Or, il serait opportun de s’interroger sur certains points : ce mouvement résulte de la paupérisation constante de la population et du déclassement de celles et ceux qui se reconnaissent dans ce faux concept qu’est la classe moyenne. Il recourt notamment à la violence parce que les gouvernements en présence n’ont eu de cesse de saper la pertinence et la crédibilité des corps intermédiaires supposés agir en tant que tampon. Ce faisant, ils ont ouvert un boulevard à un fleuve qu’aucune berge ne venait contenir : voilà ce qui peut arriver quand on estime n’avoir plus rien à perdre et, de surcroit, ne plus se sentir représenté.
La violence dont il est fréquemment question concernant le mouvement des Gilets jaunes depuis novembre 2018 touche essentiellement les Gilets jaunes eux-mêmes : la stratégie répressive mise en place par Emmanuel Macron fait énormément de blessés aux visages tuméfiés, aux yeux détruits ou aux mains arrachées.
Violence : de quoi parle-t-on ?
Le terme générique de violence est assez vaste et flou : lorsque l’on débat à son sujet, ne devrions-nous pas constamment veiller à définir et circonscrire ce dont nous parlons ? Ainsi, le fait de bloquer une route est-il vraiment violent ? Notre tolérance à la violence n’aurait-t-elle pas diminué au fil des ans ? Pour George Sorel, un syndicaliste anarchiste du début du 20e siècle, cité par Vincent Engel, « la violence est un acte de révolte face à la force, acte d’autorité. Le pouvoir use de la force pour se maintenir lorsque les autres moyens ne suffisent pas ou ne peuvent être mis en œuvre. Ces autres moyens, je les ai nommés : l’accession à la bourgeoisie pour tous, le mythe de la consommation éternellement croissante, le bonheur dans le prêt. Une paix sociale que les actionnaires et les fonds de pensions ne veulent plus payer. »
François Cusset analyse quant à lui plus en profondeur ce concept de violence dans Le Déchainement du monde1 loin des connotations morales qui lui ont été affublées. Ainsi, il conviendrait d’ajouter chaque fois un adjectif qualificatif au substantif : si l’on parle par exemple de violence sociale, force est de constater qu’elle n’a jamais été aussi présente. Ainsi des travailleurs se suicident quotidiennement ou souffrent au travail.
Pour François Cusset, la violence n’a pas disparu, elle serait même omniprésente sous la forme d’un redéploiement plus pernicieux, symbolique et réel, symbolique et donc réel. Ainsi, en plus de la violence institutionnelle quotidienne (le respect des codes lors d’un diner en ville par exemple) et de la violence symbolique imposée par le rapport de forces patronal, la violence prend des formes plus subtiles. Elle se déploie notamment en tant qu’avatar de la violence systémique du néolibéralisme : contagion sociale du stress, règne permanent et constant de l’évaluation, introduction de la logique exclusivement comptable. Mais, le terme de « violence » est trompeur comme le souligne Ivan du Roy : « Il évoque le déclenchement d’un coup : une violence vient soudain briser le temps ordinaire. Or, la violence systémique du capitalisme néolibéral est à ce point présente dans les normes et les lois, les inconscients ou les courtoisies de façade, qu’elle en devient ordinaire, structurelle : le stress, la dépression, la haine de soi, la rivalité, la tension sociale, la pollution et la destruction de la vie. »
Ces formes de violence ne laissent ni sang ni trace mais elles impriment quotidiennement leur sillon comme la pluie provoque l’érosion. Cette violence insidieuse entraîne indubitablement une forme de contre-violence : le harcèlement moral au travail, la « mise au placard », le plafond de verre, l’inégalité des rémunérations entre hommes et femmes pour un travail égal, la flexibilité, l’exigence de rendement maximal, et autres… sont autant de facteurs de stress et de mal être qui pèsent sur les travailleurs et les travailleuses. Cette violence parfois diffuse, sans nom ou sans visage : comment s’en préserver ? Comment y réagir selon les principes de la légitime défense ou de la réponse proportionnée ?
D’une manière plus générale, la globalisation, la crise économique, les systèmes économiques et de productions orientés vers la maximisation des profits au mépris de celui ou celle qui concourt à les réaliser, sont autant de zones d’incertitudes, de sources de violences et de pression sur le travailleur ou la travailleuse.
Violences politiques, non-violence et conflits sociaux
Indépendamment de cela, Franck Lepage souligne de manière fleurie que « s’il n’y avait que des Gilets jaunes sur des ronds-points, le pouvoir les laisserait se peler le cul indéfiniment » et se demande de quelle manière les « actes » et échauffourées sur les Champs-Élysées participent au mouvement et ont pu le renforcer.
Par ailleurs, Lepage pointe également le fait qu’il ne dispose d’aucun exemple de droits sociaux conquis sans violence. Il semble peu probable en effet qu’un beau matin, le patron de la FEB se lève et se dise : « Tiens, aujourd’hui, je vais octroyer une hausse des salaires de 10% ».
Dans son livre Comment la non-violence protège l’État2 Peter Gelderloos, activiste anarchiste états-unien pose justement la question de savoir si la non-violence ne rendait pas les mouvements sociaux inefficaces. Sa réflexion plonge ses racines dans l’histoire de la lutte des classes américaine. Il se réfère volontiers aux IWW (un syndicat dont les initiales signifient International Workers of the World, les Wobblies), au combat des Amérindiens pour leurs droits, et aussi aux luttes des afro-américains pour leur émancipation. Tout comme d’autres auteurs déjà cités, il considère en effet que pour changer un système basé sur la coercition et la violence (une référence à la définition de l’Etat par Max Weber comme étant le détenteur du monopole de la violence légitime), si le mouvement qui s’y oppose ne représente pas une menace, rien ne changera et les appels à la conscience seront tout aussi inefficaces. Puisque la seule préoccupation de l’Etat est d’assurer sa survie, la seule influence possible revient à menacer son existence selon Gelderloos.
Sans plaider ouvertement en faveur de la violence, Peter Gelderloos dénonce l’intolérance de la non-violence et préconise et revendique une diversité des degrés de violence face à l’adversaire : ainsi comme dans les Altersummit, les participant·es à une action pourraient choisir délibérément jusqu’où ils sont prêts à aller.
Autodéfense contre les violences systémiques
De manière polémique, Peter Gelderloos dénonce assez vigoureusement la posture intolérante de la non-violence : celle-ci serait inefficace, raciste et patriarcale. Développons. Elle est tout d’abord une posture de privilégié : il est assez aisé d’être pacifiste quand on n’est pas confronté quotidiennement à la violence institutionnelle et symbolique de l’État et de ses représentants.
Ensuite, elle assure le monopole de la violence à l’État et elle aide ce dernier en lui permettant de donner l’impression qu’il admet une critique (surtout si cette dernière est inoffensive). Pour Gelderloos, « les principaux types de stratégies non violentes sont autant d’impasses sur le long terme : les stratégies moralistes3 ne comprennent pas la façon dont l’Etat exerce son contrôle, l’approche lobbyiste4 gaspille des ressources en essayant de faire pression sur un gouvernement afin que ce dernier agisse contre ses propres intérêts. Les stratégies centrées sur la construction d’alternatives ignorent la capacité de l’État à réprimer les projets radicaux et le talent du capitalisme à absorber et à corrompre les sociétés autonomes. Les stratégies de désobéissance généralisée ouvrent la voie vers la révolution mais privent le mouvement populaire des tactiques nécessaires pour obtenir le contrôle de l’économie, redistribuer les richesses et détruire l’appareil de répression étatique. »5
En forçant continuellement les activistes à rejeter toute forme de violence, les représentants de l’État contraignent ces derniers à s’efforcer d’avoir l’air innocents et à ne plus parler de ce qui est en jeu. Ceci rappelle d’ailleurs la ritournelle obligatoire des médias dominants incitant chaque fois les ténors syndicaux à condamner la violence.
Et, évidemment, à partir du moment où on établit « les stratégies politiques radicales selon la préférence de l’opinion publique, les méthodes les plus modérées finissent par ressembler à la société qu’on cherche justement à transformer » suivant les mots de Mark Bray6.
Pour Peter Gelderloos, les grandes avancées non violentes (mais qu’entendre aussi par non-violence, ce concept n’est-il pas aussi flou que celui de violence ?), souvent présentées sous la houlette du Mahatma Gandhi ou de Martin Luther King, n’ont pu être engrangées que parce que des mouvements plus violents menaçaient à la lisière. Une posture somme toute rendue possible par l’aiguillon exercé par d’autres attitudes plus virulentes.
C’est pourquoi nous devrions « travailler à accroître la radicalité militante, enseigner par l’exemple et augmenter le niveau de radicalité acceptable (au moins chez les franges de la population qui sont susceptibles de nous soutenir) »7 face à un État qui, trop soucieux de prévenir les risques inhérents à la souveraineté populaire, n’a eu de cesse d’en limiter la portée.
Tout comme François Cusset, Francis Dupuis-Déri ou encore James C. Scott et Elsa Dorlin8, Peter Gelderloos fait partie de ces auteur·es qui s’inscrivent dans cette actualité littéraire invitant à réhabiliter une autodéfense politique sur le mode de l’énergique et de l’implacable. Et, en effet, face à un système capitalisme acculé dans ses derniers retranchements et qui, comme la séquence française semble l’indiquer, ne reculera devant rien en terme d’oppression (rappelons que c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte), il semble à tout le moins judicieux de montrer les capacités d’autodéfense des dominé·es et d’ouvrir ainsi ce débat, angle mort de la réflexion à gauche.
- François Cusset, Le déchaînement du monde, logique nouvelles de la violence, La Découverte, 2018.
- Peter Gelderloos, Comment la non-violence protège l’État, essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, Editions Libre, 2018.
- Par « stratégie moraliste », l’auteur désigne la posture adoptée par les pacifistes selon laquelle ils ont des valeurs morales supérieures à celles de leurs adversaires.
- La « stratégie lobbyiste » est celle qui essaie d’influencer le processus décisionnel par le plaidoyer.
- Op.cit., p.157.
- Mark Bray, L’antifascisme, son passé, son présent, son avenir, Lux, 2018, p.274.
- Peter Gelderloos, op. cit., p. 204.
- Elsa Dorlin, Se défendre, Une philosophie de la violence, Zones, 2017.
Un commentaire
Super article !