
Le philosophe Baruch Spinoza, qui a vécu au 17e siècle, n’est pas une figure de la pensée savante, réservée aux cercles élitistes d’obscurs académiciens. Malgré l’évidente complexité de ses œuvres – L’Éthique est illisible sans un accompagnement pédagogique très solide — Spinoza nous propose une réflexion sur la vie et le monde d’une remarquable modernité. En ces temps des effondrements de vastes récits théologico-politiques et de la navigation à vue de l’existence comme de la cité, il incarne magnifiquement l’indémodable homme qui sait éclairer nos incertitudes.
Prenons quelques exemples. Face à la montée des obscurantismes religieux qui ensanglantent l’actualité, Spinoza déploie une analyse critique des textes sacrés, de l’Ancien Testament en particulier, qui à l’aide de la seule raison, déconstruit mythes, mystères et miracles de la Bible. Et propose une anthropologie de la croyance qui critique un humain esclave de ses passions tristes, la crainte devant la mort et l’espoir d’une vie éternelle, et une cité gouvernée par un tyran grâce au dogmatisme et à l’obscurantisme religieux. Inflexible sur sa critique, Spinoza sera banni de la communauté juive d’Amsterdam à l’âge de 23 ans et pour toujours. Les tentatives pour réhabiliter ce sage et lever cet édit d’excommunication, la dernière date de 2012, ont jusqu’à présent échoué. Cela témoigne de la puissance et de la radicalité de son analyse critique des textes sacrés.
Autre exemple. Dans les Provinces-Unies de ce siècle, dit de la raison, il règne une relative tolérance de pensée et une liberté, à l’inverse de la France catholique de Louis XIV ou des autres nations européennes. Spinoza se livre à une impitoyable charge contre toutes les formes d’aristocratie et de monarchie, considérées depuis la République de Platon comme le meilleur système de gouvernement. Il défend fermement la démocratie et les libertés fondamentales. Il est précurseur par son éloge des valeurs d’égalité et de liberté, seules à même de garantir la sécurité publique et la paix entre les citoyens. Père de notre modernité politique, annonciateur des Lumières, Spinoza sera bouleversé par la mise à mort des frères de Witt le 20 août 1762. Ils avaient gouverné la République jusqu’à ce jour dans un relatif esprit d’égalité des citoyens, de laïcité et de liberté de croyance et d’expression.
Troisième exemple, le plus visionnaire en regard de la crise écologique majeure que nous traversons. Spinoza, par sa conception de Dieu équivalant à la Nature, développe une pensée relationnelle. Tout ce qui existe doit être mis en relation constante avec son environnement. Ce sont les réseaux d’interdépendances multiples qui conditionnent toutes nos pensées et nos comportements. Il refuse le modèle de l’individu séparé, le corps et l’esprit, la nature et la culture, si prégnants ces derniers siècles dans nos manières d’appréhender le monde. Il désanthropomorphise notre conception de la nature et prône la conscience de n’exister que par un nœud fragile avec tout ce qui nous entoure. Il pose les prémices de la nécessité de développer une conscience relationnelle et de se concevoir comme une partie de la nature, de se comprendre en s’intégrant dans un écosystème. Bref, les fondements cognitifs et politiques pour affronter les périls de notre présent.
Spinoza écrivait : « ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre ». Mais aussi que « toute l’idée de la mer est dans une goutte d’eau ». À chacun de prendre la réalité pour ses désirs, et non l’inverse, et d’y œuvrer dans l’esprit de Spinoza.