« N’oublie pas de ramener à boire ! ». L’adage des auberges espagnoles est bien connu : chacun·e ramène un breuvage qu’iel souhaitera partager avec d’autres. Le monde anglo-saxon emprunte pareille expression, avec l’acronyme BYOB. Entendez par là : Bring Your Own Bottle. System of a Down, figure de proue américaine du neo metal des années 90, a fait sienne cette expression afin de la mettre à sa sauce militante et en sortir un morceau : BYOB (Bring Your Own Bombs).
On est alors en 2005 et les États-Unis sont empêtrés dans une guerre contre l’Irak, déclenchée deux ans plus tôt par l’administration Bush, suspectant le régime de Saddam Hussein d’entretenir des liens étroits avec Al Qaïda. Un énième chapitre belliqueux de la devenue célèbre « War on Terror », la « Guerre contre le terrorisme », en réplique aux attentats new-yorkais du 11 septembre 2001. Des bombes saturées de vengeance, doublées d’une sainte volonté de détruire des armes nucléaires supposément détenues par l’Irak. L’oncle Sam, en grand chevalier blanc, dont l’after-shave sentait néanmoins furieusement le pétrole, qui emportera dans sa longue cavalcade meurtrière plusieurs centaines de milliers de vies humaines. « Where the fuck are you ? Why don’t presidents fight the war ? Why do they always send the poor ? – Où es-tu bordel ? Pourquoi les présidents ne se battent pas en temps de guerre ? Pourquoi envoient-ils toujours les pauvres ? »
Autant d’interrogations, telles des balles qui sifflent à côté de l’oreille, que renvoient dans BYOB les artistes américains de System of a Down, traumatisés par le concept même de la guerre. En effet, les massacres et les déportations font partie de leur ADN. Serj, Shavo, Daron et John sont tous quatre originaires d’Arménie, un pays marqué à vie par un génocide turc perpétré entre 1915 et 1923. Une émotion toujours palpable, comme en témoigne encore récemment, en mars dernier, la réaction du vocaliste à l’occasion d’une allocution du président américain, Joe Biden, reconnaissant officiellement le génocide arménien : « C’est extrêmement important, mais ce n’est qu’une étape vers le long chemin de la justice qui attend la Turquie et la nécessité qu’elle a de s’amender envers les descendants des 1,5 million d’Arméniens, de Grecs et d’Assyriens systématiquement massacrés par ses ancêtres turcs ottomans. »
En 2015, l’Arménie commémorait les cent ans du génocide. Plutôt discrets depuis quelques années, les artistes ressortent alors leurs guitares et mettent sur pied la Wake Up the Souls Tour. Six concerts uniquement planifiés dans des pays européens ayant reconnu officiellement le génocide. La Belgique en faisait partie. La tournée se clôturera par un concert gratuit sur leurs terres natales, une première. « Marching forward hypocritic – And hypnotic computers – You depend on our protection – Yet you feed us lies from the tablecloth – Marchant devant des hypocrites – et des ordinateurs hypnotisant – vous dépendez de notre protection – et vous nous nous nourrissez donc de mensonges tombés en-dehors de l’assiette. » Des paroles qui résonnent toujours aujourd’hui, seize ans plus tard, où les États-Unis ont finalement dû se résoudre à plier bagage en Afghanistan, une sortie honteuse de la « War on Terror », après vingt années d’occupation maintenue à coups d’arguments les plus fumeux les uns que les autres, façonnant au fil des années un golem incontrôlable qui bouleversera l’équilibre mondial.
L’épilogue tragique aura lieu le 30 août dernier, marquant le départ définitif des troupes à la bannière étoilée. Beaucoup garderont en tête les images des derniers jours précédant cette date, où la population afghane, amassée à l’aéroport de Kaboul, profitera de la moindre occasion afin de tenter de s’accrocher, au péril parfois de sa vie, à ces avions qui exfiltraient hommes et femmes face au régime sanguinaire et totalitaire des talibans. Ou encore la vision de ces parents, désespérés, faisant passer leur enfant par-delà un mur, pétri·es d’espoir que leur petite fille pourrait vivre une vie meilleure. Ailleurs. « Everybody is going to the party – Have a real good time – Dancing in the desert – Blowing up the sunshine – Tout le monde va à la fête – Amusez-vous bien – Dansez dans le désert – Faites exploser les rayons du soleil ». Les notes groovy de ce refrain prennent soudain un air acidulé, marquées au fer rouge par cette vision horrible de familles déchirées, où tout est désormais permis afin de survivre ou d’offrir à ses proches la possibilité d’un horizon vivable. Erevan-Kaboul, des traumas et des destins similaires se rejoignent.