1. L’ÉDUCATION POPULAIRE COMME « CONCEPT »
Comme beaucoup de concepts politiques, il y a depuis plus d’un siècle une lutte d’appropriation et de revendication de paternité sur ce terme, de la part de forces, de tendances ou d’institutions diverses…tant mieux ! Cela prouve qu’il est un vivant terrain d’enjeux, et que nul n’arrivera à en imposer une définition arrêtée. L’éducation populaire fait partie de ces concepts disponibles constamment réinventés. Quasiment passé de mode (« ringardisé ») au milieu des années 80 en France, (les années « développement local »), il connaît dès 1989, à partir des réflexions sur la citoyenneté autour de la commémoration du bicentenaire de la révolution, un regain d’intérêt, au point que certains intellectuels – prudemment – se risquent à le ré-employer. Pavé dans la mare, en 1998, l’arrivée de l’association ATTAC dans le paysage militant signe sont retour, ATTAC se définissant (malicieusement) comme une « association d’éducation populaire tournée vers l’action ».
Telle que nous l’entendons au Pavé (coopérative d’éducation populaire), il s’agit clairement d’une éducation politique, dont les formes privilégient l’échange d’expérience des résistances à la domination capitaliste, et la construction d’une analyse patiente sur les moyens d’envisager son dépassement à terme, sur la lecture d’analyses descendantes. Ce qu’un intellectuel belge – Luc Carton – a appelé les « savoirs chauds » par complément aux « savoirs froids » (universitaires). Comme deux masses d’air inconciliables, la rencontre d’un savoir chaud et d’un savoir froid, cela ne donne pas un savoir tiède, mais un orage, comme l’a montré le sociologue français Luc Boltanski : pour qu’il y ait conflagration comme en 1789 ou en 1968, il faut l’improbable rencontre entre les intellectuels et le mouvement social, entre la « critique artiste » d’un Beaumarchais ou d’un Marcuse, et la critique sociale de la rue. S’agissant d’éducation populaire, nous parlons donc là d’un concept, et la question de son avenir n’a guère plus de sens que celle de « l’avenir du bonheur »?, « l’avenir de la liberté » ou « l’avenir de l’esprit critique… » Toute différente est la question de l’avenir des méthodes et des institutions dans lesquelles le concept d’éducation populaire avait fini par s’incarner au cours des décennies passées.
2. L’ÉDUCATION POPULAIRE COMME MÉTHODES
Au cours des années 80, l’essentiel de l’invention critique du mouvement social des années 70 est perdu ! On n’a pas le temps ici d’en faire l’analyse, contentons-nous du constat. En quelques années à peine, (qui coïncident avec l’accession au pouvoir de partis « socialistes » dans des pays de l’Union Européenne, et d’une accélération-modernisation des formes capitalistes : argent, marchandise, consommation, crédit, publicité, etc…), le travail d’expression critique sur la société cède le pas à une pragmatique du développement, du résultat, de la gestion. Dans le champ éducatif strict, la réflexion des années 70 sur l’école, qui avait donné de remarquables critiques du système de sélection-compétition et maintes naissances d’écoles alternatives, se referme sur l’obsession de la performance et du couple diabolique école-emploi. En Belgique, voir à ce sujet Nico Hirt de l’APED, Appel Pour une École Démocratique.
Dans le champ de l’éducation permanente, les institutions construites après guerre sur une revendication d’éducation populaire ont viré à l’animation socioculturelle dont l’intitulé nouveau dit assez le changement qui s’est opéré. En France, ces institutions se détournent du travail critique au profit d’un travail « d’accompagnement des mutations » (sic) qui –crise oblige- les font s’engouffrer dans des logiques d’insertion sociale pour les unes, d’action culturelle de prestige pour les autres, c’est à dire dans tous les cas de communication politique au service des nouveaux pouvoirs élus. Il faut dire, à leur décharge, que du côté de l’hexagone, la « décentralisation » a brisé le cadre de contestation qu’offrait la sécurité d’un espace national, mis tous les territoires en concurrence les uns contre les autres sur le modèle de l’entreprise capitaliste, et soumis les associations civiles (Les ASBL) à une logique de financement basée sur la valorisation du pouvoir local. C’est le « développement » – entendons la future privatisation/marchandisation de toutes les politiques publiques dans le nouveau cadre de l’Union Européenne (qu’il ne faut jamais confondre avec l’Europe) qui se met en place. La critique, la contestation, le conflit font mauvais ménage avec le développement. En cette décennie du consensus, le conflit (qui est la condition de la démocratie) est présenté comme repoussoir de la démocratie. Le nouveau mot d’ordre de ces institutions est : « PDVMV » (Pas De Vagues, Mon Vieux, Pas De Vagues !!!).
3. L’ÉDUCATION POPULAIRE COMME INSTITUTIONS
Le paradoxe est alors celui-ci : Des institutions d’éducation populaire seraient devenues le principal obstacle au déploiement de l’éducation populaire comme concept et mobilisation de méthodes de critique de la société qui nous est proposée.
Tous ex-salariés de ces institutions, nous les avons quittées pour pouvoir faire enfin de l’éducation populaire. Il s’est agi de se dégager des contraintes de financement liées au modèle associatif, totalement aliéné dans la subvention/subsidiation par des pouvoirs territoriaux. La liberté est venue de là où on ne l’attendait pas : nous avons créé une société !!! Mais pas n’importe quelle société, une société coopérative ouvrière de production (SCOP), modèle hérité du 19e siècle dans lequel des travailleurs prenaient leur destin et leur outil de travail en main. Association de salariés qui assument pleinement leur rôle et ne se cachent plus derrière le faux nez des élus et des bénévoles, cela nous a apporté une liberté totale, pour redécouvrir des méthodes de pédagogies émancipatrices ou critiques, que les autres institutions ne pouvaient plus se permettre d’utiliser, sauf à fragiliser leur existence financière en se fâchant avec leurs pouvoirs financeurs. Nous avons re-développé des méthodes qui étaient tombées en désuétude ou en disgrâce. Une partie de notre action concerne les méthodes de travail. Nous portons une attention particulière aux méthodes d’animation des groupes. En finir avec le tour de table et la parole libre (la réunionnite et la discussion stérile, la soirée débat qui ne débouche sur rien, etc… nous privilégions des approches autobiographiques dans la façon d’aborder une question politique, et nous prenons résolument le contre pied du fameux « ne raconte pas ta vie » propre aux réunions militantes ! Nous cherchons l’exploration des contradictions, des conflits et des désaccords. Nous n’évacuons pas la polémique. Nous assumons une radicalité.
L’une de nos méthodes est la conférence gesticulée. Nous y invitons des personnes à témoigner de ce qu’elles ont compris politiquement de leur expérience dans un domaine. Cela prend la forme d’un spectacle, le plus souvent drôle, où tout un chacun peut en finir avec les couleuvres qu’on lui a fait avaler. Imaginez une assistante sociale qui aurait 25 ans d’ancienneté et qui viendrait raconter ce qu’elle n’a jamais pu raconter de son métier et de la façon dont elle l’a pratiqué ? Cela donnerait une transmission ENFIN politique. Combien sommes-nous à prendre notre retraite en emportant le savoir politique d’une vie de travail ?
Nous avons accompagné 22 conférences gesticulées à ce jour plus les dix qui ont été réalisées par le Pavé. Sur le mensonge de la culture réduite à l’art, ou sur le mensonge de l’école comme facteur de réduction des inégalités, ou sur le sens de la protection sociale et du travail, ou sur la fin du pétrole, ou sur les dégâts du management et de la démarche qualité, ou sur le sexisme, etc.
Le mot le plus souvent entendu à la sortie de nos conférences spectacles était « merci ». Comment comprendre le sens de ce remerciement ? Peut être dans un mélange d’humour, de radicalité, et de travail intellectuel rigoureux ? Ce n’est pas la pensée critique qui manque… alors quoi ? Une forme particulière de transmission qui allierait l’intellectuel et le sensible, la théorie et le vécu ?
L’intelligence et l’émotion ? De l’éducation populaire en somme ! Parce qu’il faudra bien sortir du capitalisme, forme historique très récente et ô combien navrante de stupidité, de prédation légale et d’égoïsme imbécile et, dont l’issue est déjà écologiquement programmée, nous pensons que l’éducation populaire a un immense avenir devant elle, en tant que somme de toutes les nouvelles formes de mobilisation contre la domination capitaliste.
Franck Lepage est l'un des membre fondateur de la SCOP Le Pavé, Coopérative d'éducation populaire dont le site est en ligne ici