Or jusqu’ici, les nouveautés techniques, y compris celles qui ont révolutionné l’ensemble de la vie des entreprises et des foyers comme l’électricité, l’automobile ou le téléphone, détruisaient certes de nombreux emplois dans un premier temps, mais en généraient assez rapidement un nombre supérieur. Dans son livre The rise of Robots, Technology and the Threat of a Jobless Future, le futurologue américain Martin Ford, formule une hypothèse : la baisse du nombre d’emplois est due à un changement structurel : la machine est en voie de pouvoir remplacer quasi tous les emplois1.
LA CRISE DE 2008 A ACCÉLÉRÉ L’AUTOMATISATION
En 1998, l’ensemble du secteur privé avait utilisé aux États-Unis 194 milliards d’heures de travail. 15 ans plus tard en 2013, le chiffre d’affaires avait progressé de 47 % sans utiliser une heure de travail en plus. Dans le domaine industriel, le phénomène est encore plus net : depuis les années 80, la production industrielle américaine a doublé (malgré les délocalisations), mais le nombre d’ouvriers a baissé d’un tiers.
Après la crise de 2008, il a fallu plus de temps que jamais pour reconstituer le stock d’emplois : six ans et demi. De surcroît, nombre d’emplois à durée indéterminée ont été remplacés par des emplois moins qualifiés, à temps partiel ou temporaires.
Pendant la crise, les entreprises ont licencié un grand nombre de travailleurs, mais elles ne les ont pas tous réengagés quand les affaires ont repris parce qu’elles pouvaient fonctionner sans eux grâce à des processus d’automatisation. L’ordinateur et les robots sont venus bouleverser tous les secteurs d’activité, dans l’agriculture, dans l’industrie et dans les services.
L’automatisation menace par exemple des millions d’emplois dans les chaînes de fast food. Des robots sont capables de produire et de servir des burgers sans personnel. Le système est déjà en place dans la chaîne de restaurants de sushis Kura.
La vente en ligne permet une automatisation impossible dans les circuits traditionnels de vente. Amazon installe des robots Kiva dans ses entrepôts dans le but d’économiser 40 % de ses frais de personnel.
Les distributeurs automatiques sont en pleine expansion. Ils permettent de vendre n’importe quel produit 24 heures sur 24. Ils nécessitent moins de surface commerciale et un personnel hyper réduit. Ils protègent aussi l’entreprise contre le vol par les clients et le personnel. Ainsi, les vidéoclubs Blockbuster nécessitaient 7 emplois temps plein par magasin. Avec le même personnel, la société Redbox gère 189 distributeurs automatiques.
D’autre part, le consommateur sera de plus en plus invité à faire le travail lui-même avec son smartphone : commander, scanner, payer. Le géant de la distribution Wallmart envisage des magasins où les caisses auront entièrement disparu tandis que le réassort des rayons sera assuré de nuit par des robots. Toutes les questions sur les produits et services pourront de même être posées via les applications des smartphones.
LES TRAVAILLEURS QUALIFIÉS DANS LA LIGNE DE MIRE
L’idée reçue la plus répandue c’est que les robots vont remplacer les travailleurs les moins formés affectés à des tâches de routine, laissant davantage d’espace pour des emplois de qualité exigeant plus de qualifications. Ford démonte cette idée point par point. Le robot accomplit non seulement les tâches de routine, mais aussi toutes les tâches qui peuvent être anticipées. En gros, toutes celles que font jour après jour l’immense majorité des travailleurs y compris les cols blancs et la plus grande partie des cadres intermédiaires. L’automatisation ne concerne plus seulement la production industrielle, mais une masse de tâches administratives comme le recrutement, la planification, l’organisation, l’évaluation. Et ce sont les travailleurs eux-mêmes qui fournissent aux ordinateurs les données qui permettront d’automatiser leur travail et donc de les remplacer.
Deux secteurs à très haut taux d’emploi et à qualifications élevées sont en passe d’être bouleversés massivement : l’enseignement supérieur et la santé. Aux États-Unis, le coût des études universitaires a augmenté de 538 % entre 1985 et 2013 alors que l’index n’a progressé que de 121 %. Avec pour conséquence que les étudiants s’endettent pour la vie sans garantie que leurs études leur garantiront une carrière professionnelle suffisamment rentable pour rembourser leurs emprunts. Le montant de ces dettes s’élevait à 68 milliards de dollars en 2015. Ce problème national s’est d’ailleurs imposé dans la dernière campagne présidentielle2. Il est d’autant plus grave qu’au fur et à mesure que grandit le nombre de diplômés, la certitude d’obtenir un job qualifié diminue. Si les cadres intermédiaires peuvent être remplacés par des algorithmes, il ne reste de postes disponibles qu’au sommet de la pyramide. Par définition peu nombreux. De longues et bonnes études ne sont plus une assurance d’emploi. Quant aux universités elles-mêmes, elles introduisent massivement l’automatisation pour diminuer leurs coûts : systèmes d’évaluation, MOOC (Massive open online coursec’est-à-dire cours en ligne), systèmes collaboratifs… avec comme effet, là aussi, de réduire le personnel nécessaire pour encadrer des millions d’étudiants.
Le secteur santé a, lui, triplé depuis 1960 et rien ne semble devoir arrêter cette progression. Avec des centaines de milliers d’articles publiés chaque année par les journaux spécialisés, avec les données de millions de patients, la santé est un secteur « big data » par définition. L’informatique y est déjà omniprésente, mais les robots débarquent. 98.000 Américains meurent chaque année suite à une erreur de diagnostic et plus d’un million et demi n’ont pas reçu la bonne médication. Capables de tenir compte de toute la littérature scientifique et des résultats cliniques collectés à grande échelle, les robots vont jouer un rôle majeur dans les diagnostics de même qu’ils pratiqueront une multitude d’opérations chirurgicales avec une précision inégalée.
LE REVENU INCONDITIONNEL ET UNIVERSEL
Les gains de productivité de la robotique laissent imaginer un monde dans lequel le travail sera en voie de diminution constante tandis que l’inégalité entre les plus riches et le reste de la population augmentera et que l’ascenseur social restera en panne.
Pour Ford le revenu universel inconditionnel est une des solutions possibles à cette « disparition » de l’emploi. Dans une société où l’offre d’emploi sera structurellement très inférieure à la demande, ce dispositif pourrait assurer un revenu à chacun en même temps qu’il résoudrait le fait que de plus en plus de travailleurs ne rempliront plus correctement les conditions posées pour bénéficier des assurances sociales (maladie, chômage, retraite) parce qu’ils auront cumulé des emplois temporaires, des temps partiels et des statuts précaires. Pour les entreprises aussi, si les revenus du travail n’arrivent plus à soutenir la consommation, le revenu universel sera décisif car il revient à subventionner les consommateurs. Or, sans eux, l’économie s’arrête. Enfin, d’un point de vue libéral, même si le montant global d’un revenu inconditionnel sera très supérieur à celui des dispositifs actuels de la sécurité sociale, sa gestion aura l’avantage de coûter moins cher et d’exiger moins de fonctionnaires. Cette nouvelle forme de sécurité sociale, orientée marché, très contestée par les syndicats, n’a pas par hasard été proposée par Hayek dans les années 703.
L’argument que le revenu universel encouragerait les gens à ne plus travailler peut être rencontré parce que d’une part, si les employeurs ne trouvent plus de travailleurs dans certains secteurs, le salaire aura tendance à augmenter et deviendra un incitant correcteur. D’autre part, il y aura un intérêt mutuel employeurs/employés à utiliser les temps partiels et les contrats temporaires Enfin, une politique fiscale adaptée devrait permettre qu’il y ait toujours un réel intérêt à travailler. Autrement dit, il faudra baisser substantiellement la fiscalité des bas et moyens revenus.
Ce qui amène à devoir imaginer la fiscalité susceptible de payer ce revenu inconditionnel. Le bon sens serait d’augmenter les impôts des entreprises, mais la tendance actuelle est au contraire de les baisser pour augmenter leur compétitivité et parce qu’elles peuvent mettre les États en concurrence. Or un nombre sans cesse plus réduit de travailleurs ne pourra pas supporter une telle charge. La question du « tax shift » va donc se poser dans des proportions très importantes : taxe carbone par exemple, mais surtout TVA. Bien modulée, une augmentation de la TVA permettrait d’augmenter les recettes globales tout en maintenant un effet redistributif, les produits de grande consommation étant moins taxés que les produits haut de gamme et de luxe. Le livre de Martin Ford est paru avant la campagne présidentielle américaine. Bien que conscient des difficultés politiques d’un tel programme, il ne pouvait pas imaginer à quel point, le 8 novembre, les Américains choisiraient une autre voie.
- Martin Ford, The Rise of Robots, technology and the Threat of a Jobless Future, New York, Basic Books, 2015 et Till Alexander Leopold, Vesselina Ratcheva & Saadia Zahidi , The future of Jobs, Geneva, World economic Forum, 2016.
- Cf. par exemple : Claire Levenson, « Hillary Clinton reprend l’idée de Bernie Sanders : les études gratuites » in Slate.
- Friedrich August Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF (Quadrige), 2007.