Comment qualifieriez-vous aujourd’hui la politique menée en Flandre en général ?
Comme partout en Europe, la Gauche souffre en Flandre d’une faiblesse et traverse une crise culturelle. On ne peut pas nier ce constat. Il y a plusieurs explications à cette crise du mouvement progressiste. Tout d’abord, le libéralisme, poussé par des personnages comme Reagan et Thatcher, a renforcé l’individualisme qu’il faut replacer dans le cadre de la globalisation. Et qui dit individualisme aujourd’hui dit aussi égoïsme. Plus généralement encore, il y a un déséquilibre dangereux actuellement dans ce monde entre le matérialisme – je suis libre exaministe — et tout ce qui est spirituel, tout ce qui est mouvement plutôt moraliste. Ce déséquilibre-là me semble vraiment très dangereux et explique en partie cette domination de l’individualisme et de l’égoïsme et la faiblesse incontestable de cette grande valeur qu’est la solidarité. À cela il faut ajouter aussi une certaine faiblesse des structures démocratiques en Europe qui permettent la régression sociale. Si on n’y prend pas garde, le régime démocratique risque de perdre la course contre le régime autoritaire. En tout cas, on assiste à une montée du mouvement réactionnaire. En France le Front national, chez nous, c’est la N‑VA qui joue la carte de l’égoïsme le plus primaire, une politique de régression sociale, synonyme de destruction partielle des acquis sociaux qui sont pourtant le résultat d’une lutte de plusieurs décennies d’une classe laborieuse. La N‑VA souhaite la fin des transferts des richesses vers la Wallonie et prône le séparatisme pour réaliser son rêve d’une Flandre indépendante.
Pourquoi un si faible score et une chute si importante du SP‑A ?
La Flandre n’échappe pas à un mouvement international. Le Parti souffre de l’usure du pouvoir, les mesures deviennent beaucoup plus difficiles « à vendre ». Nous sommes représentés très faiblement dans les médias. Il faut redonner une priorité aux activités au sein du Parti et aux organisations socialistes. Mais la machine de communication envers les membres et sympathisants s’est enrayée. Il faut reconstruire l’esprit de corps, redonner du baume aux troupes. Cela reste trop lent.
Comment éviter le haut taux d’abstention que l’on prédit pour le vote du 25 mai prochain ? Comment réveiller les consciences citoyennes ?
Rappelons que l’élément de base dans toute société démocratique, c’est le citoyen. Mais comment faire passer ce message quand on entend un ministre de la Justice annoncer que tous ceux qui n’ont pas rempli leur droit et le devoir de vote ne seront pas sanctionnés. L’homme a des droits mais également des obligations. La première d’entre elles est de participer à la vie politique : au vote. A l’école et ailleurs voilà le message à répéter sans cesse.
Est-ce que vous pensez qu’Elio Di Rupo pourrait rempiler une seconde fois son rôle de Premier ministre ?
Je ne vous cache pas que je suis un fervent défenseur d’Elio Di Rupo pour plusieurs raisons. Tout d’abord, comme je suis un « ancien combattant », je connais bien les problèmes dans un Gouvernement tripartite et sixpartite. J’ai vécu le Gouvernement « du grand chef blanc » Leburton. Etant informateur, j’ai été à la base d’un autre Gouvernement tripartite qui d’ailleurs a réalisé la réforme de l’Etat des années 80. A deux reprises, cela s’est soldé par un échec quasi total soyons francs. Ce n’est pas facile de diriger un tripartite ou un Gouvernement à six partis en tenant compte des défis financiers et économiques qui se sont posés depuis la crise financière de 2007. Je tire vraiment mon chapeau à Elio Di Rupo pour la façon dont il est parvenu à assurer la continuité dans la gestion et à obtenir ces résultats. Si je compare avec les pays qui nous entourent, nous n’avons aucune raison d’être pessimiste de ce point de vue-là. Même la communauté européenne doit reconnaître que la Belgique, après l’Allemagne et l’Autriche, a bien réagi face à la crise, mieux même que tous les autres Etats-membres. Pour la suite, d’un point de vue économique et financier, j’accorde à 100% crédit à Elio Di Rupo. En Belgique, les partis politiques seraient bien sages d’en faire autant.
En tant qu’ancien Secrétaire général de l’OTAN, pensez-vous que la constitution d’une armée européenne serait nécessaire ?
J’ai plusieurs considérations à émettre en ce qui concerne cette question.
Tout d’abord, je suis un fédéraliste européen convaincu. Dans le cadre de l’approfondissement inévitable de la structure européenne, il faut avoir aussi des considérations pour l’aspect militaire. Je ne dis pas non à cette armée européenne. Mais pour former une armée européenne et pour la faire fonctionner, il faut disposer d’un certain budget. Quand je vois les budgets dont on dispose dans les différents pays européens actuellement, je crains que l’armée européenne ne soit pas pour demain. Et là, j’attire votre attention sur un défi qui est structurel : la technologie militaire avance à une vitesse considérable. Et l’écart technologique qui nous sépare de l’autre côté de l’Atlantique devient tellement profond que j’entrevois le moment où une coopération dans quelconque opération de paix décidée par l’ONU américain-européen deviendra impossible pour des raisons d’incompatibilité technologique ! Et je sais de quoi je parle. J’ai pu suivre de très près nos opérations en ex-Yougoslavie. En tout cas, même si on ne dispose pas des moyens pour réaliser demain cette armée européenne, une coopération beaucoup plus poussée au niveau européen ainsi qu’une spécialisation enfin décidées entre acteurs européens sont une nécessité absolue et urgente. De plus, on ne peut pas méconnaître l’importance des britanniques dans une structure militaire européenne. Mais la question se pose quant à savoir si du côté de Londres, il existe réellement une volonté politique de s’intégrer militairement dans cette structure. Honnêtement, je n’y crois pas. Les Britanniques sont d’abord orientés vers l’Amérique. Eux, tout comme les Français, d’ailleurs, n’ont pas envie de mettre leurs armes nucléaires dans les mains des Généraux hollandais, belges ou allemands.
En plus, je suis persuadé qu’il faut pousser cet approfondissement de l’Europe en général. Je vais vous le prouver avec un élément pourtant simple mais qui apparemment n’est pas suffisamment connu. Je sais bien qu’il est scientifiquement contestable d’appliquer la technique de l’extrapolation linéaire mais appliquons-la pour un instant : vous connaissez les G7 ou les G8, les pays les plus riches du monde, c’est à ce niveau-là que l’on prend pas mal de décisions structurelles qui peuvent influencer drôlement la vie de nos enfants et de nos petits-enfants. Quelle sera la composition des G7 ou des G8 en 2050 ? Faisons l’extrapolation des PNB mondiaux en 2050. Aucun pays européen ne sera encore autour de la table. En 2050, les Etats-membres de l’Union européenne seront dépassés par au moins huit pays appartenant à d’autres continents. Est-ce qu’on va laisser à d’autres le soin de décider de notre avenir ? L’Union européenne dispose mondialement d’un des PNB les plus importants à côté des Etats-Unis, de la Chine. La morale de cette histoire : il faut une intégration financière socio-économique et politique plus poussée. Il n’y a pas d’alternative. Cela vaut pour les militaires mais surtout pour l’économique, le social, le financier. On n’y songe pas mais en 2050, le G8 va se réunir sans représentants des nations européennes même pas l’Allemagne !
Comment réagissez-vous au fait que Pieter De Crem souhaite acheter des avions de combats F‑35, une dépense deux fois plus élevée que les budgets dont il dispose ?
Tout cela est lié avec la question sur la prétendue modernisation des armes nucléaires. En octobre 2013, Jean-Luc Dehaene, Guy Verhofstadt, Louis Michel et moi-même avons signé une déclaration mettant en cause la présence des armes nucléaires tactiques en Europe. La Guerre froide est derrière nous : à quoi peut bien servir cette arme nucléaire tactique du point de vue européen ? Ce qui est beaucoup plus important, c’est que la prolifération des armes nucléaires, chimiques, et biologiques devient de moins en moins contrôlable. Quelle est la signification exacte du débat en ce qui concerne l’Iran ? Il ne s’agit pas uniquement de voir l’Iran comme puissance militaire nucléaire. Mais bien de la suite. Si demain, il est connu que l’Iran est devenu une puissance nucléaire, je vous assure que la non-prolifération sera du passé. L’Arabie Saoudite aura immédiatement aussi son arme nucléaire, l’Égypte et d’autres vont suivre. Même le Japon risque d’en profiter pour changer le contenu de sa Constitution. La machine sera lancée. Les États-Unis et la Russie réunis ne seront plus en mesure de s’y opposer. Il fut un temps où le Brésil, l’Algérie et l’Afrique du Sud avaient des ambitions nucléaires. Américains et Russes étaient suffisamment forts pour leur faire comprendre qu’il fallait oublier l’arme nucléaire. Ce n’est plus le cas.
Les dangers d’une prolifération poussée nous dictent la voie de la sagesse. Celle d’appliquer le Traité sur la non-prolifération, c’est-à-dire le désarmement total de l’arme nucléaire. Le président Obama a fait en 2009 un grand discours allant dans ce sens. Aujourd’hui, à mon grand étonnement, Washington semble rêver de la modernisation même des armes nucléaires tactiques. Un bureau indépendant américain à Washington a calculé le coût que les puissances nucléaires doivent investir en entretien, sécurité sur une période de dix ans : mille milliards de dollars ! Et cela, au moment où nous sommes confrontés dans notre village planétaire à des problèmes colossaux de chômage des jeunes, à des problèmes cruciaux au niveau environnemental qui nécessitent des investissements gigantesques et où plus d’un milliard de gens meurent de faim. Je pense souvent à cette remarque de l’anthropologue et philosophe français Edgard Morin qui dit que si du point de vue technologique, on est dans un âge super moderne, du point de vue mental, on est toujours dans l’âge de fer.
Est-ce qu’il faut changer d’Europe ?
Premièrement, il faut approfondir l’Europe. Une Europe qui sur le plan démographique représente 5 à 6 % de la population mondiale. Ce qui ne représente pas grand-chose, mais avec un produit national brut très fort. Il faut donc approfondir les structures. C’est-à-dire procéder à un transfert sérieux de compétences des États nationaux vers un niveau supranational donc démocratique. Renforcement du Parlement, renforcement des compétences de la Commission, pas du Conseil car c’est de l’interétatique. Il faut non seulement une politique financière et une politique budgétaire commune, mais aussi développer une politique sociale, une politique étrangère et une politique de sécurité européennes.
Deuxièmement, je ne crois pas qu’un miracle se produira à 30. Les divergences de vues sont trop profondes et trop nombreuses. Il faudrait une Europe à plusieurs vitesses. Si on peut démarrer cette Europe supranationale dont je rêve depuis toujours, à sept ou à huit membres, ce sera déjà une réalisation historique.
L’Angleterre en ferait toujours partie ?
Non. C’est une question de mentalité je crois. Je respecte les Britanniques mais ce sont eux qui vivent sur le continent et nous dans une île, c’est comme cela qu’ils pensent ! Ils vivent encore au temps où le soleil ne se couchait jamais dans leur empire ! Si un referendum était organisé, je crains connaître des résultats négatifs. Ce seront les grands groupes économiques et financiers en Grande-Bretagne qui vont trouver un stratège pour saborder cette initiative. La City de Londres (le Centre financier) ne peut pas se payer le luxe de rompre les liens avec une zone euro dont la City est la première à profiter. Pour me résumer, je ne crois pas que culturellement le Britannique peut vivre avec le concept d’une Europe supranationale.
C’est le terme « fédéraliste » qui les chagrine ?
Plus que le terme. Pas de transfert de compétences importantes vers l’Europe.
Quelle réponse donner au départ des jeunes Belges en Syrie ?
Honnêtement, je comprends naturellement qu’un jeune peut être idéaliste et se tromper tout à fait dans l’analyse de la situation ou du problème. Ces gens font des erreurs fondamentales dans leurs analyses. Comment leur expliquer ?
Le fanatisme religieux nous a joué des drôles de tours en Europe. Les guerres de religion ne datent pas d’aujourd’hui. Voici mon analyse : ce qui se passe actuellement en Syrie, Liban et Irak, est une guerre de religion entre chiites et sunnites, où les deux grands antipodes sont l’Iran et l’Arabie Saoudite. C’est de cela qu’il s’agit. Il faudrait tenter d’expliquer aux jeunes que l’Histoire nous apprend que le fanatisme religieux ne nous amène qu’à des malheurs et ne contient pas de solution.
Est-ce que pour vous il existe des guerres « justes » ? Etes-vous pour le droit d’ingérence ?
Je suis assez en faveur d’une ingérence constatée par une majorité représentative aux Nations-Unies quand il s’agit du non-respect des droits humains fondamentaux. Je crois qu’il ne devrait pas avoir non seulement un droit, et je vais loin, mais une obligation à intervenir pour protéger les populations.
En quelque sorte, le devoir d’intervenir existe déjà aujourd’hui, mais la notion n’est pas encore suffisamment développée. Mais j’ai bien dit qu’il s’agit-là d’une décision qui doit être prise par une majorité représentative au niveau des Nations-Unies. Il y en a certains qui ont défendus à plusieurs reprises le droit à l’OTAN de prendre de telles décisions. Je ne peux pas souscrire à une telle thèse. Il revient à une instance représentative comme le Conseil de sécurité de prendre de telles décisions même si l’abus du droit de veto dans le chef des 5 membres permanents me semble indéfendable. Alors l’OTAN peut être utilisée comme exécutant, mais c’est une sorte de gouvernement mondial qui doit prendre les décisions. Et dans ce cadre-là, je suis en effet en faveur d’un droit et même d’un devoir d’ingérence pour autant qu’il s’agisse de la défense des droits humains les plus fondamentaux.
Quand vous n’êtes pas tourné vers la politique internationale ou nationale, quelle est votre hobby préféré ?
La musique. Mon père était un musicien professionnel à l’armée. Il a dirigé et surtout édité des compositions pour fanfares et harmonies. J’ai donc été éduqué avec la musique. Lui était tromboniste, violoniste et j’ai commencé à apprendre vers l’âge de six ans le piano. J’ai aussi touché à la clarinette. Très jeune, j’ai appris la musique et j’ai toujours continué même si c’était difficile de combiner la politique et la musique ! J’ai continué régulièrement à diriger des orchestres symphoniques. Pour le moment, je suis toujours Président de l’orchestre de la jeunesse musicale au Limbourg qui fonctionne très bien. L’année passée, nous sommes partis en tournée en Chine à Shanghai. Puis je préside aussi l’opéra d’été d’Alden Biesen, un vieux château près de Bilzen. Nous organisons une grande production par année et j’ose dire d’un niveau professionnel. Nous fonctionnons avec peu de subsides, surtout avec des firmes, des sponsors.
Quel est votre compositeur préféré ?
J’en ai beaucoup. Mon père préférait la littérature musicale française, plutôt Ravel, Debussy, Saint-Saëns, Bizet etc. J’ai surtout été éduqué avec les romantiques en partant de Beethoven. Mon père disait que Mozart n’était pas le plus grand, le génie le plus important de l’Histoire musicale, c’était Schubert. Pour preuve : sa musique de chambre. J’aime donc beaucoup les romantiques ainsi que les représentants des écoles nationales russes, scandinaves et autres. Du côté de l’opéra, c’est plus difficile, Verdi et Puccini bien sûr mais aussi un Richard Strauss dans le Chevalier de la Rose, c’est magnifique !
Un grand homme ou une grande femme politique belge ou internationale qui vous a marqué ?
Sans la moindre hésitation, Willy Brandt. Je continue à avoir pour lui une estime très profonde. J’ai travaillé beaucoup avec lui lorsqu’il était Président de l’International Socialiste. D’abord du point de vue humain, il ne se plaçait pas au-dessus de la mêlée. C’était aussi un homme qui avant tout était en faveur de la coopération Nord-Sud avec un transfert structurel organisé du Nord vers le Sud. Il fut un des précurseurs de cette théorie. C’était aussi un homme de la paix, en pleine Guerre froide. La façon, dont il a instauré le dialogue entre l’Est et l’Ouest contre vents et marées, est inoubliable.
Un qualificatif ou une phrase qui illustre le mieux pour vous la Belgique en 2014 ?
Je dirais « espoir ». Je crois toujours que la majorité des deux côtés de la frontière linguistique, ainsi qu’à Bruxelles, continue à accorder leur confiance en la coexistence de la Belgique et de l’Europe. Le séparatisme ne nous mènera nulle part. Cela ne va pas améliorer le statut du Flamand ni du Wallon ni du Bruxellois : soyons donc raisonnables ! Et là je continue à espérer fortement, à faire confiance aux jeunes générations.