Qu’est-ce que les formes d’action utilisées par les Gilets jaunes (GJ), leur audace, leurs tactiques interrogent dans la stratégie portée par les syndicats ?
Le mouvement des Gilets jaunes doit être l’occasion chez nous d’entamer une réflexion profonde sur la façon de construire notre résistance sociale, de consulter la base et de prendre des décisions. C’est en effet indispensable de réaliser une autocritique. Je suis régulièrement confronté à des affiliés, et même à des délégués, qui ne se reconnaissent plus dans l’organisation, et pour qui la façon dont on organise la résistance ne répond plus à leurs attentes en tant que militant⸱es convaincu-es. C’est pourquoi certains enfilent un gilet jaune, même s’ils gardent leur veste rouge et continuent d’adhérer au syndicat, son anticapitalisme, ses principes. Personne ne remet en cause le rôle ou l’utilité des syndicats : ils sont nécessaires et on doit les renforcer. Mais par contre, on doit porter une autocritique sérieuse et se réinventer sur la forme des actions. Elle est contestée par une partie de plus en plus grande de la base et elle est contestable. Les Gilets jaunes ne seraient pas Gilets jaunes et se retrouveraient dans nos organisations, j’en suis persuadé, si on avait d’autres formes d’action.
Les manifestations des Gilets jaunes ne sont souvent pas déclarées. Lors des « actes », les GJ procèdent par la technique de cortèges multiples. Ils n’hésitent pas aller dans les lieux de pouvoir politique et économique, des zones qui n’étaient pas traditionnellement dédiées aux manifestations. Les manifestant·es s’écartent du parcours s’il est fixé ou sinon improvisent des parcours. La cadence est rapide et sans temps de pauses. Il n’y a pas de service d’ordre (à qui on reproche parfois d’être des auxiliaires de police)… Tous ces éléments impressionnent les observateurs et donnent une impression de détermination. Est-ce que ça crée des nouvelles manières – ou remet au goût du jour d’anciennes formes – d’occuper l’espace public, de se manifester, « d’en imposer » ?
En fait, les Gilets jaunes utilisent des techniques employées dans le passé par les syndicats. Il n’y a encore pas si longtemps que ça, dans les années 60, durant la grande grève de 60 ou plus tard dans des actions plus ponctuelles d’entreprises. On en revient à des formes d’actions mises de côté progressivement, sans doute par une certaine institutionnalisation du syndicat.
Ces techniques reviennent maintenant à la faveur de leur mouvement et je pense que c’est une source d’inspiration pour beaucoup au sein de la FGTB. Mais je n’ai pas encore fait mon opinion définitive sur les éléments qui nous permettront de recréer une cohésion d’ensemble. Parce qu’on doit tenir compte de publics variés. La cadence rapide du cortège, qui est une technique efficace, va par exemple être plus difficile à tenir par des pensionnés. Par contre, ces derniers peuvent réaliser sans trop de peine des actions comme le font « Le gang des vieux et vieilles en colère » qui ont fait un coup dans un Apple Store pour pointer du doigt les pratiques fiscales d’Apple. Je ne pense donc pas qu’il y ait une forme monolithique d’action qui puisse vraiment marcher pour tous. On doit jouer sur une panoplie d’actions à réfléchir ensemble en ciblant des points stratégiques en étant innovant sur la forme des choses. Mais je n’ai pas la formule idéale toute faite. C’est pourquoi j’ai proposé de réaliser des assises avec des Gilets jaunes, avec Le gang des vieux/vieilles en colère, avec les différents syndicats — pas uniquement FGTB —, avec l’associatif, etc. pour discuter ensemble de cibles et des formes d’actions communes pour avancer ensemble et exprimer notre colère de manière efficace tout en conservant nos identités respectives.
Les violences « manifestantes » et les violences policières qui répriment les manifestants sont des choses qui existaient évidemment bien avant les Gilets jaunes. Qu’est-ce qui est nouveau selon vous actuellement ?
Je pense qu’il faut d’abord différencier le phénomène français du phénomène belge. En France, il y a un vent de révolte qui s’organise avec des violences physiques qui sont vraiment costaudes avec des gens qui perdent un œil ou des mains, dans des conditions de quasi-guerre civile. Il faut rappeler que si on supprimait la première violence, c’est-à-dire la violence patronale d’un système qui vraiment nous met à genoux, il n’y aurait pas cette deuxième violence qui relève selon moi de la légitime défense.
En Belgique, on n’est heureusement pas dans le même schéma avec les GJ. Si on rencontre la même violence côté patronale, les réponses ne sont pas de l’ordre de la légitime défense : on reste encore dans une forme de désobéissance civile. Notamment par rapport au fait de ne pas demander systématiquement l’autorisation pour des manifs. Les Gilets jaunes nous montrent ainsi qu’on n’est pas forcément obligé de suivre ce schéma-là pour se faire entendre. Un bon slogan qui circule sur les réseaux sociaux dit : « On déclarera nos manifestations quand ils déclareront leurs revenus », je trouve cet état d’esprit intéressant.
Est-ce que ça voudrait dire concrètement par exemple initier des actions non déclarées ?
Une grève non déclarée, non, c’est impossible, car elle intervient en tant qu’arme ultime, et toujours à l’issue d’un processus de négociation durant lequel on a essayé d’explorer toutes les pistes possibles. Par contre, en ce qui concerne des actions plus ciblées, effectivement, pourquoi continuer de prévenir celui qui nous attaque de l’endroit où on va riposter ? Riposter de manière pacifique — j’utilise un langage guerrier, car c’est comme ça que ça se passe sur le terrain —, mais tout de même riposter pour les embêter sérieusement. C’est-à-dire faire mal à leur portefeuille. Or, en prévenant le grand patronat avant l’action, ils s’organisent pour orienter autrement la façon dont ils vont continuer à faire des profits et des dividendes. On doit continuer à défendre nos canaux usuels d’action comme la grève ou les manifestations. Mais à côté de ça il y a un troisième canal qui doit s’ouvrir : celui d’actions de désobéissance civile, de « guérilla », pour poursuivre sur la métaphore guerrière, dans le but de déstabiliser, pour faire mal là où ça fait vraiment mal. Et ce, à armes égales, sans laisser à nos ennemis un temps d’avance pour se préparer et pour neutraliser nos actions.
Certes, il faut des règles, mais j’ai pu observer lors d’une marche avec les GJ vers Mons que les manifestants sont sortis quatre fois du parcours théorique de la manif. D’abord, par souci de visibilité, pour être vu et entendu à certains endroits et ne pas se cantonner, comme cela se décide souvent au niveau syndical, à un trajet où personne ne va nous voir, dans de grandes avenues qui ne mènent nulle part. Ensuite, pour être cohérent avec leur propos et ne pas respecter ce qu’on leur imposait. Et enfin, pour poursuivre au mieux leur cible du jour : viser un média, la RTBF, pour être entendu par ce biais-là. Et que s’est-il passé ? La police s’est adaptée aux changements de parcours des Gilets jaunes, car on n’est quand même pas dans le grand banditisme.
Les Gilets jaunes ouvrent donc deux voies qui peuvent inspirer au niveau syndical. D’une part, cette désobéissance civile. Et d’autre part, des formes d’actions qui consistent à réfléchir à des cibles stratégiques qui visent là où ça fait mal, dans les poches de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir politique et économique c’est-à-dire de multinationales comme Total ou Google. Ce sont elles qu’on doit faire changer pour inverser les inégalités. Cette forme d’action est non seulement ciblée, mais en plus elle s’inscrit dans le temps, pas un one shot, pour maintenir la pression, même si leurs moyens pour y parvenir sont à renforcer. C’est pour ça qu’on doit travailler sur la convergence. C’est en tout cas une voie intéressante pour les syndicats si on ne veut pas continuer à se scléroser. On est vraiment à un moment où on doit sortir de notre zone de confort c’est-à-dire où on doit réinventer les voies d’expression de notre colère.
Vous pensez à la manifestation « nord-sud », faire masse, faire du nombre, mais où chacun rentre chez soi le soir, ce qui laisse parfois l’impression que ça n’a rien changé ?
Je pense que la journée de manif nord-sud pour montrer qu’on est là et exprimer à un moment donné une colère, mais sans fixer de perspective derrière est une voie qui ne fonctionne plus. D’ailleurs nos militants, nos affiliés de base, nous répètent sans cesse qu’ils ne veulent plus de « balades » nord-sud, plus de one shot, car ce n’est pas efficace : les grandes entreprises s’organisent facilement pour contrer une grève d’une journée, en stockant la veille, pour travailler sur d’autres sites de production. Nos affilié·es veulent voir des résultats c’est-à-dire voir qu’on fait mal à ceux qui nous font mal. L’efficacité est un des éléments que les Gilets jaunes nous rappellent en disant : il faut maintenir la pression tant qu’on n’est pas entendu.
Mettre plus de pression sur les cibles précises, est-ce que ça passe par des moyens qui ont recours à la force, à des moyens plus « durs » que ceux qu’on connait aujourd’hui ?
Est-ce qu’on doit organiser des formes plus violentes ? Non. De désobéissance civile ? À titre personnel, j’y suis favorable, parce qu’on doit s’adapter à ce à quoi nous sommes confrontés. Et malheureusement les voies habituelles et bien balisées sont devenues trop étriquées que pour se faire entendre correctement.
Par exemple, est-ce qu’on doit respecter la zone neutre ? J’en suis de moins en moins convaincu. Empiéter dessus comme l’ont fait des militants pour le climat me parait légitime. Car c’est dans la rue de la Loi que ça se passe. Ce pourrait être un premier pas pour pouvoir se faire entendre juste devant les murs de là où les décisions se discutent. Par expérience, je sais que quand les négociateurs entendent les cris derrière les portes, quand ils savent qu’il y a des comptes à rendre tout de suite, ça change le rapport de force.
En revanche, je n’encouragerais jamais des formes de violences physiques. Et tous les cas desquels j’ai pu être témoin n’étaient qu’une réponse à une première violence, qu’elle soit policière ou patronale. Quand on en arrive à des situations où des gens sont traités comme des animaux alors après, oui, effectivement, il y a parfois une réaction instinctive. Je n’encourage pas ça, mais je constate que c’est malheureusement les conditions dans lesquelles on met les gens qui mènent à de telles réactions.
On a souvent l’impression qu’il est difficile de faire plier un gouvernement qui fait la sourde oreille sans aller au-delà des manifestations pacifiques. Surtout si on se réfère aux nombreuses conquêtes sociales dans l’histoire qui ont été émaillées de violences politiques et sans doute au moins en partie obtenues grâce à elles. Les violences politiques sont-elles nécessaires dans les conflits sociaux ?
Dans les grands combats menés par le passé — et qui commencent d’ailleurs à dater — ce qui a pu être déterminant, ce n’est pas l’usage de violence en tant que telle, mais c’est le fait que les syndicats se soient fait dépasser par leur base. Quand il y a eu des pavés arrachés, quand il y a eu des camions retournés, ce ne sont pas les syndicats qui ont donné le mot d’ordre, mais les syndicats qui se sont fait dépasser par leur base.
Or, aujourd’hui, ceux qui se croient intouchables dans leur tour de verre, du côté patronal ou au gouvernement, à force de nous placer dans la situation où on ne peut rien négocier, nous amène justement vers le moment où on va se faire dépasser par notre base. Les gouvernants et les grands chefs d’entreprises ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de créer eux-mêmes les conditions d’un débordement du syndicat qui fait qu’il y aura à un moment donné de la violence, comme on l’a vécu dans le passé. On n’y est pas encore, mais tous les thermomètres sont au rouge. Des dégradations et de la violence physique risquent effectivement d’arriver par la faute patronale, par la faute de ceux qui empêchent la vraie concertation sociale devenue une concertation de façade.
Alors il y a deux écoles, la concertation, soit c’est un tampon qui empêche de faire une révolution, soit c’est un élément qui permet de progressivement mieux redistribuer les richesses. C’est cette dernière voie que j’ai choisi de suivre et à laquelle je continue de croire même si je constate que dans le cadre actuel, on nous empêche de mener une redistribution de manière équitable des richesses. On se dirige donc vers une voie sans issue, vers un débordement par notre base qu’on ne maitrisera plus et qui amènera ce qu’il amènera. Je ne le souhaite pas, mais les indicateurs, je le répète, sont tous au rouge…
En Belgique, les violences policières vis-à-vis des manifestant·es sont loin d’atteindre le niveau hallucinant qu’on observe en France. Néanmoins, on a assisté à des choses interpellantes comme l’arrestation préventive de près 500 personnes le 8 décembre 2018 à Bruxelles ou la mise en garde à vue dans des écuries de centaines de ces Gilets jaunes. Est-ce que ça reflète plus globalement une répression policière et judiciaire plus forte ces dernières années ?
Aujourd’hui [le 9 octobre 2018 NDLR], on parlait de l’enquête du comité P au sujet de ce qui est pour moi un meurtre, celui de la petite Mawda. Je ne stigmatise pas les policiers, je stigmatise ceux qui donnent les ordres tout en haut et donc le Ministère de l’Intérieur, Jan Jambon et compagnie, qui ont décomplexé le fait de tirer sur des gens et ont créé un état d’esprit au sein de la police où on peut se sentir autorisé à tirer sur des gens qui ne sont pas armés. Je fais ce parallèle, car je pense que c’est un phénomène global, pas seulement à l’égard des mouvements sociaux. Le gouvernement actuel a mené une diabolisation des syndicats, et singulièrement du nôtre en affirmant partout que les syndicats étaient nuisibles et qu’il fallait durcir le ton face à eux. Ces idées commencent à percoler dans l’opinion publique. On commence à accepter des déploiements policiers plus durs, certaines provocations policières à l’égard des manifestants comme celles que le fameux commissaire Vandermissen a pu faire. Une sorte d’esprit d’impunité se met en place. Francken peut twitter des horreurs sans qu’on ne lui dise rien. Et pour les forces de l’ordre, tabasser du syndicaliste ou du migrant, ce n’est pas bien grave, on peut y aller. On fait abstraction des droits humains. Ce n’est pas un problème non plus d’arrêter les manifestants de manière préventive, de les traiter de manière dure et costaude alors qu’ils n’étaient pas violents.
Cela ne concerne pas uniquement les Gilets jaunes. Quand on a manifesté contre le CETA et le TAFTA, les gens se sont faits colsonner et bien pousser, y compris des jeunes filles, des personnes âgées, des mères. Moi je trouve que c’est scandaleux de traiter des gens comme ça. Mais ça date d’il y a quelques années déjà : il y a une montée en puissance d’un état d’esprit qui est de dire : si c’est sur des gens qu’on peut stigmatiser, allez‑y, ne vous inquiétez pas, on va vous couvrir. On se trouve dans une situation où les forces de l’ordre sont incitées à bien montrer leurs boucliers et qu’ils sont là pour qu’on respecte le gouvernement en place.
Vous avez des relais dans la police. Est-ce que c’est des réflexions qui parcourent les travailleurs et travailleuses de la police ?
Clairement, moi je ne mets en difficulté personne, mais on est effectivement informé de l’intérieur, par nos affilié⸱es, de situations qui ne sont pas acceptables au sein même des forces de l’ordre. La majorité font évidemment leur boulot correctement, mais il y a des consignes et surtout la diffusion d’un état d’esprit visant à légitimer certains comportements qui ne sont pas acceptables et qui sont dénoncés même au sein des forces de l’ordre sur le mode du : « Allez‑y s’il faut frapper des manifestants, ne vous inquiétez pas parce qu’on arrivera bien à retomber sur nos pattes en disant que c’est les manifestants qui débordaient ».
Et les centaines Gilets jaunes qui ont été gardés à vue dans les écuries, ce sont des situations humiliantes ?
Oui, je pense que c’est le nœud du problème : humilier les gens et leur faire passer le message « ne revenez pas, on a vos noms ». C’est une forme d’intimidation qui n’est pas acceptable.
Les choses semblent aller dans un sens toujours plus ultra sécuritaire..
Encore une fois, la France, c’est la France, la Belgique c’est la Belgique et pour l’instant, on en est ici juste aux prémices. On dit toujours que les policiers belges sont plus habitués à de gros mouvements sociaux, ce qui expliquent qu’ils les gèrent, jusqu’à présent, sans utiliser de flashballs ou de tasers. Mais si ça continue, si on a un deuxième gouvernement comme celui qu’on a eu, on peut vite arriver à un durcissement sécuritaire.
3 commentaires
Tout cela est très inquiétant pour la suite…
Si ça vire à la Macron en Belgique, on ira clairement vers un gouvernement plus sécuritaire
il me semble qu’on se dirige de plus en plus vers des techniques de guérillas , qui ont largement fait leurs preuves . Petites manifestations surprises très ciblées visant le politique et le patronat , le décrochage et la dispersion immédiate . Faire peur avant tout , en faisant un peu de casse ici et là , faire régner une atmosphère d’insécurité dans les milieux dirigeants responsables.….rien de bien nouveau dans tout ça !