Un tas de solutions médicales (et par exemple vaccinales) ont été mises en place dans cette crise, mais encore faudrait-il que tout le monde puisse y avoir accès d’une part, et d’autre part qu’elles ne reposent pas sur la corvéabilité de celleux qui les prennent en charge, au risque d’être inégalitaires et pas du tout collectives. Ces situations de désastre nous reposent la question de la place à prendre, en tant qu’artistes (et tout simplement comme acteur·rices de ce monde), et nous interrogent ; quelles prises avons-nous encore sur la situation ? Si on met de côté le survivalisme ou l’indifférence, le déni ou l’aveuglement (et après tout, pourquoi pas ?), on peut oublier les stratégies artistiques d’intervention dans la sphère publique apparemment inopérantes, et privilégier l’action directe. Réagir à la situation d’urgence, répondre par l’immédiateté – une blessure, un pansement – palier les incuries, s’organiser pour faire face aux premières nécessités. Mais dans quelle mesure peut-on jouer sur une autre ligne de front visant à apporter une réponse à cette crise existentielle de notre rapport au vivant ?
Ici, dans le cadre du présent article, nous avons souhaité regarder des dispositifs qui favorisent une production de connaissances à même de nourrir une société plus juste et plus humaine, et de créer des communs du soin, déjouant les manipulations du langage néolibéral pour résister à ses alternatives infernales, et imaginer des outils collectifs pour redonner de la valeur à des connaissances situées, des expériences de vie, des savoirs venus des corps. Dans les lignes qui suivent, pas de mode d’emploi-miracle ni de manuel de résolution de crise, ni même une volonté d’éradiquer une autre modalité de connaissance tout aussi nécessaire et amenée par une expertise plus formelle et spécifique, scientifique. Mais plutôt un souhait d’enquêter sur quelques formats artistiques récents et en cours de réalisation qui créent un cadre de collecte de ces savoirs expérientiels et fondent leur légitimité en offrant un contrepoint incarné et de « terrain ».
L’attention contre l’oppression et l’invisibilisation
Comment tendre l’oreille pour donner à entendre ? Quelles voix et quels savoirs rendre audibles ? Si l’on va dans le sens de la définition de l’OMS et que l’on tâche d’aborder la santé à une échelle moins court-termiste que celle de l’urgence et du pansement, la visée d’un bien-vivre en société oblige à sortir des dynamiques d’oppression et d’invisibilisation. Les artistes peuvent y jouer un rôle-clé en ouvrant des espaces d’expérimentation qui permettent de brouiller le système usuel des dépendances et des indépendances, d’autonomie et de vulnérabilité. Car on peut être tout à la fois autonome ET vulnérable. Ces espaces génèrent une dialectique de réciprocité entre celleux qui donnent et celleux qui reçoivent le soin. C’est ce qui fait la force d’un projet tel que Bodies of Knowledge : créer des situations d’attention qui veillent d’une part à un partage plus horizontal et inclusif, mais font surtout de l’espace public un lieu possible de transmission, par des personnes non identifié·es par l’institution comme des « sachants », de connaissances non dominantes et/ou réprimées. Approximativement un cinquième du corpus de toutes les connaissances de vie partagées par les personnes qui sont venues participer, touche les questions de soin et de santé de manière transversale. On y interroge par exemple le bien-être dans l’épreuve des difficultés d’accès à un logement décent, la problématique de la précarité, la contradiction qu’il y a à prendre soin de soi en ville dans un milieu réputé toxique, l’isolement social et ses conséquences sur la santé mentale, la difficulté des institutions à créer un environnement sain, épanouissant, stimulant pour des personnes neuro-atypiques, invalides ou dites « inadaptées », mais aussi l’auto-détermination dans son parcours de santé, des techniques de méditation, de soin par les plantes ou les champignons… La plupart de ces sessions ont pour dénominateur commun et point de départ la frustration de ne pas être écouté·e par son médecin, figure qui incarne un savoir hyper-légitimé. Les bodies of knowledge témoignent souvent d’une perte de confiance en elleux et d’un besoin d’outils pour apprendre à s’écouter soi-même. Avec une méthode de collecte des savoirs peu interventionnistes, de protocole d’accueil et de mise en contact très discret entre les bodies et celleux qui viendront les écouter, tant dans sa demande d’attention que de respect et de bienveillance pour ne pas écraser la connaissance du body, le dispositif artistique crée le cadre léger et non normatif grâce auquel l’expérience pourra être reconnue. Mise en récit à destination de plusieurs inconnu·es, donc singularisée, elle sera sortie d’un contexte strictement personnel, familial ou amical, et devient un savoir encapacitant. Le body est considéré comme un individu à part entière au-delà de l’expression de sa propre souffrance, ou la seule attention usuellement portée à la partie « malade ».
Faire de l’écoute un lieu de rassemblement
La présence de l’artiste dans un processus de soin, quand bien même celle-ci peut rester discrète voire s’effacer grâce à la mise en place d’un protocole visant justement l’autonomisation, ouvre un troisième terme qui permet de se défaire des risques de hiérarchie entre un·e spécialiste et ses patient·es (ne serait-ce que dans la dynamique de besoin du soin), et au profit de l’intelligence collective. L’écoute n’est alors plus unilatérale et devient un lieu de rassemblement où chaque personne peut parler par et pour soi-même, être son ou sa propre représentant·e, faire entendre sa parole, être reconnu·e. L’artiste impliqué·e dans un travail dit communautaire au sein d’institution de santé peut créer des espaces de liberté qui se distinguent du temps de la consultation et rendent plus poreux voire effacent temporairement les rôles de chacun·e. La dynamique collective suppose alors potentiellement de livrer des parties intimes de soi, quelle que soit sa fonction dans cette triangulation artiste-thérapeute-patient·e, et d’être tout à la fois émetteur et récepteur du soin, du moins de l’attention. Celle-ci se voit dépolarisée et la co-construction des réponses à des besoins amène à se concentrer sur les interrelations. C’est le cas du travail des Habitant·es des images qui avec le service de santé mentale Centre Exil proposent des ateliers à des personnes cherchant une protection sur le territoire belge après avoir vécu des violences et souffrant de traumatismes liés à l’exil lui-même. À partir d’un objet – par exemple, la poupée ou le masque – les participant·es déplient histoires, récits, et souvenirs qui donneront lieu en clôture à une production artistique. Différents médias ont été explorés jusqu’ici, de la photographie à la création textile en passant par l’écriture. Mais ici encore, c’est le partage des expériences qui est au centre : le commun se crée au présent à partir d’un groupe qui n’existe que par l’atelier conduit par les artistes et auquel participent également les thérapeutes du Centre. L’expérience artistique, qui vaut en soi, est un support pour déclencher la parole, un médium pour créer une situation de groupe et travailler en solidarité. Autant de matière qui servira ultérieurement le travail spécifique de thérapie : tant pour la thérapeute que pour la patiente qui aura gagné en confiance dans la légitimité de son expérience transmise et validée au cours de ces temps communautaires. Et indépendamment des productions finales, qui au-delà de la valorisation des parcours et des personnes, auront aussi leur vie artistique autonome.
Si l’intervention des artistes est une échappatoire possible à la puissance d’assignation médicale, placer la relation au centre suppose donc une posture sensible d’accueil ou de rencontre qui nécessite de livrer beaucoup plus de choses de soi et de l’accepter, « de manière à percevoir les silences qui racontent des choses, aller explorer avec elle, sentir son territoire existentiel et pouvoir être chaque fois dans une rencontre qui laisse de la place à l’invisible »1. C’est Aurélie Exh, chargée de projet et de recherche à l’Autre « lieu » – R.A.P.A (Recherche-Action sur la Psychiatrie et les alternatives) qui en parle en ces termes. Or, cette rencontre nécessite du temps, comme l’aura aussi éprouvé le metteur en scène Nicolas Mouzet-Tagawa, d’autant plus si l’on cherche à changer de perspective. Il s’est rapproché des membres de l’Autre « lieu » alors qu’il créait Le Site au Théâtre Océan Nord en participant au Labo, « un espace où réagissent les substances chimiques de notre pensée ; (où) on y passe au microscope les présupposés, on y scanne la cohue de nos idées et on radiographie le discours dominant. En présence d’agents perturbateurs un livre, une image, un évènement, ou une question, on y fait des expériences, histoire de renforcer notre immunité critique ». La pensée y erre au gré des préoccupations singulières et collectives, et comme son nom l’indique, le LABO ne suppose aucune obligation de résultat. Nicolas Mouzet-Tagawa y a participé, au même titre que les autres membres, en parallèle de la création du Site. Cette participation sortait totalement du temps de la production, elle était aussi externe à toute forme de médiation répondant à l’injonction de « rencontrer des publics-cible » comme les institutions y engagent parfois les artistes. Il dit avoir préféré « envisager que rien ne se passe et prendre au sérieux des presque rien pour qu’il advienne quelque chose »2, et de faire de ce « presque rien » un objet de réflexion. Difficile de mesurer en quoi un groupe de discussion influe sur une création et comment des enjeux artistiques peuvent intéresser des personnes extérieures aux champs de l’art. Mais là n’est pas tellement la question à partir du moment où l’on sort aussi d’une relation duelle avec d’un côté un artiste qui a pour ambition la réalisation de son projet et de l’autre un public « visé » que l’on convie à celui-ci pour le plaisir d’avoir « diversifié » sa salle ou coché la case « minorité ». Bien sûr, les intentions sont rarement aussi cyniques mais force est de constater que certains projets artistiques ne servent parfois que leurs propres enjeux en oubliant ceux des personnes qu’ils entendent justement « inclure », même avec les meilleures intentions du monde. Le plus important est de faire se croiser les préoccupations de chacun·e, quitte à ce qu’elles ne se rencontrent pas, ce qu’on ne peut pas prédéterminer à l’avance. Assigner et polariser les places au début de la relation présente le risque d’en faire perdre la richesse et les potentialités. Car est-ce que ce n’est pas la modification permanente des situations qui permet de « prêter attention au commun qui vient »3 et de recomposer nos cartographies existentielles et expérientielles, préalable à tout travail de soin et d’action sociale ? On ne peut donc conclure sur qui a influencé quoi, mais le fait est que Le Site de Nicolas Mouzet-Tagawa s’est déployé au Théâtre Océan Nord comme un lieu gigogne qui remet en question la conception de la perspective à la Renaissance comme point de vue unique, et reconfigure en permanence ses propres agencements. Conçu à la fois comme un espace scénographique fait de grands panneaux blancs déplacés par des marionnettistes invisibles, et un labyrinthe existentiel, il n’a cessé de déplacer le regard et l’écoute, en actualisant les points de vue par ceux qui le manipulent. Et par ailleurs, les échanges au sein du Labo auront permis de poser les bases de la campagne 2022 de l’Autre « lieu » sur la légitimité des savoirs expérientiels. Pas de cause à effet direct, mais assurément des mises en situation et approches distinctes pour des questionnements communs.
Se mettre en bouche un sentiment de puissance
Ce processus d’encapacitation (pour ne pas dire « empowerment », que la langue managériale a par ailleurs kidnappé à son profit) – par où chacun·e des membres d’un collectif acquiert, grâce aux autres et avec les autres, une capacité propre à penser, sentir, décider qu’iel n’avait pas individuellement – devient une entreprise de connaissance. Ou même une pratique de l’interrelation, de l’interaction entre vivants où se mêlent nos puissances et nos énergies, qui permette de retrouver une capacité d’agir, de se « réapproprier » (reclaim). Encore faut-il libérer cette construction de savoir d’une langue qui traduit des systèmes d’oppression, et retrouver un langage commun à même de nous redonner une voix dans le débat et la vie publique. Créer un répertoire de mots pour comprendre ce qui nous arrive et reprendre prise sur des évènements qui nous échappent ; pour nous réconforter, nous soigner, reprendre des forces. Ce travail de réappropriation des savoirs par les mots, c’est le travail que se propose de réaliser le Laboratoire autogéré de recherches expérimentales Désorceler la finance au travers d’ateliers avec différents collectifs en lutte et qui aboutira à une création radiophonique à la fin de l’année 2022. L’un des 5 épisodes du documentaire traitera plus spécifiquement des enjeux de santé (aux côtés de ceux des seniors, du logement, du travail, et de l’alimentation). Point de départ à une recherche collective de mots qui « pænsent », nous poserons la question : comment les corps sont affectés par la financiarisation ? Et ce, afin d’élaborer un glossaire pour désorceler la finance, nous désenvoûter des injonctions à payer, nous défaire des exigences de rentabilité et de compétitivité qui touchent notamment nos systèmes de santé publique. Sortir de la rhétorique économique qui dit « il faut » et « on doit », énonce des sentences irrévocables et signe la fin des alternatives au lieu d’ouvrir l’éventail des possibles dans le débat public. Sortir de la LCN, la « Lingua Capitalismi Neoliberalis », cette langue oppressive que décrypte Sandra Lucbert. « Il s’agit de donner des yeux à la pensée, ou du moins une meilleure vue, par des combinaisons de mots qui fassent projecteurs, lunettes ou loupes, […] étendre la surface visible – pensable – des mécanismes qui nous meuvent »4. Voir les rouages à l’œuvre derrière les mots qui nous hypnotisent pour qu’il devienne impossible de nous siffler à l’oreille des discours d’impuissance. Et nous mettre plutôt en bouche un langage à même de générer de nouvelles images, de nouvelles catégories à nos représentations. Si seulement la recomposition de savoirs que la science médicale a transformés en un système sociotechnique inaccessible pouvait nous libérer d’une culture de domination et d’exploitation des corps, pourrions-nous alors aspirer à cet état complet de bien-être physique et mental ? Un nouveau lexique est à créer, est en création, pour exprimer ce qui pourra surgir d’une attention renouvelée au milieu ou à l’environnement au sein duquel les savoirs en santé s’élaborent, attention accrue aux partenaires sociaux humains comme non-humains pour mieux prendre soin des communs à venir ?
- Aurélie Exh, « Territoires de liens : expériences en santé mentale », in Culture & Démocratie n°53, 2021.
- Propos issus de l’atelier « regards croisés sur la participation » à La Bellone le 18 mai 2021.
- « paying attention to the coming commons », concept amené par Tim Ingold, in Marcher avec les dragons, Zones Sensibles, 2013.
- Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Points, 2020.
Emmanuelle Nizou est impliquée dans plusieurs collectifs et organismes qui croisent art, théorie, politique et activisme, et inventent des stratégies d’intervention artistique dans la sphère publique.