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« La scène est le lieu de la domestication du corps noir par le regard blanc »

Entretien avec Véronique Clette Gakuba

Photo de la performance "PeoPL" de Laura Nsengiyumva prise le 6 octobre 2018
 Photo : Daan Broos Performance "PeoPL" de Laura Nsengiyumva, 6 octobre 2018

Même s’ils se penchent sur la ques­tion déco­lo­niale depuis plu­sieurs années, les champs cultu­rels et artis­tiques res­tent en Bel­gique tra­ver­sés par l’histoire et les rap­ports post­co­lo­niaux. La socio­logue Véro­nique Clette-Gaku­ba, cher­cheuse à l’ULB (centres METICES et CAC) et à l’UMons tra­vaille depuis 10 ans sur les liens entre négro­pho­bie, art et culture. Dans ses ana­lyses, elle met en lumière la colo­nia­li­té des milieux cultu­rels belges et la manière dont les résis­tances noires s’y jouent. Retour sur les « espaces blancs » que sont trop sou­vent les ins­ti­tu­tions cultu­relles. Et la manière dont les ima­gi­naires euro­cen­trés mettent les corps et les paroles des per­sonnes noires, sur scène ou à l’écran, au ser­vice d’un white gaze qu’il s’agit de préserver.

En quoi les milieux culturels en Belgique constituent-ils majoritairement des « espaces blancs » et des lieux où peuvent s’exprimer des formes de colonialité ?

Les sphères cultu­relles en Bel­gique, enten­dues comme un ensemble très vaste et com­po­site, sont par­mi les endroits qui se sont le plus sai­sis de la ques­tion déco­lo­niale. Ils l’ont, dans une cer­taine mesure, adres­sée et ont ten­té de répondre à des reven­di­ca­tions des dites mino­ri­tés, par exemple en ouvrant des scènes. Néan­moins, de nom­breuses ins­ti­tu­tions cultu­relles res­tent des « espaces blancs » au sens où, dans leurs struc­tures internes, les postes impor­tants sont lar­ge­ment occu­pés par des per­sonnes blanches. Mais éga­le­ment, car ce sont des ins­ti­tu­tions qui, si elles ne subis­saient pas de pres­sion de la socié­té et des groupes mili­tants, ne se trans­for­me­raient pas d’elles-mêmes. Elles ne pro­duisent pas d’ef­forts depuis leur posi­tion blanche et pro­cèdent « comme d’ha­bi­tude » dans la manière de pen­ser la pro­gram­ma­tion, les recru­te­ments ou le public. C’est-à-dire qu’elles ne remettent pas en ques­tion leur blan­chi­té c’est-à-dire le fait qu’elles soient faites par les Blanc·hes pour les Blanc·hes.

Des chan­ge­ments dis­cur­sifs peuvent don­ner à l’ex­té­rieur l’im­pres­sion d’une trans­for­ma­tion mais, si on regarde à l’in­té­rieur, il n’y a en réa­li­té aucun chan­ge­ment struc­tu­rel. En effet, les ins­ti­tu­tions voient la ques­tion de la diver­si­té comme quelque chose à rajou­ter à leurs acti­vi­tés, pas comme quelque chose qui trans­forme leur fonc­tion­ne­ment. Dans cer­taines grosses ins­ti­tu­tions comme Bozar, des per­sonnes « issues des mino­ri­tés » ont ain­si pu être embau­chées à des postes « diver­si­té ». Elles se sont alors retrou­vées à devoir por­ter sur leurs épaules tout le far­deau de pen­ser ces ques­tions de la diver­si­té parce que l’ins­ti­tu­tion ne les pre­nait pas en charge. À ce poste, il ne s’agit pas seule­ment de rame­ner de nou­veaux publics ou de nou­veaux types de spec­tacles, mais de pen­ser la cri­tique à l’in­té­rieur de l’ins­ti­tu­tion. Ce qui finit fré­quem­ment par leur retom­ber des­sus et se tra­duit par des burn-outs à répé­ti­tion, des démis­sions et des licen­cie­ments. À ce pro­pos, les tra­vaux de Sara Ahmed sont très éclai­rants : le fait pour l’institution de ne pas consi­dé­rer la cri­tique interne comme une pièce cen­trale de la ques­tion de la diver­si­té, mais de pen­ser ça comme un pro­blème exté­rieur à elle fait par­tie de la blan­chi­té. Son propre rôle dans la pro­duc­tion d’une absence de diver­si­té pro­fonde, ancrée, épis­té­mo­lo­gique, dans la manière même de pro­blé­ma­ti­ser la culture, n’est jamais évalué.

Si on regarde l’offre cultu­relle actuelle, il est pos­sible d’aller écou­ter un débat ou voir un spec­tacle avec des pré­sences non blanches. Mais ça reste néan­moins très péri­phé­rique par rap­port à l’offre cultu­relle glo­bale. Et cela se pro­duit de manière très ponc­tuelle, dans le cadre de fes­ti­vals par exemple. On peut avoir l’im­pres­sion qu’il y a une grande varié­té. Mais si on s’in­té­resse au posi­tion­ne­ment ins­ti­tu­tion­nel, au sta­tut, au rap­port de l’ins­ti­tu­tion à l’ex­té­rieur, là on voit qu’il y a une hié­rar­chi­sa­tion qui main­tient en son centre une blan­chi­té, qui ne s’in­ter­roge pas, qui ne se cri­tique pas.

La progression des embauches de personnes noires comme travailleur·euses culturel·les a‑t-elle fait reculer la blanchité de ces espaces ?

Les per­sonnes noires enga­gées le sont le plus sou­vent ponc­tuel­le­ment. Il ne s’agit pas de per­son­nel-cadre et les travailleur·euses afros sont, elles et eux très contrôlé·es et sou­vent embauché·es avec des contrats pré­caires ou pour faire de la consul­tance fai­ble­ment rému­né­rée. Cela concerne artistes et performeur·euses bien enten­du, mais aus­si divers inter­mé­diaires : programmateur·ice, curateur·ice, porteur·euses de concepts d’é­vè­ne­ments, etc.

C’est comme ça qu’a com­men­cé le fes­ti­val Afro­po­li­tan à Bozar. Il s’agissait d’aller cher­cher des forces vives exté­rieures à l’ins­ti­tu­tion pour élar­gir leur offre cultu­relle. À ces per­sonnes-là, on pro­pose de faire de la cura­tion évè­ne­men­tielle le temps d’un fes­ti­val. Dans ce rap­port-là il y a une forme pous­sée de cap­ture, d’ex­ploi­ta­tion, de prise à un moment don­né. Pour autant, l’institution ne se laisse pas affec­ter par des pro­po­si­tions qui pour­raient la trans­for­mer plus radi­ca­le­ment. Car ces acteur·ices extérieur·es ont des idées sur les manières de chan­ger l’ins­ti­tu­tion. Pour le dire sim­ple­ment : ils et elles ne veulent pas juste faire leur fes­ti­val mais on les can­tonne à cela.

Un autre élé­ment qu’on observe très sou­vent : les quelques per­sonnes afros enga­gées ne seront pas par­mi les plus radi­cales. Ou alors ce sont des per­sonnes assez jeunes qui vont se retrou­ver iso­lées. Aux yeux de l’institution, elles font office de gate­kee­pers pour faire tam­pon et le tri entre les bonnes per­sonnes noires à faire ren­trer et la masse dont on s’as­sure qu’elle res­te­ra dehors afin d’éviter une « inva­sion » de leur public.

De plus, afin d’é­vi­ter des rap­ports avec des groupes qui sont beau­coup plus directs dans la dénon­cia­tion d’un pri­vi­lège blanc dans l’organisation du tra­vail, on va plu­tôt enrô­ler des per­sonnes qui tiennent à une car­rière sans aspé­ri­tés et qui vont se confor­mer à une parole moins cri­tique. On note­ra cer­taines stra­té­gies comme celles de pri­vi­lé­gier des Afrodescendant·es venant de France plu­tôt que de Bel­gique. Et fré­quem­ment aus­si, on confie ces postes dans la culture (et à l’université aus­si d’ailleurs) à des per­sonnes métis­sées, des pro­fils qui donnent l’im­pres­sion qu’elles ne sont pas reliées à une masse noire exté­rieure. Ce qui peut ensuite avoir un effet performatif.

Vous évoquez le concept du « regard blanc » (ou white gaze) dans les milieux culturels. Pourriez-vous l’expliquer et montrer comment il se manifeste ?

Cette idée de regard blanc va au-delà d’un regard empreint de sté­réo­types à l’égard des per­sonnes noires puisqu’il faut le com­prendre comme étant un pro­ces­sus, domi­na­teur et dési­rant, visant à domes­ti­quer les pré­sences noires. C’est-à-dire que le regard blanc ne tolère qu’un nombre très réduit de moda­li­tés de pré­sence des per­sonnes noires sur scène. Par exemple, de nom­breux témoi­gnages dans les mondes du théâtre, de la télé, du ciné­ma éma­nant de comédien·nes ou acteur·ices noir·es insistent sur le fait que c’est très dif­fi­cile de s’ex­traire de la vision de leurs pairs blanc·hes qui les per­çoivent comme des per­sonnes drôles, amu­santes. Et donc pas sérieuses ni pro­pices à ame­ner quoi que ce soit d’autre dans la diver­si­té des rôles pos­sibles. On attend d’elles qu’elles fassent rire la gale­rie et sont dès lors can­ton­nées à des rôles comiques. Ou à des rôles tout à fait secon­daires, voire même à des rôles sans aucune ligne de texte, en pas­sant par les rôles de nou­nou, etc. On connait aus­si bien le phé­no­mène par lequel bien sou­vent, le seul rôle noir de la dis­tri­bu­tion d’un film meurt dès le début. Autre exemple, Coup fatal (une créa­tion du KVS et des Bal­lets C de la B), un spec­tacle autour de la rum­ba congo­laise qui a fait le tour du monde. Sur la scène, et c’est incroyable, tous les musi­ciens de rum­ba, à un moment don­né, font des cabrioles, mais vrai­ment des sin­ge­ries ! Ça met vrai­ment en scène cette drô­le­rie-là qui est très clai­re­ment à l’adresse d’un regard blanc.

Mais pour mieux com­prendre encore, il faut aller au-delà de ce que le regard blanc dans le milieu artis­tique veut voir et par­tir ce qu’il ne veut pas voir. Et ce qui contraste avec cette drô­le­rie, c’est que les Blanc·hes ont fon­ciè­re­ment peur d’un corps noir qui se déploie et qui est libre de ses mou­ve­ments. En effet, cha­cun de ses mou­ve­ments est inter­pré­té au tra­vers d’une matrice colo­niale liée à la menace et aux dan­gers. Le regard blanc ne sup­porte en effet pas toute une série de modes d’ap­pa­ri­tion. George Yan­cy montre ain­si com­ment le moindre mou­ve­ment d’un homme noir y com­pris se pro­té­ger, est per­çu comme agressif.

Mes études m’ont ame­né à ana­ly­ser le milieu artis­tique comme étant celui où jus­te­ment, on mai­tri­sait et for­ma­tait les formes d’ap­pa­ri­tion du corps noir. C’est-à-dire que lorsqu’il s’a­git de le mettre en scène, il faut veiller à ce que ça ne heurte pas la sen­si­bi­li­té du regard blanc qui per­çoit le corps noir comme étant mena­çant. La scène est le lieu de sa domes­ti­ca­tion par le regard blanc. On voit beau­coup de spec­tacles mettre ain­si en scène des femmes noires ou des hommes queers noirs. Mais on voit très peu de repré­sen­ta­tion d’une mas­cu­li­ni­té noire cor­res­pon­dant plu­tôt, pour le dire de manière cari­ca­tu­rale, à une classe popu­laire qui ne répond pas aux codes de la res­pec­ta­bi­li­té dans les manières de par­ler ou de bouger.

Il y a bien sûr des excep­tions, et il ne s’a­git pas de géné­ra­li­ser. Par­fois, cer­tains spec­tacles par­viennent à tra­vailler fine­ment la ques­tion du regard blanc, pro­dui­sant ain­si quelque chose de vrai­ment dif­fé­rent. C’est le cas, par exemple, de la pièce Le Sbeul réa­li­sée par la troupe por­tant le même nom. Ce col­lec­tif sépare de manière très sen­sible le public blanc du public non-blanc en début de spec­tacle. Les per­sonnes non-blanches — ou, plus exac­te­ment, celles qui se per­çoivent comme telles, insistent les comé­diens — sont invi­tées à aller der­rière le rideau et évoquent le conflit racial, les dis­cri­mi­na­tions, les vio­lences poli­cières… Le public blanc, res­té dans la salle, entend la sen­si­bi­li­té noire, en termes de rires, d’in­di­gna­tions, d’ex­pé­riences qui se répètent. En se met­tant à par­ler depuis un point de vue noir, on ne peut plus igno­rer qu’on ne parle pas du même endroit. Des paroles vont réson­ner avec le vécu de cer­taines per­sonnes tan­dis que d’autres mes­sages vont déplaire à une autre par­tie du public, au risque par­fois de créer des tensions.

Car quand on est dans le milieu du théâtre ou de la culture, il y a une chape de plomb, un non-dit sur les dif­fé­rentes sen­si­bi­li­tés qui com­posent un public et la pré­ten­tion d’une cer­taine forme d’u­ni­ver­sa­li­té du regard. Il faut se deman­der quel est le regard qu’on pré­serve ? Chez qui veille-t-on à ne pas sus­ci­ter de sen­ti­ment de culpa­bi­li­té ? Qui évite-t-on de heur­ter ou de ren­voyer à des trau­mas col­lec­tifs ? Qui n’a pas envie qu’on aborde cer­tains sujets d’une cer­taine manière ? De manière oppor­tu­niste, le milieu cultu­rel confond cette sen­si­bi­li­té située avec la nor­ma­li­té. C’est la nor­ma­li­sa­tion du regard blanc, d’une sen­si­bi­li­té blanche, d’un affect blanc. Les corps noirs doivent donc s’a­dap­ter, dans plein de non-dits, à ces scènes et à leur poli­tique. Et c’est ça que sont venu·es bri­ser ces jeunes comédien·nes du Sbeul qui assument la confron­ta­tion : décons­truire et déman­te­ler l’idée de la nor­ma­li­té d’une sen­si­bi­li­té de laquelle on est cen­sé prendre soin quand on est un·e acteur·ice noir·e, et qu’on doit tra­vailler dans une ins­ti­tu­tion cultu­relle qui ne dit pas qu’elle pro­tège les inté­rêts sen­sibles et moraux des spectateur·ices blanc·hes.

La construction de ce regard blanc et ces attentes vis-à-vis de personnages noirs aux corps contraints ont-elles été façonnées durant la période coloniale ?

C’est la pro­po­si­tion que je fais. Parce que la peur, dans ce qu’elle a de plus vis­cé­ral, a été cen­trale dans le chef des admi­nis­tra­teurs colo­niaux belges durant la période colo­niale. Cette peur est d’ailleurs quelque chose de sou­vent mas­qué dans la ques­tion colo­niale. On se penche plu­tôt sur l’apartheid, l’exploitation éco­no­mique, le vol des terres, le pater­na­lisme ou le sys­tème de vio­lence et de répres­sion que la colo­nie a été. On parle déjà moins des muti­ne­ries et des périodes des pre­mières insur­rec­tions du début du 20e siècle, au moment de la conquête et avant l’ordre colo­nial rela­ti­ve­ment stable des der­nières années du Congo belge. Ces rébel­lions et insur­rec­tions ont été notam­ment por­tées via des dites « sectes ani­mistes » comme la socié­té secrète des « Hommes léo­pards » pré­sente au Congo et à l’Est comme à l’Ouest de l’A­frique. Une force qui, avant d’être domes­ti­quée par le pou­voir colo­nial, sus­ci­tait beau­coup d’anxiété chez les colons et leurs col­la­bo­ra­teurs en rai­son de l’incertitude entou­rant les pra­tiques occultes qu’elle pou­vait repré­sen­ter. Comme le montrent avec pré­ci­sion les ana­lyses des cour­riers infor­mels des colons menées par l’historien Benoît Hen­riet, cette peur se mani­feste avec une grande effec­ti­vi­té dans des mesures d’encadrement, de sur­veillance et de contrôle. Il s’agit d’un affect très pré­sent qui engendre alors des réponses extrê­me­ment répres­sives de la part de l’administration colo­niale, dont de nom­breuses exé­cu­tions. Et ce qui effraye le colon ici, c’est une force qu’on ne connait pas, dont on a du mal à mesu­rer l’é­ten­due et la réa­li­té. C’est l’im­pres­sion que la nature va se retour­ner contre lui et qu’il ne va rien pou­voir y faire, au même titre que s’il était face à un oura­gan. C’est quelque chose qui n’est plus de l’ordre du poli­tique, qui n’est pas en tout cas que de l’ordre du poli­tique. Avec toute la ques­tion de croire ou pas dans la force des masques ou ce genre de choses, de vou­loir donc les pos­sé­der, de vou­loir des­ti­tuer tel chef, de vou­loir les sépa­rer de ces dis­po­si­tifs qui leur pro­curent une force particulière.

Dans la rela­tion ou le rap­port colo­nial, il y a donc une dimen­sion qui touche à autre chose qu’à la pure ratio­na­li­té éco­no­mique ou poli­tique de l’ad­ver­si­té. Il y a quelque chose qui touche au domaine d’un affect qu’on ne trouve que là et nous amène à nous deman­der quel est l’af­fect domi­nant qui les tra­verse les Blanc·hes dans leur rap­port avec la « non-civi­li­sa­tion » ? Je pro­pose donc de retour­ner préa­la­ble­ment dans l’his­toire colo­niale, avant la domes­ti­ca­tion, pour voir ce qui sus­cite jus­te­ment la néces­si­té d’o­pé­rer un pro­ces­sus de domes­ti­ca­tion. C’est très cer­tai­ne­ment pos­sé­der les terres, mais en termes d’af­fect, par quoi est habi­té le colon qui domes­tique ? Dans ce cadre, on peut faire l’hypothèse qu’il n’a pas néces­sai­re­ment éva­cué cette ter­reur, et qu’elle nour­rit ce besoin de domes­ti­ca­tion des corps noirs.

Dans quelle mesure est-il possible aujourd’hui en Belgique de produire, mettre en place et diffuser des œuvres qui rendent visibles, qui critiquent, qui admettent et qui déconstruisent le passé colonial belge ?

C’est pos­sible mais au prix d’un cer­tain arron­dis­se­ment des angles des œuvres et pièces cri­tiques. Le choix se por­te­ra sou­vent sur quelque chose d’i­nof­fen­sif. Or, on pour­rait consi­dé­rer que le véri­table enjeu de l’art dans cette ques­tion déco­lo­niale, c’est que ça coûte quelque chose à la socié­té blanche. Il s’agit de faire entendre, regar­der, voir qu’elle a quand même quelque chose à perdre, ne fut-ce que sur le plan sym­bo­lique, avec la pos­si­bi­li­té d’une transformation.

Je pense typi­que­ment à des lec­tures ou à des pièces où on va per­mettre au public de faire connais­sance avec des textes d’auteur·ices africain·es qui ont des dis­cours pro­gres­sistes. Il y a un aspect très consen­suel : il n’est pas très dif­fi­cile de se ral­lier à un texte d’Édouard Glis­sant ou de Fel­wine Sarr dans des par­ties les plus conve­nues, ou les plus uni­ver­selles de leur mes­sage. Ça joue sur les recettes d’un cer­tain huma­nisme et mène sou­vent vers une récon­ci­lia­tion à peu de frais. Mais la ques­tion des anta­go­nismes qui tra­versent la socié­té — c’est-à-dire qui doit faire un geste pour accep­ter un chan­ge­ment et a quelque chose à perdre en le fai­sant — est très peu trai­tée. Et par­fois, quand elle l’est, c’est tou­jours être apla­ni à la fin. Bref, on reste dans cette idée de ne pas tou­cher au confort sacré du public blanc. On perd alors la force de l’art comme média­teur, dis­po­si­tif de trans­for­ma­tion et moteur d’un chan­ge­ment. On est plu­tôt dans le spec­tacle qui ras­sure le regard blanc et qui fait du bien à la blanchité.

A contra­rio, je pense à la recom­man­da­tion – émise dans le rap­port par­le­men­taire « Vers la déco­lo­ni­sa­tion de l’espace public en Région de Bruxelles-Capi­tale » – de faire fondre la sta­tue de Léo­pold II et avec le cuivre et l’étain fon­du pour en faire un monu­ment aux morts de la colo­ni­sa­tion. C’est une pro­po­si­tion qui s’inspire de l’œuvre Peo­PL de l’ar­tiste bel­go-rwan­daise Lau­ra Nsen­giyum­va qui avait fait fondre une réplique gran­deur nature sculp­tée en glace de la sta­tue à che­val de Léo­pold II.

C’est rare d’a­voir une œuvre d’une telle por­tée ins­crite dans le débat public. Sur­tout lorsqu’on sait que le cuivre et l’é­tain ont une ori­gine congo­laise. Cela pose la ques­tion de la manière dont on res­ti­tue un maté­riau et dont on en réoriente le sens : non plus contre les vies noires, mais en leur mémoire. Il faut ima­gi­ner une nuit entière où les gens sont invi­tés à par­ti­ci­per à cette fonte à la Place du Trône, ce serait un évè­ne­ment à la fois phy­sique, maté­riel et sym­bo­lique de cette ampleur-là. Il confè­re­rait à l’art sa force de dis­po­si­tif qui peut faire, faire faire, géné­rer quelque chose. Il y a donc toutes les rai­sons de la dis­cu­ter, de la sou­te­nir, de la faire adve­nir. Tout est là. Mais non, ça ne se fait pas. Cela avait déjà coin­cé à l’é­poque, lorsque Lau­ra Nsen­giyum­va avait pro­po­sé de faire fondre sa réplique au musée de Ter­vu­ren. Elle s’é­tait vue assé­née un « Tu aime­rais qu’on fasse fondre ton père ? » pour toute réponse.

Comment peut-on rendre ce genre de spectacles et performances décoloniales possible ?

Tant que la res­pon­sa­bi­li­té de la prise de déci­sion n’est pas mise dans les mains de per­sonnes noires, on ne ver­ra pas de grosses déci­sions de ce genre. Il faut donc en ces­ser avec le geste très colo­nial de la consul­tance des per­sonnes noires et céder sa place de per­sonne déci­sion­naire. C’est-à-dire céder son pou­voir pour le mettre dans les mains d’une force créa­trice afro­des­cen­dante. C’est accep­ter en consé­quence que cette per­sonne parle avec sa colère, vive avec la ques­tion colo­niale et qu’elle parle depuis sa posi­tion de per­sonne lésée. C’est accep­ter que ce soit à par­tir de cette posi­tion-là qu’on s’autorise de pen­ser tout un dis­po­si­tif. En met­tant à la tête des maitre·sses d’œuvres, des concepteur.ices, curateur·ices afrodescendant·es, en réa­li­sant des choix comme ceux-ci, très consé­quents, on sait que la pers­pec­tive sera tout autre. Ce ne sera plus la pers­pec­tive blanche puisque sera enfin cédé un pou­voir de concep­tion. Ce serait un chan­ge­ment réel.