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Sur le terrain, là où la gauche peut encore gagner la bataille

Jérôme Van Ruychevelt Ebstein

 Extrait de la couverture de "Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires" - Illustration de Matilde Gony

Pour dis­cu­ter des meilleurs moyens pour la gauche de recon­nec­ter avec son élec­to­rat his­to­rique, on aurait pu choi­sir Char­le­roi, Waremme, Andenne ou Molen­beek, qui ont écrit les heures de gloire de la gauche belge fran­co­phone. On a mis le cap sur Liège, quar­tier d’Outremeuse. Dans ce ter­reau social et cultu­rel lié­geois, nous retrou­vons le mili­tant et com­mu­ni­cant poli­tique Jérôme Van Ruy­che­velt Ebstein. Dans son essai Pour­quoi les nar­ra­tifs de gauche ne touchent plus les classes popu­laires, il explore les failles nar­ra­tives qui rendent nos dis­cours per­dants. En avan­çant, notam­ment, l’idée que la gauche use de beau­coup trop de prin­cipes éthiques froids au détri­ment des expé­riences vécues et par­ta­gées. La guerre cultu­relle ne se gagne­ra pas uni­que­ment dans le monde des idées mais aus­si sur le plan des émo­tions et l’action de terrain.

Les années 1980, c’est l’arrivée du néolibéralisme en Belgique, est-ce là qu’il faut remonter pour comprendre ce que vit la gauche aujourd’hui ?

Cette période est impor­tante pour les mili­tantes et mili­tants de gauche pour com­prendre com­ment le néo­li­bé­ra­lisme en culture depuis quelque temps aux États-Unis avec Rea­gan et en Europe avec That­cher arrive chez nous. Et com­ment ces théo­ries – dont l’État social actif — infusent alors par­tout jusque dans le Par­ti socia­liste. Cela marque les grands débuts des poli­tiques ges­tion­naires. Les vic­toires acquises tout au long du 20e siècle [Sécu­ri­té, sociale, droit du tra­vail, ser­vices publics. NDLR] ont petit à petit été détri­co­tées à l’intérieur de cadres néo­li­bé­raux qui ont mar­te­lé : « On dépense trop d’argent public », « Atten­tion, la Sécu­ri­té sociale coûte trop cher » ou encore « Il faut faire atten­tion au défi­cit ». Ces avan­cées du capi­ta­lisme ont eu pour effet une frag­men­ta­tion sociale, une com­pé­ti­tion pour les res­sources et une mon­tée de l’individualisme.

Les années 1980 sont le moment de bas­cule. Toutes les grandes ins­ti­tu­tions qui façon­naient nos États sociaux sont deve­nues trop lourdes, vétustes, inadap­tées. Il fal­lait libé­ra­li­ser à tout prix pour faire de la place au mar­ché et à des acti­vi­tés éco­no­miques plus en phase avec l’époque. Tout le chal­lenge d’aujourd’hui est d’imposer un autre cadre, véri­ta­ble­ment sub­ver­sif. Il nous faut par­ler de la Sécu­ri­té sociale comme d’un inves­tis­se­ment. C’est en ça que la bataille cultu­relle prend du temps, demande du cou­rage et n’est pas tou­jours en phase avec le temps électoral.

Vous dites que cette guerre culturelle se gagnera sur le terrain. Vous parlez aussi de bataille pour les « frames ». Qu’entendez-vous par là ?

Je consi­dère la poli­tique comme un rap­port de forces. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut ame­ner une manière de faire de la poli­tique qui soit empa­thique, à l’écoute, démo­cra­tique, coopé­ra­tive et éthique. C’est en cela que la bataille cultu­relle — ou plu­tôt l’hégé­mo­nie cultu­relle comme l’a nom­mé Gram­sci — est un pas­sage indis­pen­sable pour qui veut com­battre la classe domi­nante et les dis­cours conser­va­teurs. Il faut pour ce faire être visible dans les médias (y com­pris sociaux), enva­hir le lan­gage cou­rant et impo­ser ses concepts dans le débat public et le milieu aca­dé­mique. Et être sur le ter­rain évi­dem­ment. Dans le contexte actuel où les droites popu­listes amènent une manière bru­tale et auto­ri­taire de faire de la poli­tique, la gauche ne peut s’effacer. C’est là qu’intervient la bataille pour les frames, concept déve­lop­pé par le lin­guiste amé­ri­cain George Lakoff. Un frame, c’est un cadre cog­ni­tif et moral qu’on crée pour acti­ver des idées. Ces cadres nar­ra­tifs chauds sont liés à des expé­riences émo­tion­nelles. Exemple : « l’État obèse » ou « le poids de l’impôt » sont des frames de droite. « Les épaules les plus larges » ou « notre mai­son brûle » [À pro­pos du cli­mat. NDLR] sont des frames de gauche. Il est néces­saire de tra­vailler sur des frames propres à la gauche et d’y faire ren­trer le débat public. Car ce qui rend le débat com­pli­qué, voire impos­sible, c’est quand les gens ont des frames dif­fé­rents sur un même sujet. C’est en ça que la bataille cultu­relle est une bataille pour les frames.

Après les inondations de 2021, la cheffe liégeoise Charlotte Depierreux a préparé plus de 10 000 repas aux personnes sinistrées. C’est ça, un frame avec de la solidarité chaude ?

Le sou­tien aux vic­times après les inon­da­tions est un bon exemple de soli­da­ri­té chaude. Beau­coup de gens se sont mobilisés.

Du point de vue de la psy­cho­lo­gie sociale, les gens ne sont pas auto­ma­ti­que­ment soit de gauche, soit de droite. Il y a un cur­seur. Et cer­taines per­sonnes peuvent voter à droite mais être par­ti­cu­liè­re­ment soli­daires dans leur quo­ti­dien. C’est pour­quoi je pense qu’auprès de cer­tains publics popu­laires, il vaut mieux d’abord expé­ri­men­ter la soli­da­ri­té chaude via des expé­riences concrètes, plu­tôt que de venir d’emblée avec un dis­cours froid sur la soli­da­ri­té, en par­lant de sécu­ri­té sociale, par exemple. Tout le monde peut expé­ri­men­ter et appré­cier la soli­da­ri­té chaude dans son quo­ti­dien ou via un moment de vie par­ti­cu­lier. Appuyer sur ces moments en les créant, en étant pré­sent, en les racon­tant, en uti­li­sant des méta­phores pour expli­quer des choses plus abs­traites per­met, selon Georges Lakoff, d’activer les sys­tèmes neu­ro­naux asso­ciés à une morale progressiste.

L’ancrage de ter­rain, dans une optique de bataille cultu­relle, a aus­si voca­tion à faire évo­luer les gens mora­le­ment par leurs expé­riences de vie. C’est d’ailleurs ce qu’explique Sarah Stein Lubra­no dans son ouvrage Don’t talk about poli­tics : les débats poli­tiques ne font qua­si­ment plus chan­ger l’avis des gens. Lubra­no consi­dère que c’est le fait de pou­voir côtoyer un entou­rage qui pense dif­fé­rem­ment qui crée une intel­li­gence sociale. Grâce à une connexion au niveau des valeurs du vécu, sur des expé­riences, on peut renouer un dia­logue et débattre à nou­veau. C’est donc là que les col­lec­tifs et les militant·es doivent être pour renouer du lien inter­in­di­vi­duel. Sans tom­ber dans la récu­pé­ra­tion. C’est là tout le tra­vail des for­ma­tions de l’éducation per­ma­nente, il y a une pos­ture, une écoute active et un tra­vail de savoir-être essentiels.

L’accès à des soins pour toutes et tous nous éclaire sur la bonne santé de notre société. Le modèle communautaire des maisons médicales est-il la bonne réponse à la problématique de la médecine à deux vitesses ?

Les mai­sons médi­cales sont vrai­ment un modèle à sou­te­nir, ren­for­cer et pro­mou­voir parce que très ancrées au niveau local. Elles pro­meuvent la san­té com­mu­nau­taire et le lien social, notam­ment grâce à des groupes de patients, qui sont la voix des usager·ères. C’est l’exemple type sur lequel il faut s’appuyer pour le redé­ploie­ment de ter­rain. L’enjeu des mai­sons médi­cales est – théo­ri­que­ment – de favo­ri­ser une diver­si­té de patient·es. Le sys­tème au for­fait per­met­tant à des per­sonnes plus aisées de don­ner accès aux soins à des patient·es plus précarisé·es.

Les mai­sons médi­cales ont la capa­ci­té de mettre ensemble des patient·es qui ont une pro­blé­ma­tique com­mune. Et cela est le méca­nisme pré­li­mi­naire à une forme de conscience de classe. Soit on peut voir des causes com­munes aux pro­blèmes de san­té, soit on peut voir des causes com­munes au fait qu’on n’arrive pas à se soi­gner. Et inévi­ta­ble­ment, la solu­tion qui peut en res­sor­tir pren­dra la forme d’une action col­lec­tive, de l’entraide, etc. On sort d’une logique d’infantilisation pour don­ner du pou­voir à toutes et tous. Les groupes de patient·es sortent les gens d’une logique indi­vi­dua­liste tout en créant des lieux d’écoute active et d’empathie, qui manquent aus­si cruellement.

Dans votre ouvrage, il est question de croisement des luttes et d’une nécessaire union des gauches. Parce que pour le moment, c’est chacun pour soi ?

Il y a un qua­drillage de ter­rain à faire. On doit par­tir des orga­ni­sa­tions, des asso­cia­tions, des petits col­lec­tifs qui existent déjà et qui ont iden­ti­fié un enjeu qui pose pro­blème aux per­sonnes de leur entou­rage ou des besoins non com­blés. À par­tir de là, pour cha­cun des publics, des « régions », on pour­ra déve­lop­per une stra­té­gie qui leur sera propre en bonne intel­li­gence avec les publics et les « per­son­na­li­tés-pont », fai­sant le lien entre ces publics et des orga­ni­sa­tions por­teuses de dis­cours plus poli­tiques. Et au départ de ces foyers, créer des connexions plus larges, de plus en plus éloi­gnées. L’enjeu est de ne pas cloi­son­ner les pro­jets, de ne pas fonc­tion­ner en silo. L’union des gauches passe aus­si par l’union des pro­jets pro­gres­sistes sur le ter­rain : mutua­li­ser des moyens, de la logis­tique, des savoirs, faire se ren­con­trer des publics dif­fé­rents et créer ain­si un éco­sys­tème. C’est l’enjeu à la fois au niveau micro et au niveau macro. Tout est dans tout. On ne doit pas iso­ler l’écologie d’un côté, le fémi­nisme de l’autre… Les luttes se croisent.

Au cœur de la bataille, il y a les services publics. Comment s’y prendre pour redorer leur blason voire mieux, les rendre « sexy » ?

Le refi­nan­ce­ment et la logique de ser­vices publics, cela fait par­tie de la guerre cultu­relle. Les adver­saires de la gauche jettent volon­tiers l’opprobre sur les fonc­tion­naires, les coûts, l’efficacité des ser­vices… Comme aimait le rap­pe­ler le lin­guiste amé­ri­cain Noam Chom­sky, le meilleur moyen de rendre impo­pu­laire un ser­vice public, c’est évi­dem­ment de le défi­nan­cer pour pou­voir poin­ter son inuti­li­té. On doit arri­ver à faire tout l’inverse. À nous de rendre « sexy » les ser­vices publics, de valo­ri­ser les métiers et les per­sonnes qui y tra­vaillent. Si on com­pare notre situa­tion avec les États-Unis par exemple, c’est incroyable d’avoir des pis­cines à par­tir de 2 euros l’entrée, des biblio­thèques com­mu­nales, des centres cultu­rels, des trans­ports en com­mun qui res­tent acces­sibles. Dans les récits pro­gres­sistes qu’il nous faut racon­ter, les petites his­toires issues des ser­vices publics ont toute leur place. Comme des jeunes qui ont appris à nager grâce à la pis­cine com­mu­nale ou appro­fon­di un appren­tis­sage via la biblio­thèque com­mu­nale. Mal­gré les défi­nan­ce­ments actuels, il faut racon­ter les vic­toires. Sur­tout main­te­nant. Et par­ler de digni­té, d’émancipation via des ser­vices solides aux­quels nous avons toutes et tous contribué.

Vous dites qu’il est nécessaire pour la gauche de reconstruire des histoires à raconter. Comment s’y prendre et surtout qu’est-ce qu’on va raconter ?

Avant même de trou­ver le grand récit, la nou­velle pro­messe de gauche, il faut savoir qu’au quo­ti­dien il y a des his­toires de morale popu­laire pro­gres­sistes à racon­ter. Elles sont là autour de nous, il faut juste savoir les­quelles mettre en avant. Quelle ques­tion thé­ma­tique pour­ra être creu­sée via l’histoire et qu’est-ce que cela va appor­ter mora­le­ment ? Pour le savoir, pour le com­prendre, il faut être pré­sent sur le ter­rain, à la mai­son de jeunes du quar­tier, à l’association de patient·es… On raconte l’histoire de ce pay­san qui nour­rit les enfants dans les can­tines sco­laires de sa région, cette jeune qui a gué­ri son can­cer grâce à l’hôpital public, cet ancien deman­deur d’asile qui a ouvert son res­tau­rant, etc.

Renouer affec­ti­ve­ment avec les récits de gauche, c’est racon­ter des his­toires dans les­quelles les gens peuvent ren­trer car ils peuvent s’identifier à des per­son­nages. Le plus dif­fi­cile après est de trou­ver le fil rouge entre toutes ces his­toires et le trans­fé­rer dans le grand nar­ra­tif de gauche et c’est sou­vent là qu’il y a un pro­blème. Qu’est-ce qu’on pro­met aux gens s’ils embarquent avec nous dans l’aventure ? Et quels sont les anta­go­nismes ? Si on a un « nous », c’est qui le « eux » ? Au nom de quoi on va se battre ? Tout cela forme une quête dans laquelle on veut embar­quer les gens. On est très fort pour faire des mémo­ran­dums, sor­tir des cata­logues de mesures. C’est bien de les avoir, mais ce n’est pas un récit. Le pro­jet ini­tial de la gauche, trans­for­ma­teur des modes de pro­duc­tion et de redis­tri­bu­tion des richesses, était par­ti­cu­liè­re­ment sub­ver­sif. Alors pour­quoi on n’ose plus le racon­ter comme on le fai­sait il y a un siècle ? Il faut retrou­ver l’audace d’être trans­gres­sif dans un contexte qui ne nous est pas du tout favo­rable. Il faut être à l’extrême oppo­sé de ce que la droite popu­liste nous pro­pose actuellement.

Pour remporter la bataille culturelle, vous dites qu’un politique subversif est nécessaire. Sans avoir la gouaille de Tchantchès, il nous faut donc oser désigner l’ennemi commun ?

En fonc­tion du contexte cultu­rel dans lequel on vit, les gens sont plus faci­le­ment dis­po­sés à rece­voir une his­toire ou l’autre en fonc­tion de ce qu’ils ont déjà digé­ré comme his­toires. Par exemple, à Liège, Tchan­chès [Marion­nette à tringle emblé­ma­tique du folk­lore lié­geois, vêtue du cos­tume typique des ouvriers du début XXe siècle dans le nord de l’Europe. NDLR] fait par­tie des valeurs par­ta­gées sur les­quelles on peut rebon­dir pour pou­voir créer ou faire écho à nos propres nar­ra­tifs. C’est en cela que les nar­ra­tifs glo­baux doivent pou­voir être mis en culture dans cer­tains espaces. Il faut les marier à un contexte local. Cela me fait pen­ser à l’écrivaine et mili­tante Juliette Rous­seau qui a orga­ni­sé en France la lutte contre le Ras­sem­ble­ment natio­nal au niveau local à par­tir de l’histoire régio­nale de la Résis­tance. Elle valo­ri­sait un patri­moine com­mun dont tout le monde était fier pour pou­voir en faire le moteur d’un vote contre le RN. En ce sens, l’histoire locale et les folk­lores ont ancré des valeurs très dif­fé­rentes mais qui ont des liens moraux sur les­quels on peut s’appuyer.

Mais atten­tion, il faut aus­si se déta­cher de l’idée – qui est notam­ment celle mise en scène par Tchan­chès — que la gauche c’est uni­que­ment la veuve et l’orphelin. Au début du 20e siècle, tenir ce dis­cours avait du sens. La majo­ri­té de la popu­la­tion était une classe labo­rieuse assez homo­gène mais aujourd’hui les classes tra­vailleuses sont très hété­ro­gènes en termes d’aspiration, de contrat de tra­vail, de métiers et même au niveau cultu­rel. On a évi­dem­ment les classes pré­caires puis on a eu les classes moyennes — une classe dont les franges les plus basses font selon moi éga­le­ment par­tie des classes popu­laires. On doit recréer un « nous » plus uni­ver­sel, qui ren­voie de l’égalité pour toutes et tous. On a besoin de remettre une forme d’universalité dans nos récits.

La difficulté n’est-elle pas de rester cohérent·e quand on arrive au pouvoir et qu’on n’a pas les pleins pouvoirs ?

Au-delà des coa­li­tions, les règles poli­tiques et éco­no­miques nous empêchent de faire tout ce que l’on vou­drait faire effec­ti­ve­ment. Si on doit s’opposer à des trai­tés inter­na­tio­naux, il fau­dra pas­ser devant une kyrielle de tri­bu­naux. Oui, on peut reve­nir à des ima­gi­naires de David contre Goliath, de Robin des bois… Poin­ter la dis­pro­por­tion de la force, avoir le cou­rage d’y aller. Pour cela, il faut être hon­nête, sin­cère, oser dire qu’on est mino­ri­sé et que la lutte des classes, c’est jus­te­ment ten­ter de récu­pé­rer le pou­voir qu’on n’a pas. Certain·es diront que ce n’est pas prag­ma­tique. Moi, je crois qu’il faut essayer cette stra­té­gie sur le long terme.

Il faut aus­si que notre récit se fasse dans un véhi­cule adap­té à son époque. Il faut oser se deman­der si la manière dont parlent et font de la poli­tique les syn­di­cats et certain·es acteur·ices de la socié­té civile est encore adap­té. Il faut trou­ver une nou­velle recette et c’est sans doute un mélange de ter­rain, de digi­tal, de récits sub­ver­sifs plus en phase. Et puis n’oublions pas que nos cer­veaux, notre capa­ci­té d’attention et d’interaction ont chan­gé. Il faut aus­si inté­grer ces ingré­dients-là. Ce qu’a réus­si à faire Ban­lieue-cli­mat sur les ques­tions envi­ron­ne­men­tales. L’association fran­çaise crée les condi­tions per­met­tant aux habitant·es de classes popu­laires de deve­nir acteurs et actrices de chan­ge­ment au niveau de leur ter­ri­toire, du local à l’international. Un bel exemple où on part de l’expérience de vie des gens pour pou­voir construire les récits plus macro.

La limite du côté sub­ver­sif, c’est quand cela devient contre-pro­duc­tif, quand les dis­cours vont ser­vir ceux de nos adver­saires. Par exemple le nar­ra­tif anti-taxe. Il est cer­tain qu’il y a des choses à racon­ter dans la manière dont il y a des taxes injustes qui arrivent à par­tir du moment où on défi­nance les ser­vices publics. Mais ce nar­ra­tif-là fait aus­si écho au nar­ra­tif anti-impôt de la droite « L’État me pré­lève mon argent et cela est injuste ». Autre exemple : la logique popu­liste qui per­son­na­lise les pro­blèmes. Par exemple en France, on parle de « Macro­nie ». Cela ne va pas. Quand bien même on enlè­ve­rait Macron de l’équation, la situa­tion ne s’améliorerait pas sou­dai­ne­ment. Il fait sans doute par­tie du pro­blème, mais c’est faux de dire que c’est lui le pro­blème. Et c’est une pra­tique qui se fait aus­si à gauche.

La Belgique est un pays de brassage, et pas seulement de houblon. Le brassage culturel est une base sur laquelle la gauche doit absolument travailler ?

La diver­si­té, c’est un vrai défi dont la gauche doit évi­dem­ment s’emparer. Par exemple à Bruxelles, le « zin­neke » [Du dia­lecte bruxel­lois. Petit chien sans race. Par exten­sion toute per­sonne d’origines mélan­gées. NDLR] est le sym­bole de cette diver­si­té. Pra­ti­que­ment plus per­sonne ne reven­dique à Bruxelles un ancrage his­to­rique de souche, parce que Bruxelles, c’est jus­te­ment ce patch­work de diver­si­té où on essaie de coopé­rer et de s’accorder. Ça, c’est le récit de la diver­si­té bruxel­loise. Après, il faut dans la pra­tique créer des ins­ti­tu­tions qui font que les gens se croisent. Notam­ment en ren­for­çant l’école publique pour que les jeunes d’origines socio­cul­tu­relles et socio-éco­no­miques dif­fé­rentes puissent se côtoyer. Or, notre socié­té telle qu’elle est orga­ni­sée, indi­vi­dua­liste et tra­ver­sée par des dis­cri­mi­na­tions struc­tu­relles, lais­sant chaque per­sonne à ses propres dif­fi­cul­tés, amène une forme de com­mu­nau­ta­risme. Nos tra­jec­toires quo­ti­diennes nous amènent trop peu à croi­ser des gens qui ne sont pas comme nous. Et ça, c’est un vrai défi de gauche, avant de prendre le pou­voir et après l’avoir pris. Com­ment lut­ter contre les inéga­li­tés, le déclas­se­ment social, les dis­cri­mi­na­tions racistes ou sexistes, si nous n’arrivons pas à connec­ter avec les per­sonnes concer­nées ? C’est pour­quoi il faut aus­si inves­tir dans les comi­tés de quar­tier, les comi­tés de jeunes, les fan-clubs de foot… Ce sont des lieux qu’à tort on n’envisage plus comme des lieux poli­tiques. Or, c’est là que beau­coup de choses se jouent.



L'étude Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires est consultable ici.



Cet entretien a été réalisé en déambulant dans le quartier liégeois d’Outremeuse, quartier populaire par excellence, qui a vu naître la marionnette Tchanchès et l’auteur Georges Simenon. Rendez-vous était donné au B3, la plus grande infrastructure culturelle de Wallonie, inaugurée en 2023. Le centre de ressources de la province de Liège a pris place sur le site de l’ancien hôpital de Bavière. Pendant près de deux siècles, Bavière a fait vivre le quartier en drainant chaque jour des milliers de patient·es, familles et soignant·es, jusqu’au milieu des années 1980. Notre parcours nous a aussi mené·es à la Maison médicale La Passerelle, au restaurant Côté cour, côté jardin, à l’Auberge de jeunesse Georges Simenon, à la Maison intergénérationnelle Le Chaleureux, à la Piscine communale d’Outremeuse et à l’Espace interculturel Aquilone. Autant de lieux porteurs d’histoire et de liens avec le mouvement social qui ont permis de dérouler le fil de l’analyse de Jérôme Van Ruychevelt Ebstein.