Al-Khobar est une ville située dans la province orientale du royaume d’Arabie saoudite, le long du golfe Persique. Autrefois un petit village de pêcheurs, elle accueille aujourd’hui bon nombre de compagnies pétrolières, nationales et internationales. Plus ou moins un million d’habitant·es y vivent, dont Mephisto, Ostron et Mukadars. Des pseudonymes, utilisés non par choix, mais bien par obligation. En effet, les trois hommes jouent du black metal, un style de musique extrême à la vocation antireligieuse. Dans un pays où la législation s’inspire fortement de la charia, afficher publiquement pour un·e musulman·e un rejet de la religion islamique revient à se faire accuser d’apostasie. Autrement dit : une condamnation à mort.
Les trois artistes se rencontrent un peu par hasard, en 2008. Ils croisent leurs goûts musicaux avec une répulsion quasi innée des codes culturels, sociaux et religieux ambiants. De cette union naît le groupe Al-Namrood, une traduction en arabe de Nimrod, le nom d’un ancien roi babylonien qui se serait rebellé contre Dieu. Tout un symbole pour ces trois artistes qui entendent aller musicalement à l’encontre du système dans lequel ils sont immergés depuis tout jeunes. Pour y parvenir, un maître mot : la discrétion. Pas de local de répétition, pas de studio d’enregistrement, pas de concerts, pas de photos promotionnelles. Tout doit être cloisonné au sein des quatre murs des musiciens, à l’abri des voisin·es et de la famille. Une adresse e‑mail et une page Facebook en guise d’ouverture sur le monde. Un monde qui devient dès lors un global village, comme le désigne Marshall McLuhan. Cela tombe bien : c’est également un label canadien, Shaytan Productions, qui croira en eux dès leurs débuts. Malgré une épée de Damoclès qui ne demande qu’à leur faire ployer le genou, les Saoudiens vont sortir six albums studio en onze années de parfaite clandestinité.
« Le metal est un magnifique style de musique concrète », explique Mephisto. « La musique orientale, quant à elle, permet de recycler l’esprit. On a voulu imaginer une rencontre entre les deux »1. Al-Namrood incarne donc la synthèse entre des ambiances lourdes et des voix gutturales avec des instruments orientaux tels que l’oud, le ney, le kanoun ou encore la darbouka. Pourtant tapis dans l’ombre par nécessité, les interprètes sont devenus hors des frontières un des emblèmes du metal moyen-oriental, autant par leur résistance que par leurs sonorités uniques.
Depuis quelques années, l’Arabie Saoudite tente de se racheter une image internationale, en se portant par exemple candidate pour organiser la rencontre du G20 en 2020. Ou encore en devenant un des pays membres du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Un comble quand on sait que ce pays est classé 141e sur 149 par le Rapport mondial sur l’inégalité entre les sexes, qu’il pratique la peine de mort pour les mineur·es, qu’il interdit toute forme de parti politique ou qu’il a plongé le Yémen dans ce que l’ONU considère comme « la pire crise humanitaire au monde », suite à des incursions militaires répétées depuis 2015.
La situation que connait le groupe de musique Al-Namrood n’est donc qu’un exemple parmi tant d’autres d’un bafouement répété des droits humains par l’Arabie Saoudite. Jamal Khashoggi était un journaliste saoudien fermement opposé à la guerre au Yémen. Il est sauvagement assassiné le 2 octobre 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Une vague d’indignation internationale dénonce ce meurtre politique. La même année, Loujain al-Hathloul et d’autres Saoudien·nes sont arrêté·es de façon arbitraire en raison de leur militantisme féministe et pacifique pour l’obtention d’un droit de conduire pour les femmes et la fin du système de tutelle masculine. S’en suit une nouvelle salve d’indignations, plus discrète, qui entraine néanmoins cette fois-ci quelques (maigres) réformes, allégeant la chape de plomb patriarcale. Quant à Al-Namrood, pour le moment encore indemne, seule l’histoire nous dira si l’acharnement depuis plus de dix ans de ces trois musiciens permettra un jour d’ouvrir une brèche dans ce paysage culturel saoudien verrouillé à double tour. Ou tout du moins, que leurs compositions puissent continuer à nous parvenir sans être, du jour au lendemain, décapitées.