
Bon, il semble bien que ce virus, revenu à la biologie après un passage en terres informatiques, ait une véritable conscience politique et présente une allure progressiste, pourtant évanouie de nos contrées depuis longtemps.
Il provoque un retour magistral de la primauté du politique, malgré les irrépressibles énervements de Trump, Bolsonaro ou Orban, mais, bon prince, il a épargné Bojo. Finie la dictature de l’économie, de la rigueur budgétaire, du pacte de stabilité, de la privatisation effrénée au nom de la compétitivité, l’idéologie du TINA a sombré face à un infinitésimal bout de matière.
Revanche des pouvoirs publics, réhabilitation des protections sociales, évocation de nationalisations d’entreprises, balbutiements sur un revenu d’existence, même à Washington c’est dire, on se frotte les yeux. L’État demande aux actionnaires de différer leurs dividendes. Un basculement encore impensable il y a quelques semaines. Veni, covidi, vici, si on me permet un très mauvais jeu de mots.
Plus encore, ce minuscule morceau d’ARN nous condamne à un sursaut éthique, oublié durant des décennies de néolibéralisme. L’individuel, l’égoïsme, l’intérêt particulier, s’effacent, un peu, devant le collectif et le bien commun, des applaudissements de 20 heures au port des masques, tout à la gloire des héroïnes du front et du respect des gestes-barrière. Ma santé dépend de celle des autres qui dépendent de moi. Une boucle salutaire de rétroaction sanitaire.
L’infirmière, la caissière ou l’éboueur ont démonétisé le banquier. Et le virologue, l’expert en économie. On verra plus tard pour les politiques dans la hiérarchie des fonctions sociales plébiscitées ou honnies. Sans grande illusion. Bref, tout semble, comme par la magie d’un microbe, redevenu possible, de la relocalisation du commerce à la revalorisation de la patience et de la lenteur, du respect des accords de Paris sur le climat, à la réappropriation d’espaces par les mondes sauvages.
Le « cygne noir » nous conduit d’une crise de la solidarité à une solidarité de crise. Conscience aigüe de la panne du système-Terre, de l’interdépendance étroite entre les pandémies et la dévastation des biotopes, de notre addiction aux multinationales du divertissement, aux laboratoires asiatiques ou aux géants de l’agroalimentaire qui spéculent sur les cours du blé, du maïs et du riz… voire du PQ.
Chance historique à saisir ? Opportunité pour imposer un nouveau paradigme dans le monde de l’après-Covid ? « Cassure de l’Histoire en deux » comme l’écrivait Nietzsche ?
Mais, ce satané virus, sous des dehors de vouloir fédérer des « solitudes solidaires, » demeure hélas très politiquement correct. Une face sombre après quelques éclairs de justice. Comme nous l’apprennent les historiens, la charge virale est profondément inégalitaire. À l’analyse des conséquences sociales de la peste noire du 14e siècle ou de la grippe « espagnole » de 1918 – 1920, Laurent Testot écrit dans Cataclysmes : « Une règle d’airain vaut pour toutes les épidémies : être riche garantit toujours de meilleures chances de survie. » Deuxième invariant : « Plus le monde est connecté, plus l’épidémie se diffuse vite ». Huit ans en 1348, huit mois en 1918, huit heures en 2020 ?
Les effets dramatiques du microbe s’accumulent en effet : catastrophe humanitaire à l’échelle planétaire, menaces de famines, chômage massif, emploi, ravagé, plongées dans la pauvreté, inégalités face au confinement, désespérance des sans-abris et des migrants, insupportable promiscuité des banlieues africaines ou indiennes, survies au quotidien, faillites d’entreprises, capitalisme de surveillance et contrôle social omniprésent, amélioration très temporaire de la qualité de l’air, assignation croissante à Netflix, hausse des féminicides et des violences sur les enfants, logiques biosécuritaires et trafics de masques et de tests…
Les parfums totalitaires, conservateurs et réactionnaires du virus s’exhalent et répandent leurs odeurs méphitiques dans l’atmosphère étrange de cet incendie viral.
En somme, cet agent pathogène, comme disent les virologues abonnés aux médias, possède un petit côté « humain, trop humain ». Il se fait tantôt ange, tantôt démon. Il est contradictoire, comme nous tous, parfois rebelle et solidaire, parfois crispé et égotiste. Miroir de notre condition, il nous lance aussi un lancinant rappel : « la vie n’est pas qu’une maladie sexuellement transmissible ». Elle est, comme l’écrivait Sigmund Freud, « à la différence des autres maladies, toujours mortelle et elle ne souffre d’aucun traitement ».
« Individualistes de tous les pays, unissez-vous ! » (Ayn Rand)