[COVID-19] Un virus de gauche ?

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

Bon, il semble bien que ce virus, reve­nu à la bio­lo­gie après un pas­sage en terres infor­ma­tiques, ait une véri­table conscience poli­tique et pré­sente une allure pro­gres­siste, pour­tant éva­nouie de nos contrées depuis longtemps.

Il pro­voque un retour magis­tral de la pri­mau­té du poli­tique, mal­gré les irré­pres­sibles éner­ve­ments de Trump, Bol­so­na­ro ou Orban, mais, bon prince, il a épar­gné Bojo. Finie la dic­ta­ture de l’économie, de la rigueur bud­gé­taire, du pacte de sta­bi­li­té, de la pri­va­ti­sa­tion effré­née au nom de la com­pé­ti­ti­vi­té, l’idéologie du TINA a som­bré face à un infi­ni­té­si­mal bout de matière.

Revanche des pou­voirs publics, réha­bi­li­ta­tion des pro­tec­tions sociales, évo­ca­tion de natio­na­li­sa­tions d’entreprises, bal­bu­tie­ments sur un reve­nu d’existence, même à Washing­ton c’est dire, on se frotte les yeux. L’État demande aux action­naires de dif­fé­rer leurs divi­dendes. Un bas­cu­le­ment encore impen­sable il y a quelques semaines. Veni, covi­di, vici, si on me per­met un très mau­vais jeu de mots.

Plus encore, ce minus­cule mor­ceau d’ARN nous condamne à un sur­saut éthique, oublié durant des décen­nies de néo­li­bé­ra­lisme. L’individuel, l’égoïsme, l’intérêt par­ti­cu­lier, s’effacent, un peu, devant le col­lec­tif et le bien com­mun, des applau­dis­se­ments de 20 heures au port des masques, tout à la gloire des héroïnes du front et du res­pect des gestes-bar­rière. Ma san­té dépend de celle des autres qui dépendent de moi. Une boucle salu­taire de rétro­ac­tion sanitaire.

L’infirmière, la cais­sière ou l’éboueur ont démo­né­ti­sé le ban­quier. Et le viro­logue, l’expert en éco­no­mie. On ver­ra plus tard pour les poli­tiques dans la hié­rar­chie des fonc­tions sociales plé­bis­ci­tées ou hon­nies. Sans grande illu­sion. Bref, tout semble, comme par la magie d’un microbe, rede­ve­nu pos­sible, de la relo­ca­li­sa­tion du com­merce à la reva­lo­ri­sa­tion de la patience et de la len­teur, du res­pect des accords de Paris sur le cli­mat, à la réap­pro­pria­tion d’espaces par les mondes sauvages.

Le « cygne noir » nous conduit d’une crise de la soli­da­ri­té à une soli­da­ri­té de crise. Conscience aigüe de la panne du sys­tème-Terre, de l’interdépendance étroite entre les pan­dé­mies et la dévas­ta­tion des bio­topes, de notre addic­tion aux mul­ti­na­tio­nales du diver­tis­se­ment, aux labo­ra­toires asia­tiques ou aux géants de l’agroalimentaire qui spé­culent sur les cours du blé, du maïs et du riz… voire du PQ.

Chance his­to­rique à sai­sir ? Oppor­tu­ni­té pour impo­ser un nou­veau para­digme dans le monde de l’après-Covid ? « Cas­sure de l’Histoire en deux » comme l’écrivait Nietzsche ?

Mais, ce sata­né virus, sous des dehors de vou­loir fédé­rer des « soli­tudes soli­daires, » demeure hélas très poli­ti­que­ment cor­rect. Une face sombre après quelques éclairs de jus­tice. Comme nous l’apprennent les his­to­riens, la charge virale est pro­fon­dé­ment inéga­li­taire. À l’analyse des consé­quences sociales de la peste noire du 14e siècle ou de la grippe « espa­gnole » de 1918 – 1920, Laurent Tes­tot écrit dans Cata­clysmes : « Une règle d’airain vaut pour toutes les épi­dé­mies : être riche garan­tit tou­jours de meilleures chances de sur­vie. » Deuxième inva­riant : « Plus le monde est connec­té, plus l’épidémie se dif­fuse vite ». Huit ans en 1348, huit mois en 1918, huit heures en 2020 ?

Les effets dra­ma­tiques du microbe s’accumulent en effet : catas­trophe huma­ni­taire à l’échelle pla­né­taire, menaces de famines, chô­mage mas­sif, emploi, rava­gé, plon­gées dans la pau­vre­té, inéga­li­tés face au confi­ne­ment, déses­pé­rance des sans-abris et des migrants, insup­por­table pro­mis­cui­té des ban­lieues afri­caines ou indiennes, sur­vies au quo­ti­dien, faillites d’entreprises, capi­ta­lisme de sur­veillance et contrôle social omni­pré­sent, amé­lio­ra­tion très tem­po­raire de la qua­li­té de l’air, assi­gna­tion crois­sante à Net­flix, hausse des fémi­ni­cides et des vio­lences sur les enfants, logiques bio­sé­cu­ri­taires et tra­fics de masques et de tests…

Les par­fums tota­li­taires, conser­va­teurs et réac­tion­naires du virus s’exhalent et répandent leurs odeurs méphi­tiques dans l’atmosphère étrange de cet incen­die viral.

En somme, cet agent patho­gène, comme disent les viro­logues abon­nés aux médias, pos­sède un petit côté « humain, trop humain ». Il se fait tan­tôt ange, tan­tôt démon. Il est contra­dic­toire, comme nous tous, par­fois rebelle et soli­daire, par­fois cris­pé et égo­tiste. Miroir de notre condi­tion, il nous lance aus­si un lan­ci­nant rap­pel : « la vie n’est pas qu’une mala­die sexuel­le­ment trans­mis­sible ». Elle est, comme l’écrivait Sig­mund Freud, « à la dif­fé­rence des autres mala­dies, tou­jours mor­telle et elle ne souffre d’aucun trai­te­ment ».

« Individualistes de tous les pays, unissez-vous ! » (Ayn Rand)