de désamorcer des colères qui pourraient être motrices ? Est-ce que ce n’est pas une contradiction possible ?
Je dirais plus que cela en donne le vaisseau, ce n’est pas de la frustration intériorisée. Et si ce n’est pas évident de débarquer dans un bâtiment et de dire : « ce que vous faites est scandaleux !», le faire sous couvert d’un rôle permet de le faire différemment. Mais il ne faut pas se contenter de cela, il faut parallèlement maintenir la pression, voire la faire monter en terme de cibles, en terme de masse, parce que de l’autre côté en terme d’abus, de scandales, d’impacts des lobbies sur les décisions, la pression ne diminue pas. Donc plutôt que de désamorcer cette colère, on continue à la nourrir.
L’EZLN se veut aussi un outil d’émancipation. Nous le considérons comme un outil d’éducation populaire. On est dans cette idée d’apprendre par le faire…. Tout d’abord, cela permet à des gens d’agir. Mais c’est aussi acquérir des connaissances : c’est une chose de savoir dans ses tripes qu’on est contre Monsanto, c’en est une autre de trouver les arguments. Et cela apporte à certains des savoir-faire : il faut des porte-parole, des gens qui sont chargés de communiquer avec la police, d’autres chargés d’organiser la logistique. Bref, c’est vraiment un outil d’empowerment au niveau connaissances, savoir-faire et puissance d’agir. Même si cela reste principalement un outil de sensibilisation, que les vidéos de l’EZLN ne vont pas changer l’Accord de Paris, ces vidéos ont un impact sur les gens qui les voient.
Et dans le camp d’en face, quelles sont les réactions d’entreprises comme Bayer-Monsanto ?
Pour le moment, il y a très peu de réactions. Ce n’est pourtant pas très difficile de retrouver quelqu’un. Beaucoup de visages sont visibles et on est en Belgique, à Bruxelles. Nous n’avons eu aucun souci jusqu’à présent. Lors de la dernière action, trois personnes ont été interpellées par la police : ils ont des noms, s’ils veulent intenter des poursuites, ils peuvent. Mais pour le moment, il n’y en a aucune. Et cela ne nous fait pas peur.
Est-ce que ça vous semble nécessaire aujourd’hui de faire rire pour mobiliser et faire réfléchir ?
Je ne dirais pas que c’est nécessaire, parce qu’il y a beaucoup d’autres manières de faire, il y a des modes d’action qui sont très sérieux et qui ont un impact fort. Il y a mille manières d’y parvenir : le plaidoyer peut mobiliser ; telle ou telle initiative peut faire réfléchir. Donc le rire n’est pas indispensable. Maintenant, c’est une belle arme, parce que personne ne peut résister au rire.
Est-ce qu’il y a un risque d’aboutir à une espèce de « militantainment » qui transformerait la lutte en spectacle ?
Je crois que le risque existe. Par exemple, on nous a déjà demandé si on pouvait venir à tel endroit, par exemple à la Grande parade de Tout Autre Chose. Même si on adhère à leur projet, pour nous, l’EZLN est une arme et un outil d’action directe : nous ne sommes pas des animateurs, on est des activistes, on est des animaux qui attaquent !
D’une certaine manière, on fait un show, mais je pense qu’on reste clairement plus dans l’activisme que dans l’entertainment. Maintenant, c’est un risque. D’où l’importance d’avoir un fond politique derrière, de le montrer, même si c’est un fond radical. On va peut-être perdre des animaux qui ne se reconnaissent pas derrière ce gros mot « d’anticapitalisme », mais cela fait partie de l’EZLN. Et par ailleurs, il importe de ne pas faire que cela. Cela prend toujours place dans un large éventail d’armes.
On arrive dans une période où le mouvement social est particulièrement réprimé, est-ce aussi une manière d’éviter la répression policière, la surveillance ?
C’est la même philosophie que les Brigade de Clowns. J’ai déjà eu une confrontation avec un policier en tant que Sous-commandante Lapin : j’étais un lapin, tout comme un clown, c’est plus facile. Voilà, je ne lui parlais pas ou alors je lui parlais « lapin », je lui fronçais mon petit nez : ça a un effet désarmant. C’est une arme désarmante ! Par ailleurs, on rêve de se faire arrêter en animaux : quelle image magnifique ce serait de voir des policiers embarquer des chats, des crocodiles, des poules… À partir du moment où ils nous embarqueront, on aura gagné.
Donc, cela veut dire que vous mettez en place un système où vous êtes gagnants dans presque tous les cas…
L’humour, cela sert aussi à cela !