À la question, « comment l’art peut-il accompagner les luttes actuelles ? » nous choisissons d’y répondre en s’arrêtant sur l’exemple français, Black Lines. Dans un entretien récemment accordé au site Lundimatin, deux figures centrales — Veneno et Itvan — de ce collectif composé de street artistes dévoilent leur conception de l’art et de la politique. L’histoire est la suivante : en 2016, à Paris, durant Nuit Debout (mouvement social qui s’opposait à une réforme du code du travail d’inspiration néolibérale), des graffeurs du TWE Crew (et futurs Black Lines) provoquent le réel en exécutant sur un mur du quai de Valmy une fresque d’une insurrection en train de se dérouler sous leurs yeux. Très rapidement, le pouvoir réagit. Il aura fallu à peine quelques heures pour que la mairie de Paris ordonne que la fresque soit effacée. Peu importe que les images filmées de l’émeute tournent en boucle, au même moment, sur BFM TV, sa représentation artistique allait être censurée.
Dès lors, une question se pose : fallait-il empêcher toute possibilité performative de l’œuvre ? Dans leur manifeste, Black Lines répond, en partie, à la question : « Nous ne sommes pas un collectif mais un lieu où se raconte le monde, où se racontent les évènements. Un lieu de création avec toutes les rencontres qui en découlent. Nous sommes un mouvement, un mouvement vêtu d’images. Nous pensons que cet ensemble d’images, par le seul fait d’être représenté, provoque une action directe sur l’esprit du monde »[2]. Sur le quai de Valmy, ce jour-là, ces graffeurs ont fait évènement.
« Qu’un seul tienne, les autres suivront »
Deux ans plus tard, en 2018, le mouvement Black Lines se constitue « officiellement » lorsqu’ils lancent un appel à réaliser des fresques dans l’espace public à l’occasion du cinquantenaire de Mai 68 et, avec pour ligne directrice, la nécessité de représenter les mouvements sociaux actuels. En d’autres termes, on pourrait dire que Black Lines inscrit son geste dans cette maxime : « Mai 68, ils commémorent, on recommence ». Plus de 150 artistes (pochoiristes, peintres, plasticiens, street-artistes, affichistes) répondent à l’appel. Dès lors, il ne fallait plus qu’un pas pour que l’émergence de la banderole comme support d’expression artistique et politique devienne évidente pour Black Lines. Et, pour celles et ceux en manif, la banderole estampillée Black Lines semble être arrivée à point nommé : « A ce moment-là, il ne se passait plus rien en manifestation. Il restait plus que les samedis de Gilets jaunes, assez répétitifs, calmes et avec très peu de monde. (…) On voyait les images après coup et ça se ressemblait. On s’est dit que si au moins il y avait un dessin différent [à chaque manifestation], on ne pourrait pas croire que c’est la même journée », raconte Itvan. La spécificité des banderoles Black Lines – à l’instar de leurs fresques — est de frapper juste et fort, avec poésie et tout en étant en prise avec le contexte social et politique, contre la violence du régime et de sa police.
Leur sensibilité n’est pas portée sur la culture du mot d’ordre telle que nous l’observons habituellement dans les organisations politiques, syndicales et militantes traditionnelles mais sur l’expression d’une certaine radicalité qui trouve un écho dans les luttes actuelles. Parmi les banderoles les plus affirmatives, on retient les suivantes : « Nous vivons pour marcher sur la tête des rois », « Qui sème la hess récolte le zbeul »1, « Black bloc écolo » ou encore « 49.3 populaire ». Néanmoins, Black Lines reste ouvert et intègre également les propositions de manifestants même si ces dernières peuvent apparaitre plus classiques, voire consensuelles. Il n’empêche qu’un anecdotique « justice sociale » se révèlera également offensif sous le trait Black Lines car il s’agit, à chaque banderole, de faire « effraction dans le réel », de perturber le ronron de la machine néolibérale et répressive qui dresse nos corps et subjectivités.
« Notre révolte ne peut être dissoute »
C’est cette inscription et cette participation aux luttes elles-mêmes qui conduit, aujourd’hui, la police à charger systématiquement et avec violence les groupes portant les fameuses banderoles Black Lines dans le but de dérober l’étendard irrévérencieux. Il y a quelques mois, des policiers ont d’ailleurs été aperçus, en marge d’une manifestation, en train de se prendre en photo avec la banderole « Notre révolte ne peut être dissoute », devenue leur butin de guerre. Ce moment a été photographié par un passant, conférant à la scène un caractère à la fois tragique et grotesque.
Ces charges policières ont pour objectif principal de casser toute forme de liens entre manifestants, la banderole ayant cette capacité à unir les corps, à faire communier celles et ceux qui, le temps d’un cortège de tête, font face au dispositif répressif. Mais Black Lines ne se laisse pas intimider et l’heureux mélange artiste-insurgé brouille les pistes et nos représentations habituelles, tant sur l’art que sur la contestation sociale. Car quiconque observera les banderoles Black Lines comprendra leur intention première : celle de subvertir l’ordre existant, ce que bon nombre d’artistes ont préféré abandonner au profit de la domestication du sensible et du règne de la marchandise.