
Nous sommes les contemporains d’une révolution culturelle majeure. Sans doute encore beaucoup plus profonde que les transformations politiques et économiques qui ont accouché de notre modernité. En témoigne cette information, passée inaperçue dans le flux étouffant des news quotidiennes : 45 États américains vont rendre l’apprentissage de l’écriture manuscrite optionnelle en 2014.
Les enfants pourront choisir d’abandonner la vieille calligraphie au profit de l’utilisation de logiciels de traitement de texte. Du manuscrit au tapuscrit. De l’écrit à l’écran. De la graphosphère à la vidéosphère pour reprendre le vocabulaire de Régis Debray.
Nous vivons, en l’expérimentant au quotidien mais sans nous en rendre vraiment compte, des bouleversements mentaux qu’elle entraîne, la troisième grande révolution culturelle de notre humanité. Après l’apparition de l’écriture dans au moins quatre foyers (Mésopotamie, Égypte, Chine, Amérique centrale) en développement urbain et maîtrisant l’agriculture, puis celle de l’imprimerie par Gutenberg qui démultiplie la Bible au 15e siècle, où les livres détrônent le Livre, pour en arriver à la « Société de la communication » et à ses générations de geeks ! Du cunéiforme au SMS, du hiéroglyphe au mail. Simple évolution technique ou profonde mutation cognitive ?
Cette transformation, de l’imprimerie à l’audiovisuel, toujours selon les analyses de Régis Debray, opère aussi un changement de référents et de symboles : on glisse de l’adulte au jeune, de l’idéal au performant, de la loi à l’opinion, du politique à l’économique, du citoyen au consommateur, du héros à la star, du lisible au visible, de la conscience au corps, du « je l’ai lu dans un livre » à « je l’ai vu à la télé ». Le changement dans le rapport au monde est total : il suffit de voir pour comprendre, de montrer pour expliquer. L’univers de l’écran, ce matérialisme du divertissement, conduit à l’illusion de saisir toute l’intelligence du monde par l’instantané de l’actualité de sa vie la plus quotidienne.
La révolution technique que nous vivons entraîne aussi une révolution dans notre cerveau, dans nos modes d’apprentissage. Nous perdons l’habitude de lire de manière linéaire des textes longs. Nous picorons plutôt çà et là des bribes d’informations dans un flux permanent de zapping, bombardés de messages et d’alertes. Des sangliers qui creusent en profondeur, nous nous sommes fait renards qui furètent superficiellement d’immenses espaces de données simplement juxtaposées. Quelles en seront les conséquences à terme dans notre manière d’élaborer une grille conceptuelle de compréhension du monde ? Saurons-nous maintenir notre capacité d’abstraction et de synthèse ? Garderons-nous le sentiment de la continuité historique alors que tout le système nous réduit au présent, au détail, à l’anecdote ? Y aura-t-il un jour une application juste pour penser le monde, exercer son esprit critique, se comporter en citoyen vertueux et solidaire ?
Comme toute avancée technologique majeure, elle apparait à la fois poison et remède. Elle n’est pas bonne ou mauvaise en soi. Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Les rayons nucléaires ont conduit à la tragédie d’Hiroshima mais soignent aussi des cancers. Science avec conscience. Petite poucette de Michel Serres et risque d’abrutissement et d’inculture généralisée bornée par les 140 signes d’un tweet.
Ainsi le triomphe de l’écran laisse aussi entrevoir le retour de l’écrit, même avec une déformation de l’orthographe. C’est tout le sens de l’essai de Jean-Claude Monod, Écrire à l’heure du tout-message qui diagnostique que, contre toute attente, on n’a jamais autant recouru à l’écrit par rapport à l’oral. Même s’il y a prolifération des infos, fuite dans l’incessante communication, cette dernière est plus douce, moins intrusive, moins frontale. Comme en témoigne l’engouement pour les forfaits SMS, au détriment des appels directs. Le grand retour de l’écrit, qui l’eut cru ? Grand retour donc du « tout est message », même non intentionnel. Au fond, poursuite de la révolution scientifique de la seconde moitié du 20e siècle, qui nous a fait passer du monde de la production à celui de l’information, comme en témoigne par exemple la découverte du code génétique.
Le basculement culturel s’avère complexe et contrasté. Nul ne sait dire s’il nous conduira vers une exceptionnelle démocratisation des savoirs, ou vers une déshumanisation généralisée des rapports sociaux, où l’homme se cache derrière la machine. Mélancolie d’un passé aux pensées structurées et approfondies ? Ironie d’un présent compulsif aux addictions communicationnelles ? Gourmandise pour un futur dessiné en un village planétaire interconnecte ?