Au départ militaire, l’aéroport de Bierset, devenu aéroport de fret de marchandises et rebaptisé « Liège Airport » au début des années 1990, a toujours suscité des contestations de la part des riverain·es, excédé·es par les nuisances sonores et les pollutions. Mais il attise aussi les convoitises des entreprises logistiques, attirées par la localisation de Liège (au centre de l’Europe) et par son nœud de voies fluviales, autoroutières et aériennes. D’autant que c’est un des seuls aéroports d’Europe occidentale qui fonctionnent encore 7 jours sur 7 et 24 h/24. L’arrivée du géant chinois de l’e‑commerce Alibaba — ou plus exactement Cainiao, sa branche logistique — a été annoncée en 2017 en grande pompe. Un accord décidé dans le cadre d’un large plan d’extension de l’aéroport, conçu sans débat et dans une certaine opacité comme l’avait montré l’enquête du magazine Imagine N° 147 et 148. Résultat, l’activité explose : 384 000 colis transitaient par l’aéroport en 2017, on en était déjà à 362 millions en 2019 pour atteindre les 650 millions en 2021 ! Le changement d’échelle décuple les dommages écologiques : plus de sols occupés par des entrepôts, plus de vols, plus de nuisances sonores et plus d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Et risque de créer une situation économique précaire en défaveur de la région.
Pourquoi vous vous opposez au projet d’extension de l’aéroport de Liège ? Quels sont les problèmes principaux que cela va amener ?
Ils sont multiples. Au niveau climatique d’abord, puisque le propre d’un aéroport est de faire voler des avions. Et dans le cas d’un aéroport logistique comme ici, des avions-cargos plus lourds et donc plus consommateurs encore que des avions de ligne. Augmenter le trafic aérien, c’est donc par définition augmenter les émissions de GES. Une des seules études dont on dispose, réalisée par le climatologue Pierre Ozer de l’Université de Liège, montre d’ailleurs que la combustion du kérosène qu’implique la réalisation du plan de développement prévu (dit « Master plan 2040 ») va, à elle seule, annuler tous les efforts de la Wallonie de réduction des GES d’ici 2040 ! C’est-à-dire qu’un seul outil économique, payé avec de l’argent public, va anéantir tous les efforts des citoyen·nes et des petites entreprises pour réduire les émissions de GES et rencontrer les objectifs climatiques !
Outre le climat, c’est la zone autour de l’aéroport qui est menacée. Certaines zones d’intérêts écologiques ont déjà été perdues suite aux travaux de bétonnisation et de terrassement menés jusqu’ici. La multiplication d’entrepôts gigantesques de stockage et leurs parkings va encore plus artificialiser les sols. On parle à terme de la bétonnisation d’une surface de plus de 420 000 m2 ! Cela va bien sûr nuire à la biodiversité locale. Mais le bétonnage de cette zone est aussi très préoccupant quand on se rappelle des inondations qui ont traumatisé Liège à l’été 2021. En effet, l’aéroport est situé sur les hauteurs. Or, bétonner tout le plateau va contribuer à faire ruisseler l’eau de pluie vers le bassin liégeois.
Ensuite, par le fait de favoriser ce modèle économique, les pouvoirs publics participent clairement à l’augmentation des volumes de marchandises transportés depuis la Chine et vers les destinataires partout dans le monde. Pour traiter ces marchandises, davantage d’avions et de camions seront nécessaires. La qualité de l’air va bien sûr en être impactée. Selon l’ex-PDG de Liège Airport Luc Partoune, on passerait de 500 aujourd’hui à 2000 camions transitant quotidiennement par l’aéroport, c’est-à-dire qu’on va multiplier le flux par quatre sur un axe autoroutier déjà très congestionné. Et pour les avions, les riverain·es rapportent un décollage de gros porteurs toutes les 3 minutes à certaines heures de pointe, principalement de nuit. On parle de « nuisances » mais il y a là un enjeu de santé publique fondamental. Car une exposition au bruit trop importante perturbe le sommeil, augmente le stress et la tension cardiaque. C’est un facteur de mortalité. Et évidemment, les particules retombant des avions sont une pollution terrible pour les riverain·es et les travailleurs·euses de l’aéroport qui sont les premier·es exposé·es mais aussi pour tout le bassin liégeois. Cela pose donc une question de santé publique, principalement au niveau des maladies pulmonaires et cardiaques.
Pour nous, il y a également un enjeu démocratique fondamental : cet aéroport est public, à hauteur de 75 %. Ce sont les pouvoirs publics qui font ce choix de société. Le magazine Imagine a estimé que 1,2 milliard d’euros de fonds publics y a été investis depuis le début de son développement. Ne pourrait-on pas investir cet argent pour construire un futur plus souhaitable : une terre vivable et des emplois sains ? Une discussion sereine n’est-elle pas possible avec tous les acteurs concernés autour de la table ?
Les partisans de ce projet mettent souvent en avant les milliers d’emplois que cette extension pourrait créer. Mais de quel type d’emploi s’agirait-il ?
La question sociale est pour nous primordiale et nécessairement liée aux enjeux écologiques. Si effectivement, un des seuls arguments en faveur de l’extension de l’aéroport de Liège, c’est celui de la création d’emplois, le modèle économique promu n’est pas un modèle d’avenir. Reproduire avec Cainiao ce qu’on a connu avec ArcelorMittal, c’est-à-dire se mettre dans un rapport de dépendance très forte avec un acteur international pose énormément de questions : cela confère beaucoup trop de pouvoir à une multinationale qui n’est absolument pas inscrite dans notre territoire. Il faut rappeler que le secteur de la logistique est très facilement délocalisable. Ce dont les distributeurs ne se privent pas de faire au gré de leurs intérêts et stratégies, sans tenir compte des travailleurs·euses. Fedex l’a d’ailleurs fait en un claquement de doigts pour se relocaliser partiellement à Paris en 2021.
Et puis, si ça crée de l’emploi en entrepôt, ça en détruit aussi ailleurs dans la région. En effet, le commerce en ligne qui nécessite cette logistique-là détruit de l’emploi localement : dans les magasins, les librairies, chez les artisan·es et les PME. Certaines études estiment que chaque emploi créé par ces entreprises en détruit deux dans les petites et moyennes entreprises. Le gain d’emploi net n’est donc pas du tout assuré.
Ensuite, il faut regarder la qualité des emplois qui vont être créés. En effet, beaucoup d’études comme celles du sociologue David Gaborieau montrent que la logistique est aujourd’hui l’un des secteurs économiques qui casse le plus les corps des travailleurs-euses. C’est un travail harassant, qui se fait majoritairement de nuit et/ou dans des horaires décalés. Ce sont le plus souvent des contrats ultra précaires, des successions d’intérim ou de CDD. Les entrepôts sont juste en dessous des pistes, les premières victimes des pollutions ce sont les travailleur·euses !
Enfin, rappelons que la logistique est un des secteurs qui consomme le plus de m2 de terre par nombre d’emplois créés. À l’heure où on parle de relocaliser notre alimentation, de pousser à une agriculture plus humaine et écologique, le fait de bétonner et artificialiser des terres saines (l’aéroport est situé sur le bassin de Hesbaye, une des terres les plus fertiles d’Europe) pour finalement si peu d’emplois créés pose en lui-même question.
Que demande dès lors le collectif « Stop Alibaba and co » ?
Notre revendication principale, c’est un moratoire sur l’extension de l’aéroport de Liège. Ça signifie mettre les travaux à l’arrêt et entamer un réel débat apaisé. Celui-ci doit se baser sur une étude d’incidence globale prenant notamment en compte les émissions de GES des avions, les effets de ce type de travail sur le corps des travailleurs·euses, sur ce que ça va créer mais aussi détruire en termes d’emploi, etc. On devrait réunir autour de la table les travailleurs·euses de la logistique de l’aéroport, les syndicats, des représentants de la Région wallonne et de l’aéroport, mais aussi des riverain·es, des naturalistes connaissant la zone, des représentants des commerces locaux, des médecins du travail, des responsables de la santé publique… bref, discuter démocratiquement des enjeux, avec toutes les personnes concernées, et sortir de l’opacité qui règne jusqu’à présent.
Quelles actions mène Stop Alibaba ? Quels sont vos outils et stratégies ?
La diversité de nos tactiques reflète la diversité des profils qui composent le collectif : militant·es aguerri·es, associatifs, riverain·es en colère, retraité·es qui s’inquiètent de l’avenir de leurs petits-enfants…
Le premier enjeu, ça a été de politiser, de se permettre de questionner un projet de développement autour duquel régnait un consensus politique apparent qui empêchait d’en débattre. Il fallait s’autoriser, en tant qu’habitant·e de Liège et des environs, en tant que Wallon·ne, Belge ou personne qui se soucie du futur de la planète et qui souhaite qu’on prenne une part dans la lutte contre le changement climatique, à ce que, collectivement, on puisse remettre ce projet d’extension en cause. Pour faire émerger le débat, il a fallu faire connaitre l’enjeu et dire qu’on avait un pouvoir là-dessus, montrer que ce n’était ni une fatalité (un projet peut être annulé, des revirements sont possibles) ni quelque chose de « naturel » (c’est le fruit d’une décision politique, on peut faire autrement). L’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est assez emblématique dans ce cadre. Mais on peut aussi regarder du côté des aéroports de Londres ou Amsterdam où les projets d’extension sont plus que questionnés. Partout on se rend bien compte que le développement de l’activité aéroportuaire ne peut pas permettre de rencontrer les objectifs pour le climat. Et avec les évènements liés au changement climatique comme les inondations de l’été 2021, la sécheresse de l’été 2022, l’augmentation globale des températures, etc., il devient de toute manière légitime de se dire que des décisions prises il y a des décennies sont devenues caduques.
Cette prise de conscience sociale est passée par des activités de sensibilisation sur les brocantes, les marchés, au cours des manifs climat, pour faire des liens concrets avec des projets locaux auxquels il faut bien s’opposer si on veut sauver le climat. On a mobilisé dans toute la Wallonie et Bruxelles et au-delà. Les podcasts « L’Aérofaune » de Marc Monaco et Sébastien Demeffe ainsi que le docu vidéo « Welcome Alibaba » réalisé par le webmédia Tout va bien, conçus à cette période, sont des très bons outils pour expliquer notre lutte et en diffuser les enjeux. On a été présent à des rassemblements politiques, on fait de l’interpellation à des rencontres organisées par Ecolo, le MR ou le PS, des envois massifs de courrier aux ministres responsables, des pétitions. Des recours légaux sont aussi en cours. Une de nos victoires, c’est que c’est devenu un enjeu politique, quelque chose que les acteurs politiques ont de plus en plus de mal à éviter.
L’avancée du projet a aussi commandé de passer à l’action. Par exemple, on a visibilisé le projet en lâchant des bannières sur l’entrepôt de Cainiao pour montrer ce qu’était un méga entrepôt qui rase la terre. Avec une centaine d’activistes, on a aussi occupé temporairement une centrale à béton à Bierset qui alimente notamment les chantiers autour de l’aéroport. L’idée c’était de dire, alors que les inondations avaient eu lieu, qu’il fallait couper le robinet à béton, que si les décideurs politiques ne prenaient pas leurs responsabilités, nous, nous allions le faire en mettant les chantiers à l’arrêt.
Malgré tout cela, l’aéroport s’agrandit, les entrepôts sortent de terre. Qu’est-ce qui pourrait faire capoter le projet ?
Il faut continuer à instaurer un rapport de force. Il faut continuer de travailler avec les décideurs politiques, qu’ils soient gouvernementaux, au sein des appareils de partis, au sein d’organes économiques. Les politiques sont de plus en plus forcés de se positionner. Les syndicats qui officiellement sont sur une position pure de défense de l’emploi sont néanmoins traversés de débats internes. Notamment car d’autres secteurs sont menacés en termes d’emploi ou impactés en termes de conditions de travail dégradées par ce type d’économie-là (chez Bpost par exemple). Même s’ils se battent comme des lions pour les conditions de travail dans les entrepôts logistiques, des acteurs aussi gros qu’Amazon ou Alibaba mettent des pressions inouïes sur les conditions de travail de tous les autres travailleurs. Ainsi, quand la venue d’Alibaba est annoncée en 2017, Peeters, alors ministre de l’emploi fanfaronne : tout ça, c’est grâce aux réformes du travail et à la flexibilisation du travail de nuit que le gouvernement fédéral a mis en place ! En accueillant à bras ouverts ces compagnies, on va vers un moins-disant social et, en plus, en le payant avec l’argent public ! On souhaite donc évidemment que les syndicats rejoignent notre lutte, qu’ils dépassent la question de l’emploi numéraire pour l’emploi numéraire. Signe que les choses commencent à bouger, les Jeunes FGTB wallons se sont récemment positionnés contre le projet.
Un centre logistique d’Amazon s’installe à Anvers, en vue de lancer prochainement Amazon Belgique. Des convergences des luttes sont-elles possibles avec des opposant·es à ce projet lié lui aussi à la vente en ligne ?
Un de nos messages, c’est « ni ici, ni ailleurs ». Pas dans notre jardin, mais pas non plus dans celui des autres. Amazon est un projet très semblable à celui d’Alibaba. On doit évidemment construire des ponts entre ces deux luttes. Cette solidarité est d’ailleurs aussi une réponse à l’idée que « si Alibaba ne venait plus à Liège, il irait à Aix-La-Chapelle ou à Maastricht, etc. ». En fait, la contestation se répand et s’organise bien au-delà de Liège. Si la lutte est locale, menée par ceux et celles qui subissent les nuisances au quotidien, les soutiens viennent de l’extérieur. Les militant·es viennent de toute la Belgique, d’Aix, de Maastricht… Et de même, si le projet se déplaçait à Maastricht ou à Aix, on sera là aussi.
Vous êtes contre Alibaba et son monde. Est-ce que dans le cadre de votre lutte, vous interrogez l’utilité sociale du principe même de se faire tout livrer, rapidement, à tout moment et à tous propos ?
Oui, on s’interroge beaucoup au sein du collectif sur ces questions même si on ne prétend pas avoir de solutions globales. C’est pourquoi on demande de mettre toutes les personnes concernées autour de la table. Sans doute est-ce nécessaire que certains produits continuent de venir par l’aérien, par exemple des produits pharmaceutiques. Mais lorsqu’il s’agit de produits non périssables, fabriqués dans des conditions exécrables, avec un non-respect des droits humains et des travailleurs, engendrant une quantité de déchets impressionnante, c’est tout un modèle, celui de l’e‑commerce, qui est bien sûr à questionner. C’est pourquoi on veut informer les gens des conditions de travail de ceux qui produisent et livrent les produits des sites de vente en ligne. On veut mettre en lumière le fait que la course à la rapidité, que le fait de vouloir se faire livrer ses chaussures en 24 heures impliquera toujours des dégâts importants. Des dommages écologiques, sociaux et relatifs aux droits humains (pensons seulement aux camps de travail en Chine) qui sont actuellement invisibilisés, notamment au travers d’interfaces numériques et de chaines logistiques rutilantes. C’est bien pour ça qu’un processus de politisation est à mener. On doit continuer de développer un contre-discours à celui de l’industrie publicitaire et ses messages qui masquent tous les rapports de force contenus dans ces chaines de production et de distribution. La responsabilité politique à ce niveau-là est énorme. Les pouvoirs publics doivent cesser de soutenir ce modèle porté par l’e‑commerce et mener au contraire sa remise en question.
Dans « Welcome Alibaba », un député MR affirme qu’étendre l’aéroport, c’était « suivre le train de la modernité ». Les tenants de ce genre de projet s’imaginent en effet souvent être les modernes et nous accusent de vouloir faire barrière au progrès. En réalité, c’est tout le contraire : la terre brûle et eux continuent de vivre dans le passé, celui où l’on pouvait développer les infrastructures à tout va sans soucis des conséquences pour l’environnement. Et les conditions de travail promues par ces firmes sont celles du siècle passé. Les temps ont changé.
Si l’aérien n’est sans doute plus aussi intouchable qu’avant et commence à être interrogé (en tout cas pour les voyages), en revanche, le commerce en ligne bénéficie de l’aura d’un moyen moderne de consommer. De nombreuses personnes ne semblent pas prêtes à lâcher ce genre de service, y compris des gens bien à gauche. Cette attraction est-elle un obstacle dans votre lutte ?
On nous oppose souvent le fait que « c’est le consommateur qui veut ça ». Or, le mode de production ou de distribution n’est évidemment pas décidé par les consommateurs… Ce ne sont pas eux qui décident de se faire livrer de plus en plus vite. C’est le modèle économique dominant et ses acteurs les plus importants qui définissent les modes de consommation, que martèle ensuite tout un système publicitaire nous incitant à acheter des produits de faible qualité livrés chez nous ultra rapidement. Et ce, sans prendre en compte les impacts sociaux et écologiques que ça génère. La consommation n’est pas qu’un choix individuel. Les individus font avec ce qu’on leur propose, ce dans quoi on investit massivement.
Depuis les années 1990 et l’avènement du néolibéralisme, on martèle aux gens que la seule manière d’exister se fait par la consommation. On sait que la condition de consommateur est construite socialement comme l’a montré par exemple Anthony Galluzzo dans La fabrique du consommateur. Ce qui a été fait peut-être défait, l’existence uniquement à travers la consommation n’a rien de naturelle. Il s’agit donc de politiser cette condition de consommateur, non pas seulement pour mieux consommer ou le faire plus éthiquement, mais surtout pour interroger le modèle de production et de distribution de produits fabriqués, pour beaucoup, dans des conditions déplorables à l’autre bout de la planète. Et, dans le cas présent, questionner l’usage de notre argent public. Face à de telles machines à broyer le monde, un autre imaginaire est à construire.