En 1966, l’anthropologue américain Edward T. Hall publie « La dimension cachée « qui étudie le rapport des humains à l’espace en regard des différentes cultures. En clair, la distance physique entre deux personnes en interaction varie considérablement selon les latitudes. En Amérique latine ou en Afrique, l’intervalle entre les corps est relativement réduit tandis qu’en Scandinavie ou au Japon, les contacts physiques apparaissent plus éloignés que ce soit au cœur du foyer familial, dans les ascenseurs ou les transports en commun. Trop collant ou trop fuyant, au gré des civilisations…
Bref, la proxémie, ce vocable savant, qui étudie l’approche de l’espace matériel, se décline en distance interne (moins de 40 centimètres), distance personnelle (de 45 à 125 cm), distance sociale (de 120 à 360 cm) et distance publique (au-delà de 360 cm), a été remise brusquement au cœur des rapports sociaux. Car ce virus n’est pas un athlète du saut en longueur.
D’où l’imposition, assortie d’amende voire de prison s’il échet, d’une « distance sociale ». Inadéquate formulation. D’une distance physique. Pour la distance sociale, Pierre Bourdieu, parmi bien d’autres, en a subtilement déconstruit les mécanismes de ségrégation et de distinction. Fini les goûteurs de foule et les amoureux des chaudes promiscuités. Dont’ touch me. Cent-cinquante centimètres de périmètre obligatoire pour éviter une danse des atomes potentiellement mortelle.
Évidemment, les polémiques ont vite surgi entre « sanitairement correct », intelligence collective et aliénation d’un peuple de moutons. On aurait pu craindre une version « mutins de Panurge » chère à Philippe Muray1.
On aura eu, au pire, quelques « insouciances inciviques », quelques souffles sportifs dans le cou, le refus d’être larbin de l’intervalle et quelques crachats provocateurs made in U.S. Au mieux, un « aux masques citoyens », la promotion de l’égalité pulmonaire défendue avec brio par Achille Mbembe, le clin d’œil discret et complice entre urbains bien conscients des enjeux, ou le slogan en tissu porté comme un étendard. Chacun dans sa bulle sans verser dans l’autisme. « A l’Est », mais pas trop. Coconfinés, on se passe la manette en famille, mais à bonne distance. Point barre des gestes-barrière.
Ce déconfinement progressif, haute technologie sociale du CNS, proscrit encore les accolades, les câlins ou les embrassades. Le toucher, ce sens si décrié sous nos tropiques, car assimilé à la sexualité, donc au diable, et qui signe pourtant notre besoin fondamental d’affiliation à un groupe, va-t-il définitivement succomber au bacille ?
Comme l’écrit la journaliste Elodie Blogie, l’absence de contact physique, qui stimule la production d’ocytocine, et provoque une sensation de bien-être, a même une dénomination spécifique, « la faim de peau », dans les contrées scandinaves où les longs hivers et le manque de lumière favorisent la pénurie de tendresse, singulièrement auprès des personnes isolées.
Il s’agit alors de « rendre une place noble au toucher » dont les effets mécaniques, notamment sur les muscles, font le plus grand bien thérapeutique. « Le seul sens à réciprocité immédiate », on ne peut toucher sans être touché, possède non seulement des propriétés apaisantes mais crée aussi du lien.
Aujourd’hui pourtant, impensable de se prendre dans les bras ou de bénéficier d’un massage. Cette « décapitation des ardeurs » selon l’expression du philosophe Pascal Bruckner, cette « érotique du lointain », cette « disette d’épidermes » va-t-elle aussi engendrer des transformations dans les relations sensuelles, voire amoureuses ?
Nous sommes tous confrontés à ce paradoxe selon lequel protéger, c’est s’éloigner. Contre-intuitifs, nos comportements balbutient et nos cerveaux, ces tyrans, moulinent pour garder les distances. D’où ces situations « surréalistes » dans les théâtres, les églises, les plateaux TV ou au Parlement,
Nous ne sommes plus « les uns contre les autres », la ritournelle de Michel Berger, dans Starmania,
Voyez la stupéfiante photographie d’une manif de Palestiniens qui luttent à bonne distance pour la reconnaissance de leurs droits. Ou les cercles peints sur les pelouses du Dolores Park de San Francisco pour garantir la distanciation physique. Pour les SDF dans la même cité californienne, le campement est séparé en espaces rectangulaires. Géométrie de la misère ou misère de la géométrie ? Bienvenue en Coronacratie,
Privé de doigté malgré les mesures progressives de déconfinement, il va bien falloir s’accoutumer à des rencontres sans bise, bisou, baiser, accolade ou serrage de mains, qui symbolisent pourtant une attitude pacifique, sans épée ou revolver entre les pattes. Tout rapprochement reste proscrit.
Pour aller « s’éclater » au « DSK » de Dodo la Saumure ou sur les pistes enfiévrées du « Croque Monsieur », il faudra encore patienter. Sauf à la récré, pour les moins de 12 ans. Pas vraiment le même public, entre transmission des savoirs et « Ploukistan » un brin déjanté, encore un délai avant festivus festivus2.
Nul ne peut prédire ce que le futur, ce « rendez-vous ou terre inconnue », nous réserve en termes d’enthousiasmes ou de pudeurs de contact. Personne ne peut spéculer sur l’élévation de frontières anthropologiques invisibles qui réguleront la fluidité ou à l’inverse, la pétrification, de nos relations sociales.
Si, comme l’analyse Jacques Lacan, « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre », il conviendra d’ajuster en permanence le curseur entre le « contre » et le « tout contre ». Pas évident de combler un peu le fossé obligatoire sans permettre au virus de se téléporter avec aisance d’un corps à l’autre, d’une « bulle de contacts » à une autre.
Bref, pas simple de naviguer entre « the place to be » et un « home pas si sweet », agenouillé devant un risque, et pas seulement pour dénoncer le meurtre d’un afro-américain, gardant la chambre à défaut de « rester groupés », expérimentant, comme Jean-Jacques Rousseau en quarantaine, des stratégies novatrices pour « persévérer dans son être ». Pour tenter simplement d’exercer son « métier d’homme », si cher à Albert Camus, mais à 150 centimètres, ce qui peut tout bouleverser.
- Philippe Muray, Festivus, festivus, conversation avec Elisabeth Levy, Fayard, 2005.
- « Festivus, festivus » désigne pour Philippe Muray le descendant d’Homo festivus comme Sapiens sapiens succéda à Homo sapiens, « dernier homme » occidental, rebelle rémunéré, en recherche de fête permanente, créature emblématique de la nouvelle humanité.
« Même les paranoïaques ont des ennemis » ( Jung.)