Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’histoire du yoga ? Et comment êtes-vous parvenue à en faire une lecture politique alors qu’il est aujourd’hui considéré comme une « simple » pratique bien-être ?
J’ai commencé à pratiquer le yoga un peu comme n’importe qui aujourd’hui le pratiquerait dans sa dimension très posturale, très athlétique, pas particulièrement engagée. Je n’avais pas forcément conscience de tout le décorum qui pouvait entourer la discipline, notamment new age ou développement personnel. C’étaient des milieux qui m’étaient assez étrangers et en commençant à pratiquer, j’ai réalisé que les discours autour de l’amélioration de soi étaient omniprésents et cela m’interrogeait beaucoup. D’autant plus qu’ils étaient diffusés au nom de textes ancestraux. Ayant un bagage en sciences sociales, tout cela me semblait assez confus. J’étais aussi interpellée par le fait que quand j’interrogeais mes professeur·es, iels étaient incapables de me donner des informations sur l’histoire du yoga. C’était pourtant des personnes qui étaient très engagées dans leur pratique ou dans leur enseignement, mais cela restait un impensé car le yoga reste souvent abordé inconsciemment comme une religion. J’ai donc eu besoin de contextualiser tout ça.
Vous avez retracé la ligne du temps de l’évolution du yoga, depuis sa naissance au fin fond de l’Inde jusqu’à son avènement mondial durant la pandémie de Covid-19.
Il y avait cette idée non discutée dans les cercles yogi d’un yoga porteur de ses sagesses ancestrales qui nous viendrait d’Inde, immuable depuis des millénaires et qui serait arrivé directement des grottes de l’Himalaya à nos studios de fitness. Et c’est vrai que ça m’interrogeait. J’ai fini par trouver un ouvrage, « L’esprit du yoga », écrit par Ysé Tardan-Masquelier qui est à la fois enseignante de yoga et historienne des religions. C’était la première fois que je voyais un texte sur la discipline qui le recontextualisait d’un point de vue académique. J’ai par la suite suivi le diplôme universitaire qu’elle propose sur ces thématiques dans l’objectif de mieux comprendre les dynamiques en jeu.
En commençant à me renseigner sur l’histoire du yoga, j’ai réalisé qu’à chaque étape de son histoire, notamment occidentale, le yoga a été instrumentalisé en fonction des problématiques de l’époque. Forte de ce constat, j’ai dû remettre ma propre approche critique en question : j’espérais critiquer le yoga contemporain au nom d’un yoga prémoderne porteur de valeurs positives, mais j’ai réalisé que ce n’était pas au nom d’un yoga authentique que la critique du yoga contemporain devait être faite. Déjà parce que historiquement ça n’a pas de sens et que c’est potentiellement extrêmement conservateur et rétrograde. Selon moi, il faut assumer qu’une partie du yoga est aujourd’hui diffusée en Occident par des personnes non indiennes dans un système capitaliste et qu’il véhicule des discours problématiques. Et c’est au nom de valeurs contemporaines qu’il faut le critiquer et le repenser. Selon moi la question c’est de savoir comment on navigue à travers ça pour ouvrir des espaces de résistance ou en marge. Parce qu’on subvertit comme on peut au sein même du système dans lequel on se trouve.
Pourriez-vous retracer les étapes de l’évolution de la pratique du yoga ? Que s’est-il passé pour qu’il se fasse dévoyer ainsi ?
Le yoga est formulé initialement sur le sous-continent indien au 3e siècle avant notre ère comme une méthode de libération du cycle des renaissances. Mais déjà en Inde, avant l’ère moderne, il existe des yogis qui ne vont plus chercher à s’extraire du cycle des renaissances mais à acquérir des superpouvoirs sur la matière, à devenir des sortes de magiciens. Il y a donc déjà des « dissidences » au sein même de l’histoire indienne. Mais la grande reformulation qui va initier les métamorphoses du yoga jusqu’à sa forme actuelle la plus connue commence avec son exportation du yoga vers l’Occident à la fin du 19e siècle. Elle se fait dans un contexte particulier, celui de la colonisation britannique en Inde.
À ce moment-là, il va y avoir une renaissance de ces sagesses indiennes par des militants hindous qui luttent pour l’indépendance de l’Inde. Ils souhaitent s’affirmer face aux colons en montrant que l’Inde dispose d’un creuset de sagesses qui la rend légitime à être indépendante, qu’elle n’est pas juste un pays dominé mais qu’elle rivalise voire supplante la puissance colonisatrice en matière de spiritualité et de sagesse. Vivekananda, célèbre moine hindou, est considéré comme la première personne à avoir exporté le yoga et l’hindouisme en dehors du sous-continent indien de façon volontaire et missionnaire. Il enseigne un yoga et un hindouisme reformulés à l’aune de diverses influences européennes et indiennes à un public d’Européen·nes en quête de nouvelles formes de religiosité. Ces dernier·es sont assez critiques de la modernité qu’iels vont juger comme étant aliénante, rationnelle, froide. Vivekananda leur propose un yoga universaliste, ouvert à toustes, là où à l’époque en Inde, il s’agissait d’une pratique exclusivement destinée à des initié·es ou à certaines catégories socio-religieuses. Son yoga est « psychologisé » et sa pratique est présentée comme une méthode de développement personnel, permettant d’améliorer son existence dans ce monde.
Un peu plus tard, dès les années 1910, certains militants hindous pour l’indépendance vont récupérer un autre courant du yoga jusqu’alors dévalorisé, le hatha yoga. Récupérant les fameuses postures de yoga en les débarrassant de leurs atours ésotériques, ils réhabilitent le hatha yoga pour forger des corps sains de citoyen·nes sain·es et fort·es pour construire une Inde qui soit puissante et autonome. On voit aussi que ce sont des visions particulières qui prédominent à l’époque, très nationalistes, et que le sport (le yoga est assimilé à un sport à cette époque-là en Inde) est un moyen de légitimer l’auto-gouvernement, mais sur des bases très eugénistes d’une certaine manière. Le yoga acquiert alors une dimension très posturale et se transforme pour devenir une pratique d’amélioration de soi au service de quelque chose, qu’il s’agisse de l’épanouissement dans ce monde ou de la cause nationaliste. On voit donc que c’est déjà très politique à l’époque.
Il y a ensuite une seconde vague de mondialisation dans les années 1960 – 70. Cette vague, plus large, émerge notamment en Californie, au sein d’une génération critique à l’égard de la modernité, comme à la fin du 19e siècle. Et comme à la fin du 19e siècle, dans un élan orientaliste, les Européen·nes critiques de la modernité vont regarder ailleurs pour espérer trouver un modèle alternatif. L’Inde et ses « sagesses » vont de nouveau constituer un remède fantasmé aux maux de la modernité. Au sein de cette génération contre-culturelle, certain·es se mobilisent au sein de luttes sociales, pour les droits civiques, les luttes féministes, écologistes, antimilitaristes, etc. Une autre partie met davantage en avant la dimension aliénante de la modernité au niveau individuel, en tant qu’elle brime l’expression de soi, la créativité, en imposant des normes oppressantes. C’est un second moment de bascule. Dans ce creuset dit de la « critique artiste » vont notamment émerger les mouvements new age et l’idée que si on veut transformer le monde, c’est soi qu’il faut changer avant tout.
Cette idée de révolution intérieure qui permet une transformation du monde s’articule autour d’une prophétie propre au new age, celle de l’avènement d’une nouvelle ère cosmique faite de paix et d’harmonie pour l’humanité. Elle est fondée plutôt sur des principes spirituels et ésotériques que sur des questions politiques et sociales. On peut analyser l’émergence de ces mouvements new age comme le fruit d’une certaine désillusion politique, avec l’idée que partout on retrouve au final les mêmes guerres d’ego, les mêmes guerres individuelles de pouvoir. Cette critique artiste et les pratiques d’exploration de soi qui sont expérimentées dans les milieux new age sont ensuite récupérées par une autre utopie californienne, celle de la Silicon Valley, héritière de la contre-culture. Cet ethos du renouvellement de soi, de la transformation de soi comme moyen de transformer le monde est mis au cœur du management des entreprises de la tech et des pratiques d’exploration de soi comme le yoga deviennent alors au service du capitalisme post-industriel.
Mais nous aurions pu en rester au stade de l’épanouissement personnel… comment en est-on venu à cette récupération par le capitalisme ?
Je pense qu’en devenant un bien de consommation, le yoga a été coupé de sa dimension subversive. C’est d’ailleurs un phénomène plus large qu’on constate aujourd’hui au sein des milieux dits « spirituels » et au niveau du new age au sens large. Le new age est critiquable à plein d’égards, en terme d’appropriation culturelle, de marchandisation, de consumérisme. Il pioche des pratiques à droite à gauche, en général dans des pays non-occidentaux, avec un regard très exoticisant. Mais il a pu aussi être porteur à un moment donné d’une mythologie en partie positive. Il y plein de choses dans lesquelles je me reconnais dans le new age : la célébration de la nature, la quête d’alternatives au capitalisme ou la critique de la rationalité pure comme seul moyen d’appréhender le monde. Sauf que la vision portée par le new age est dépolitisante (et souvent essentialisante voire fascisante) car elle fait reposer la transformation sur l’individu et, en cela, elle neutralise la potentielle dimension subversive de ces pratiques en omettant toute analyse structurelle.
Le paroxysme de cette dépolitisation, c’est évidemment l’introduction de pratiques issues du new age en entreprise. Dans ces cas précis, elles sont clairement instrumentalisées pour renouveler l’énergie des employé·es, comme si c’était des batteries éternellement rechargeables. Elles sont également mises au profit d’industries qui sont en général polluantes, avec de terribles impacts sur la planète et sur les gens. Cela permet commodément de ne pas remettre en question l’organisation du travail.
Mais cette logique d’individualisation se retrouve aussi dans les milieux alternatifs. Ce que j’observe dans certains milieux de yoga, c’est que la critique de la société de consommation et du système politique dans lequel on vit est souvent présente, mais qu’elle n’est presque jamais formulée en termes structurels. Il y a eu une grande phase de dépolitisation, un gros backlash [retour de bâton NDLR] dans les années 1980, avec l’avènement de l’idéologie néolibérale.
À ce titre le secteur de l’édition est un exemple frappant, avec le succès des livres de développement personnel qui supplante les livres politiques, habituellement en tête des ventes. À chaque crise, c’est l’industrie du bien-être et du développement personnel qui s’épanouit. Je pense que c’est assez révélateur de cette psychologisation de questions qui sont politiques. Le néolibéralisme pousse à formuler les problèmes en des termes individuels et donc à rechercher des solutions individuelles. Je pense aussi que le new age s’est démocratisé de façon très discrète mais très prégnante justement en raison de la récupération de l’ethos de la contre-culture par la Silicon Valley, qui a décrété que c’était cool de jouer au babyfoot au travail, de faire yoga au boulot et de manger des légumes bio, car cela favorise l’engagement corps et âme des salariés à la réalisation des objectifs de l’entreprise. La quête initialement subversive d’authenticité des sixties a été récupérée et marchandisée par les entreprises au service du capitalisme néolibéral.
J’ai l’impression que les injonctions écocitoyennes qui nous enjoignent à prendre soin de l’environnement ressemblent très fort à ces impératifs du « prenez soin de vous pour faire fonctionner nos entreprises et notre monde capitaliste ».
Oui, complètement, je pense que ça participe exactement d’un même élan qui est celui de l’avènement de l’idéologie néolibérale dans les années 1980 où on va dépolitiser tous les débats en faisant comme si nous étions toustes des individus atomisés et égaux face aux enjeux environnementaux, sociaux, etc. Il s’appuie entre autre sur ce mythe économique de l’individu rationnel qui pourrait faire ses choix de façon totalement libre et informée et qui pourrait exprimer ses choix et ses préférences à travers le marché. On réduit la question écologique à une histoire de choix individuels de comportements et de consommation : si on veut être de bon·nes citoyen·nes, agir de façon juste et éthique, sauver la planète, on a la possibilité d’acheter équitable, bio et local, de fermer le robinet quand on se brosse les dents, de trier nos déchets…
Or, on sait que les changements de comportements individuels sont malheureusement insuffisants pour lutter contre la catastrophe écologique. Et cela occulte le fait que tout le monde ne pollue pas de la même manière, et que tout le monde n’a pas les mêmes possibilités financières ou matérielles de transformer ses comportements et sa consommation. C’est pareil pour le soin de soi. On va nous dire que si on n’arrive pas à être heureux·se, qu’on est en burn-out et qu’on est fatigué·e, c’est sans doute parce qu’on n’a pas assez médité, pas assez pris soin de nous. C’est très paternaliste, condescendant et élitiste, car cela oblitère le fait que tout le monde ne peut malheureusement pas consommer bio ou s’offrir un cours de yoga.
Comment pourrions-nous nous réapproprier tout ça pour le repolitiser pour les luttes ?
J’espérais développer davantage cette question dans mon dernier chapitre, mais je n’ai pas pu pour diverses raisons matérielles ! J’avais néanmoins envie d’évoquer ce qui se faisait déjà à ma connaissance, et d’esquisser des pistes car il y a beaucoup de choses passionnantes à creuser. Je constate que beaucoup de gens qui pratiquent le yoga sont sensibles aux discours autour des questions d’interdépendance des êtres vivants, de ralentissement, de sobriété, que le yoga peut inviter à expérimenter dans sa chair. Pour beaucoup de gens, pratiquer le yoga, c’est aussi une façon de se mettre en dehors du rythme effréné de la vie. C’est une bulle, un temps limité mais qui permet de faire émerger de nouveaux imaginaires, de tisser des mondes en dehors du productivisme, en dehors de l’affairement, en dehors de l’agitation, de la performance et de la compétition.
Le yoga est aussi un moyen formidable de créer un rapport très symbolique et poétique au corps. C’est une pratique qui passe par la visualisation, par le souffle et qui permet de plein de manières incroyables de créer de nouveaux rapports au corps en marge de considérations par exemple esthétiques. C’est une pratique extrêmement fertile qui passe notamment par le corps, qui est un lieu qui peut tout aussi bien être un lieu de reproduction de l’ordre social, comme un lieu d’émancipation et de résistance à celui-ci.
Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme
Zineb Fahsi
Textuel, 2023