« Les fans de médias sont des consommateurs qui produisent, des lecteurs qui écrivent, des spectateurs qui participent » (Henry Jenkins)
« La distinction entre auteur et public, maintenue conventionnellement par la presse bourgeoise, commence à s’effacer dans la presse soviétique. Là, le lecteur est à tout moment disposé à devenir un scripteur, à savoir un descripteur ou encore un prescripteur. C’est à titre d’expert — fut-ce non pas pour une spécialité mais pour le poste par lui occupé — qu’il accède au statut d’auteur. » (W. Benjamin)
Après guerre, certains théoriciens de l’École dite de Francfort, marqués par l’expérience des régimes totalitaires et par les évolutions rapides des techniques de production et de diffusion, ont forgé le terme d’Industries Culturelles pour désigner ce qu’ils identifiaient comme une rationalisation industrielle des productions de l’Esprit, et alerter sur les dangers qu’elle faisait courir tant aux Beaux-Arts qu’à une culture populaire « authentique ». Inspirés d’une critique de la propagande, leurs arguments mettaient en avant le pouvoir d’imposition idéologique de ces industries sur « les masses ». Aux récepteurs, aliénés par cette standardisation motivée par le seul profit, ne restait que la mince possibilité de s’émanciper et de reconquérir une subjectivité au contact des rares productions culturelles permettant la prise de conscience de ces mécanismes les empêchant de connaître et de revendiquer leurs intérêts propres. Le personnage du récepteur était ainsi noyé dans « la masse » et sans réelle épaisseur, largement impuissant devant ce qu’il pouvait être amené à consommé.
Le récepteur sort de l’ombre
Ce personnage s’est étoffé à l’occasion d’un premier mouvement de diversification épistémologique. En 1957, R. Hoggart publiait en Angleterre The uses of Literacy (traduit en français par « La culture du pauvre »). Dans cette célèbre enquête, il décrit les rapports que les classes populaires — dont il est issu — entretiennent avec les productions médiatiques. Pour lui, les effets des messages émis par les médias de masse ne rencontrent pas le consentement passif des récepteurs. Une observation fine montre au contraire toute leur capacité à prendre de la distance avec ce qui leur est proposé, à n’y accorder qu’une « attention oblique ». Cette résistance des récepteurs passe par une large gamme d’attitudes allant de l’ironie railleuse à l’indifférence.
De façon similaire, M. de Certeau, sans nier toute la prégnance de mécanismes de domination, décrira au terme d’une enquête menée au début des années 1980 (L’invention du quotidien), toutes les ruses et tactiques que les consommateurs (au sens large) mettent en œuvre pour déjouer et détourner les formes de codages culturels qui voudraient s’imposer à eux.
Ces auteurs et quelques autres ouvrirent ainsi la voie à l’exploration d’une densité nouvelle de l’activité de réception, comme du rôle de récepteur. Nombre de travaux ont porté depuis sur tout ce qui peut limiter et compliquer les effets des messages culturels, qu’il s’agisse des dispositions liées aux origines sociales, ethniques, au genre, ou encore de la dimension collective de la réception, au sein de la famille ou de réseaux affinitaires.
LES FANS : UNE CULTURE PARTICIPATIVE
Certains auteurs, comme H. Jenkins (professeur au M.I.T et spécialistes des cultures médiatiques et populaires), franchissent un pas supplémentaire dans cette transformation de la description des rapports entre production et réception. Inspiré par des travaux comme ceux de J. Fiske et sa défense des cultures populaires, H. Jenkins enquête dès les années 1990 sur les pratiques des fans, en mettant l’accent sur la diversité et la créativité avec laquelle ils font de leur réception une véritable production culturelle alternative. Ses travaux les plus récents (Convergence Culture, 2006) prennent la mesure des évolutions qu’entraine la massification des usages d’internet. Il constate la généralisation récente de ces diverses formes de participation des publics aux productions culturelles : qu’il s’agisse des échanges plus ou moins légaux de contenus, véritable prise en charge, par les publics eux-mêmes, de la recommandation et de la diffusion, ou de la multiplicité d’interactions que permettent les discussions en ligne, ou encore de toutes les formes de créations (littéraires, filmiques…) détournant, complétant, imitant les productions venues « d’en haut ». L’émergence d’une « culture participative » fait du récepteur un personnage intrinsèquement et visiblement actif et collectif, et du rapport à la culture une écriture tout autant qu’une lecture (L. Lessig, Remix Culture, 2008).
Elle implique également l’acquisition de nouvelles compétences (techniques comme relationnelles) qui deviennent les nouveaux discriminants de l’accès à cette culture participative (Jenkins parle à ce titre d’une « participation gap » et prône une éducation à ces nouvelles pratiques créatives).
Il est souvent reproché à H. Jenkins une forme d’idéalisme, du moins l’absence d’un discours critique quant à ce qui s’apparente davantage à une mutation de l’emprise des industries culturelles qu’à sa disparition.
Les industries culturelles ont en effet largement pris en compte ces mutations de la réception, et travaillent à les anticiper. Sans doute faut-il inclure désormais les géants du web que sont devenus Facebook ou Google au nombre de ces industries, et H. Jenkins insiste peu sur l’inégale répartition des profits générés par ces nouvelles formes de production.
Les positions d’H. Jenkins ont peut-être toutefois des points communs avec celles de l’École de Francfort, et l’on oublie parfois que leurs critiques des Industries culturelles étaient précisément accompagnées d’un appel à une subversion de la dissymétrie des rôles culturels, au profit d’une véritable redistribution du pouvoir culturel.
Pierre Grosdemouge est chargé d’études sociologiques & Doctorant à l’Université de Lyon 3. Il anime également le blog Culture ordinaire