Marchienne-au-Pont, 8 novembre 2011 : Olivier Bilquin, notre maître chanteur, accueille à sa manière les choristes dans le local de répétition prêté par la Maison pour associations. « Je suis très content de vous revoir… Je n’ai pas encore bu le vin mais j’ai mangé le saucisson ! » Les exercices d’échauffement peuvent commencer dans la bonne humeur. Déambulation aléatoire, les pieds se déroulent sur le sol, les bassins se tendent vers l’arrière, on mâche, on bâille sans retenue, on laisse les premiers sons descendre le plus bas possible. On accompagne le son dans sa chute, avant de remonter sur un rythme de plus en plus soutenu…
Un mois plus tôt, ces femmes et ces hommes se produisaient sur la scène de Charleroi-Danses, dans le cadre d’un 1er Festival de la chanson ouvrière plein à craquer. La chorale, rebaptisée depuis lors « Chœur des motivés du 8 octobre », remporta ce soir-là un succès massif, tout à fait mérité. Ce fut l’apothéose d’une aventure humaine commencée quelques semaines plus tôt.
D’un réseau l’autre
L’idée d’une fanfare ouvrière ou d’une chorale traînait dans les tiroirs de PAC Charleroi depuis un certain temps déjà. Nous voulions rassembler un groupe de musiciens ou de chanteurs amateurs qui pourraient se produire à l’occasion de quelques grands rendez-vous populaires de la région.
C’est le Festival de la chanson ouvrière, organisé par Taboo, Centre jeunes de la FGTB, qui servit de catalyseur à nos envies. Nous décidâmes de constituer une chorale dont les membres ne possèderaient aucune connaissance particulière des techniques du chant, et de mettre en place en un temps record un ensemble vocal capable de se produire en ouverture du festival. Pour y interpréter deux, trois, voire quatre chansons. Au final, le chœur offrit au public un répertoire de six chansons, après seulement dix répétitions…
Le recrutement des participants s’opéra dans un partenariat étroit avec deux actrices bien connues dans la place : Florence Trifaux, responsable du Plan de participation sociale, culturelle et sportive du CPAS de Charleroi, et Carmela Morici, coordinatrice régionale d’Article 27 (mention spéciale aussi à Leslie Raone de l’asbl Promotion famille). En activant nos différents réseaux, grâce aux contacts individuels et à notre inscription dans les réseaux sociaux, nous avons mobilisé une soixantaine de personnes, de tous âges, de tous horizons, ayant parfois une certaine expérience du chant et du chant choral, aucune le plus souvent. Florence et Fabrice (de PAC), motivés, se joignirent au groupe.
C’est ensuite la logique du hasard (à la faveur du désistement du premier animateur pressenti…) qui nous a permis de rencontrer celui qui allait constituer la pièce essentielle de ce puzzle participatif : Olivier Bilquin, le thaumaturge souriant, le sorcier de l’imprévu, le passionné transpirant d’énergie.
À la mi-août, le dispositif était en place, le « chant » des possibles s’ouvrait à nous, sans qu’aucun des partenaires ne puisse prévoir, à ce stade, ce qui allait réellement se passer.
Le premier atelier, la première rencontre, se déroula le 23 de ce même mois, alors que l’été pourri se poursuivait… D’emblée, Olivier imprima un caractère collectif à l’aventure en lançant son tonitruant : « On fait ce chœur avec tout le monde et on s’adapte à tout le monde ! » Moment clef. La répétition avait commencé depuis cinq minutes à peine. Place à l’échauffement.
« Plus un partage qu’une transmission »
Le même Olivier, interrogé le 13 septembre, avant que ne démarre la cinquième répétition : « Les choses ne se déroulent pas comme je les avais prévues parce que je n’avais rien prévu… C’est un groupe que je ne connaissais pas et dont pas mal de personnes ne se connaissaient pas non plus ; beaucoup d’entre elles n’ont jamais chanté de leur vie, en tout cas pas en choeur. Donc, a priori, je ne me suis pas fixé d’objectifs, on commence puis on va jusqu’où on va… Mais à ce stade, c’est déjà une satisfaction parce qu’on a du monde et que ce monde est revenu à chaque fois, c’est qu’ils y trouvent du plaisir. Pour moi ce genre de chœur a d’abord une vocation sociale, ce sont des gens qui se rencontrent et qui partagent un truc ensemble. Sinon on ne fait pas un chœur… Ils aiment ça, donc ils reviennent. Pour ce qui est de l’objectif musical, je dirais qu’on a déjà atteint un certain niveau, et on sera plus loin le 8 octobre. Où ? Je n’en sais rien, est-ce qu’on aura un chant, deux chants ou trois, je ne sais pas. Mais je remarque déjà une qualité, une qualité d’écoute, une qualité de production, il y a une envie de produire du son de la part du chœur. Pour moi l’objectif est déjà atteint. »
Le musicien n’avait pourtant pas l’habitude de travailler avec un groupe hétéroclite, suivant un timing aussi serré. « J’ai animé une chorale d’une cinquantaine de personnes pendant 15 ans, mais il y avait une connaissance réciproque — je savais où je pouvais les emmener — et puis l’expérience des choristes qui permettait d’aller plus loin. Ici, on se retrouve un certain nombre de fois pour produire un résultat… Il faut s’adapter à la façon dont le chœur répond, autant sur l’appréciation du répertoire qu’on propose que sur la façon dont ils chantent. Mais le niveau est vraiment chouette, il y a un son, tout de suite il y a eu une matière sonore sur laquelle on pouvait travailler. »
Afin de coller à la thématique « chanson ouvrière » du festival, l’option retenue fut de soumettre aux participants des textes relevant du domaine de la lutte. Lutte des classes ? Luttes ouvrières ? Où commence la lutte, où finit-elle ? Pour qui, pour quoi ?
Il s’agissait surtout de construire collectivement un répertoire, parallèlement au rythme soutenu des répétitions. Nos propositions, intuitives, suscitèrent assez vite une large adhésion, notre volonté étant d’éviter la caricature, la révolte gnangnan ou la rengaine datée. D’où, au final, ce cocktail imprévisible fait de standards indémodables (Le temps des cerises, Bella Ciao), d’un mix détonnant (la version Chant des partisans/Motivés de Zebda), d’un classique contemporain en VO (The Partisan de Léonard Cohen) et puis de choses beaucoup moins improbables qu’il n’y paraissait au départ (Les mains d’or de Lavilliers et Alors on danse de Stromae).
« Ma méthode, poursuit Olivier Bilquin, c’est d’amener les gens à découvrir ce qu’ils doivent chanter avec un niveau d’exigence un peu caché, ne pas être rébarbatif, ne pas être cassant. Une dame me disait que mes remarques, je les faisais avec humour, ainsi on prend les choses plus facilement. Ça fonctionne bien avec les chœurs amateurs, je ne suis pas sûr que ça marche autant avec un chœur professionnel, les pros ce sont tous des chanteurs, avec une formation vocale dans leur parcours. Il n’y a pas le même plaisir à venir aux répétitions, certains auraient même tendance à cachetonner, tandis que les gens ici viennent pour le plaisir avant tout, le plaisir de chanter et de voir du monde. Certains viennent parce que c’est une activité en groupe. J’insiste sur le plaisir. Moi aussi j’y prends du plaisir, je ne suis pas un fonctionnaire. (…) J’essaye de transmettre un savoir, c’est vrai, mais c’est plus un partage qu’une transmission, partage d’un savoir et d’un plaisir. »
Plaisir, laisser-faire et savoir-faire. Hasard et nécessité. L’éducation permanente n’est pas une science exacte, c’est une pratique qui se calque sur les envies et les aspirations de chacun, chacune. Ce qu’exprime Frida avec ses mots à elle : « J’adore ces initiatives citoyennes culturelles ! On se rassemble, on forme un mélange, on se lance et on se laisse aller, on se laisse emporter. Je ne maîtrise pas la langue anglaise par exemple, mais je me laisse aller par rapport aux autres, je chante sur les paroles des autres, c’est magnifique ! »
La suite de cette aventure s’écrivit d’elle-même, dès le 8 octobre, alors que le public, conquis, exigeait un rappel : la volonté de continuer fut unanime et deux nouvelles prestations furent programmées en novembre. Toutes et tous motivés, jusqu’à une date indéterminée…