Si j’avais eu la possibilité de me projeter dans l’avenir, quelques siècles, j’aurais à coup sûr, par un coup d’œil rétrospectif, regardé ce début de troisième millénaire avec l’effroi du fameux cri d’Edward Munch. Des milliers de scientifiques, de toutes spécialités, sur tous les continents, sonnent l’alarme sur l’état catastrophique de la planète. Des médecins avertissent de la dégradation très inquiétante de la qualité de l’air à Bruxelles. Le GIEC, au fil de ses rapports toujours plus préoccupés, nous signifie que, à défaut de modifier notre trajectoire de développement et d’emprise sur les écosystèmes, nous serons contraints d’annuler notre avenir, en provoquant des dégâts et des souffrances immenses pour les générations futures.
Et pourtant, malgré ces constats inédits dans l’Histoire de l’humanité, d’une gravité telle qu’ils peuvent mener à une nouvelle extinction de la majorité des espèces vivantes, nous poursuivons, insouciants, notre chemin vers l’effondrement. Pourquoi tant de cécité, même si, des initiatives citoyennes aux conférences des Nations unies, des projets de transitions écologiques aux expertises les plus alarmantes, bien des yeux se sont dessillés ? Pourquoi ne croyons-nous pas à ce que nous savons ?
Bien des analyses ont été proposées, de Jared Diamond à Yves Cochet, et Jean-Pierre Dupuy à Dominique Bourg, sur l’impossibilité des humains à anticiper des bouleversements à moyen ou à long terme. Nous sommes génétiquement programmés pour réagir face à un danger immédiat. Comme l’exprimait Christian de Duve, cette faculté nous a permis de survivre dans un monde hostile. Mais aujourd’hui, nos cinq sens, qui furent nos instruments les plus sûrs devant les risques de la nature, ne suffisent plus. L’ampleur du désastre annoncé ne peut être correctement évaluée que par des mesures scientifiques et des savants capables de les interpréter.
Or comme l’étudie Thomas Durand dans l’ironie de l’évolution, l’analyse rationnelle est une construction culturelle et non un comportement inné. Il ne suffit hélas pas de dire la vérité pour avoir raison. Notre manière de raisonner est d’abord adaptée à la survie immédiate et à la compétition pour la réussite sociale. Elle n’est pas indexée sur la recherche de connaissances et la compréhension d’un monde complexe. Les errements de l’entendement demeurent la constante de l’Histoire humaine.
L’aveuglement est la norme, et la confusion mentale, dès que nous sommes à plusieurs, est normale, selon les dires de Paul Valéry. De plus, nous sommes habitués à réagir à une intentionnalité de nature humaine, à identifier immédiatement moralement les bons ou les mauvais objectifs de notre interlocuteur et à le cataloguer à partir de caractéristiques simples et réductionnistes.
Soit très exactement le contraire de l’attitude adaptée pour rencontrer les défis que nous pose la Nature. Si nous ne voulons pas annuler l’avenir, c’est bien à une révolution de notre logiciel mental qu’il faut s’atteler.