Et, face à l’éternel débat entre le jeunisme et la vieillesse, ce naufrage selon les uns, ce sauvetage selon les autres, rappelons que cette querelle se déroule depuis des millénaires. Ainsi, à Athènes, au 5e siècle avant JC, Solon, le sage, célèbre le grand âge. « Je deviens vieux en continuant à apprendre » clame-t-il face au poète Mimnerme de Colophon qui honnit le grand âge, ce mal éternel, « plus glacial que la mort ». Pour Aristote, comme pour Romain Gary, la vieillesse n’est jamais admirable. En revanche, pour Cicéron, Plotin ou Kant, elle coïncide avec un esprit élargi, une récompense ou une sagesse. « La perte d’énergie est compensée par la lucidité et l’expérience » écrit Pierre-Henri Tavoillot. « La vieillesse a pour jouissance de n’en désirer aucune » affirmait Sénèque.
Mais aujourd’hui ? Avec l’allongement continu de l’espérance de vie, à quel âge devient-on vieux ? 75 ans en moyenne selon les sondages mais 35 ans pour Aristote, 40 pour Montaigne ou 80 pour Caton, ce romain de l’ère antique. Rappelons ici les scandaleuses inégalités quant à l’espérance de vie moyenne des peuples d’aujourd’hui : 83,7 ans au Japon contre 50,1 ans en Sierra Leone, selon les dernières statistiques de l’OMS. Soit 33 ans de portion de vie en moins si on naît dans ce petit pays d’Afrique ! En Belgique aussi, il y a de fortes disparités quant à l’espérance de vie, plusieurs années, en fonction de la classe sociale, du niveau de diplôme ou du fait d’être locataire ou propriétaire de son logement.
Retour à la terminologie. Entre un sportif de haut niveau qui est vieux très jeune et l’âge moyen de la grand-parentalité (54 ans), le grand âge est devenu pluriel. Il a considérablement complexifié la triade enfance, maturité et vieillesse. Entre l’épanouissement du néoretraité, le drame des malades Alzheimer, les 3e et les 4e âge, les seniors ou « l’été indien » de l’existence, peu importe les dénominations, il y a un brouillage des repères et une démultiplication des grammaires du crépuscule. Nous avons basculé d’un court fleuve intranquille à un long torrent tumultueux.
N’en déplaise au nouvel « management » néolibéral des âges. Au sein des entreprises, adeptes de la théorie de « l’âge parfait », on est désormais classé comme junior, avant 30 ans, puis senior, après 30 ans. Une acmé de la vie qui rime avec dynamisme, enthousiasme, rentabilité et docilité. L’ordre dominant du monde assigne désormais à chaque âge sa place et ses qualités : l’imagination de l’enfant, la révolte de l’adolescent, la responsabilité de l’adulte et, enfin, la sagesse du vieillard. Un séquençage des existences qui normalise les individus et légitime toutes les dominations.
Cet allongement des âges de la vie, cette « brève éternité », se traduit par trente années en plus depuis 1900, soit la totalité d’une vie moyenne au 12e siècle. Cet étirement du temps recèle de profondes transformations anthropologiques. « Pour l’adolescent inuit en Nike avec sa X‑Box et ses vidéo game, le papy chasseur de phoque est un martien inutile. L’ado à prothèses n’a plus besoin d’apprendre à chasser sur la banquise parce qu’il n’a plus besoin d’huile de phoque pour se nourrir et s’éclairer » écrit Régis Debray. Renversement des chaines de transmission dans la dévolution immémoriale des générations.
Même si il convient de rester nuancé sur ces bouleversements culturels, comme par exemple les fractures numériques qui peuvent affecter les personnes âgées, et singulièrement les plus modestes, ce renversement est spectaculaire et n’a pas d’équivalent dans le passé. L’affranchissement de « la loi des pères », « où le jeune se débrouille mieux que l’ancien, où le petit est plus savant et plus expert que le grand » est une première dans le long déroulé des civilisations.
La reconfiguration des étapes et des parcours de vie apparait donc bien comme un enjeu central dans les luttes pour définir et redéfinir sans relâche les frontières culturelles et sociales des âges. Pensons aux débats âpres sur celui de la pension ou celui du droit à des allocations de chômage pour les jeunes en Belgique. Toutes les législations sociales s’ancrent davantage dans « le pacte des générations », où l’âge devient un critère essentiel, au nom du financement des systèmes de protection sociale, fondés essentiellement sur le travail — des classes moyennes- et non sur le capital et le patrimoine.
Enfin, il est nécessaire de prendre un point de vue de surplomb, dans le temps et l’espace, pour bien prendre conscience des disparités gigantesques entre les pays et les continents quant à la répartition des âges. En Afrique, continent le plus pauvre, plus de 50% de la population a moins de 20 ans contre près de 22% dans les pays riches, avec d’ailleurs des effets particuliers sur la pandémie. Les plus de 65 ans représentent 2,5% de la population en Afghanistan, contre 26,9% de celle du Japon. En Ouganda, un tiers de la population a moins de 10 ans. Au regard de ces quelques chiffres, et des immenses inégalités qu’ils traduisent, la question de l’âge, et donc de la démographie sur une planète aux ressources limitées, deviendra de plus en plus un enjeu politique majeur.