Prenons la triade républicaine, liberté, égalité, fraternité. Ces trois mots ont permis de bâtir des républiques, de combattre des oppressions, de rêver un monde meilleur, de tisser tant de liens entre humains. Chacun les invoque, les convoque, tant pour fonder une réforme pragmatique que pour exalter une incantation symbolique.
La question que je me permets de poser, en toute humilité, interroge son éventuelle actualisation. Devant le basculement civilisationnel du monde et les bifurcations inouïes des hommes « qui font l’Histoire sans savoir l’Histoire qu’ils font », ne faudrait-il pas modifier le curseur et amplifier la perspective de ce triptyque magique et émancipateur ?
Pas de méprise. La conscience est légitimement vive sur l’impérieuse nécessité d’incarner, sans cesse et sans relâche, en chacun de nous et dans la vie de la Cité, l’envergure de cet horizon inatteignable. Qui oserait, face à l’exploitation et à l’injustice qui noient des hommes et des peuples, affirmer que la liberté, l’égalité et la fraternité, malgré les multiples interprétations et les contradictions qui les traversent, auraient enfin accompli leur destin dans la maturité et l’équilibre ? L’époque devrait d’ailleurs plutôt inscrire au fronton des mairies, des discours politiques et des désirs humains : « individualité, compétitivité, rentabilité ».
Il aura fallu les exceptionnelles transformations de notre mode de penser le monde, à l’aurore des Temps modernes, de l’approche scientifique de la nature à la rationalité humaniste, et pour politiquement traduire au fil des siècles, ces trois valeurs qui, pour une part, renversaient l’ordre ancien des savoirs et de la structuration sociale. Pourquoi les nouveaux paradigmes, qui émergent depuis un siècle, ne déboucheraient-ils pas moralement et socialement sur un nouveau guide existentiel, susceptible de modeler nos comportements et nos consciences face à ce nouvel éveil de l’humanité ?
Petite proposition facétieuse et provocatrice : remplacer « liberté, égalité, fraternité » par « universalité, associativité, complexité ». Le second volet inclut évidemment les termes du premier triptyque. Tentative, assurément immodeste et peut-être ridicule, d’élargir l’accomplissement, l’amplitude et les promesses de ces magnifiques vertus. Le propos se veut intempestif. On peut choisir de dilater les concepts. On peut aussi changer les mots.
Universalité pour sceller non seulement l’évidente et cardinale unité du genre humain et des valeurs qu’il doit forger pour la garantir, mais pour arrimer à nouveau l’homme dans la nature dont il dépend et qui dépend, aujourd’hui plus que jamais, de lui. Ère de l’anthropocène et exfiltration de l’anthropocentrisme dans un univers en expansion constante. Comme une fraternité cosmique.
Associativité pour décliner à la fois l’indispensable solidarité et la vitale coopération, des humains entre eux et de l’humain avec le non-humain. Illustration de la pyramide croissante de la combinaison des éléments fondamentaux structurée comme une écriture toujours plus sophistiquée, qui vogue vers les mystères de l’infiniment grand et les énigmes de l’infiniment petit. Complémentarité qui a permis, sur des milliards d’années, un assemblage stupéfiant et génial, des eaux primitives et de la poussière des étoiles jusqu’aux mythes et aux délires du transhumain et de l’intelligence artificielle. Commune une égalité intensifiée.
Complexité, enfin, pour symboliser l’alliance de l’infinité des interdépendances entre le tout et les parties et inversement. Abandon de la cause première, de la chaîne linéaire de la rationalité, des déterminismes classiques, du dogme de l’explication définitive et non contradictoire et ouvertures sur la relativité, la probabilité, l’auto-organisation, le hasard, l’incertitude ou la destruction créatrice. Pensées de l’ambiguïté, de l’ambivalence, de l’impureté, du doute, de l’incertitude, de l’incomplétude, de l’autonomie… Comme une liberté démultipliée.
Ni pavé dans la mare, ni crachat dans la soupe mais reflet d’une interrogation incessante, cette substitution, aussi osée qu’hypothétique, se résume en fin de compte à l’étonnement naïf de l’enfant.