La question de l’alimentation dans le secteur de l’éducation permanente, et plus spécifiquement dans nos pratiques de terrain en territoire carolo, a longtemps été cloisonnée aux moments de convivialité, étant l’hameçon qui attirerait les foules, encore plus si c’était gratuit, pour l’ensemble de nos activités. Ces dix dernières années ont vu ces pratiques évoluer. On passait du statut de consommateur·rices au statut de consommacteur·rices.
La régionale s’est alors emparée, comme beaucoup d’autres associations du secteur, des ciné-débats-dégustation, des conférences-apéro, des rencontres autour des bienfaits d’une alimentation équilibrée, des sessions de comparaison de labels verts, des ateliers de réflexion sur les OGM, de la mise en place de groupements d’achats en circuit-courts, etc. Se retrouvaient alors autour de la table beaucoup de convaincu·es qui déjà lançaient leurs jardins partagés, partageaient leurs ressources et leurs graines, se formaient en permaculture et lisaient Pierre Rabhi. Il faut dire que dans ces assemblées, on a longtemps partagé l’idée qu’il fallait, pour des questions d’écologie et de santé publique, éduquer les gens à mieux manger, à cuisiner, à retravailler des légumes anciens et à redécouvrir les joies du jardinage et du zéro déchet. Mais derrière toutes ces considérations, les personnes qu’il fallait éduquer… ce n’était pas nous. Mais bien les personnes que l’on considérait comme étant précarisées et donc dépourvues de trucs et astuces pour ne pas gaspiller, consommatrices uniquement de supermarchés, friandes de plats préparés et incapables d’avoir une alimentation équilibrée.
Des aprioris ? En partie sans doute. Une réalité ? Liée à des impératifs de survie, assurément. Un manque de travail de terrain ? C’est certain ! Des réseaux, dans la vie comme sur la toile, qui finissent par vous déconnecter du reste du monde et puis notre incapacité à penser l’autre, surtout quand il est fragilisé… ça, et tout le reste. Bon, on a quand même fini par s’y confronter. De notre propre initiative dans certains quartiers du grand Charleroi ou à la demande d’associations qui travaillent avec des publics plus fragilisés, on a monté des projets collectifs, on a organisé des formations pour apprendre à faire des conserves de toutes sortes, on a parlé de graines et de semences, on a visité des projets en transition, on a gouté des insectes bios… C’est certain, avec tout ça, on allait changer le monde.
Oui mais… est alors arrivée la question des prix. « Comment je fais, moi, pour nourrir ma famille de 5 personnes chez Biocap ? » Et puis la question de la mobilité. « Vous êtes bien gentils… mais en bus, comment faire pour rejoindre la ferme du Trieu ou celle du Maustitchi ? ». Et puis les questions de logement, ou de situations familiales. « En tant que maman isolée, je n’ai ni le temps ni le confort matériel pour jardiner, laver, couper et cuisiner ce que j’ai récolté ». Et là, nous n’avions pas de réponse ! C’est pas qu’on y avait jamais pensé, mais on ne pouvait rien faire pour les aider.
C’est sans doute à ce moment précis que nous avons décidé de ne plus prendre la question par le même bout. Doit-on vraiment apprendre aux gens à manger la pomme avec le trognon ou leur permettre d’avoir un pouvoir d’achat digne de ce nom ? Est-ce qu’il s’agit, encore une fois, de culpabiliser les comportements individuels ou de questionner notre projet de société ? La réponse est évidemment politique !
Depuis de nombreuses années, le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, représenté par Christine Mahy, sa présidente, s’évertue à partager ce message « Si on veut réussir une action par rapport à l’environnement, on doit la penser en articulation avec la justice sociale. C’est-à-dire en posant les critères de ce qu’on veut faire évoluer dans la société en fonction de la réduction des inégalités. Autrement dit, en fonction de critères équitables qui supposent qu’on ne peut pas traiter tout le monde de la même façon. »
Même s’il faut rappeler que les solutions sont majoritairement dans les mains de nos différentes entités fédérées, cela doit aussi être une mission première du secteur de l’éducation permanente, pour des questions d’alimentation ou non d’ailleurs, dans l’ensemble des processus, avec les groupes mais aussi dans tous les lieux où l’on peut donner de la voix et partager l’expérience du terrain. Au sein du mouvement PAC on dirait qu’il faut désormais porter ses lunettes éco-socialistes et articuler sans cesse les questions de justice sociale et de justice climatique. Démasquer, repérer les mesures qui semblent tenir la route d’un point de vue écologique mais qui ne font que desservir les plus précarisés, en creusant, de manière consciente ou non, le fossé des inégalités.
On n’a pas encore trouvé la solution miracle à Charleroi. Ce serait vous mentir. On tâtonne, on questionne, on propose et surtout on part de l’expérience des gens, de leurs compétences, de leurs héritages et on tente de comprendre et contrer ensemble le discours dominant. On s’inspire en allant voir ailleurs, on tente de partager des idées nouvelles (par exemple, la question de la sécurité sociale alimentaire, sous le même principe que la sécurité sociale « classique », mériterait très certainement d’être approfondie). On revoit nos manières de faire, parfois à partir de petits changements comme des horaires ou des lieux de rendez-vous. On vise à entreprendre un vrai rapport de force si pas au niveau de la ville, au moins dans ses quartiers. Sans culpabilité. En sortant des réponses individuelles, en repensant les solutions collectives et en nourrissant le débat politique. Jusqu’à ce que…