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Épisode 2 : Géopolitique des paillettes

« L’eurovision : J’aime, j’aime la politique ! »

Illustration : Vanya Michel

Spec­tacle siru­peux et kitsch, attri­bu­tion des points inter­mi­nable, pres­ta­tions chaque année plus déca­lées, l’Eurovision est tout cela et bien plus. Mais le concours euro­péen de la chan­son se révèle aus­si un pro­jet pro­fon­dé­ment poli­tique des ori­gines à nos jours, aspect nié par les orga­ni­sa­teurs et blâ­mé par les polé­mistes média­tiques. À tra­vers une série d’articles, Agir par la culture se pro­pose de reve­nir sur cette dimen­sion du plus grand évè­ne­ment télé­vi­suel euro­péen. Second épi­sode : L’Eurovision comme espace d’enjeux géopolitiques.

Le Concours Euro­vi­sion de la chan­son orga­nise depuis 1956 une com­pé­ti­tion entre États à tra­vers des artistes sélec­tion­nés par ceux-ci. De cette logique fon­dée sur une repré­sen­ta­tion natio­nale découlent inévi­ta­ble­ment des enjeux poli­tiques. Poli­tiques dans le concours lui-même, comme nous l’avons ana­ly­sé dans notre pré­cé­dent article. Mais aus­si dans la manière dont les États gèrent leur par­ti­ci­pa­tion ain­si que son impact sur leurs relations.

UNE SCÈNE POUR LES TENSIONS GÉOPOLITIQUES

Le pre­mier de ces aspects géo­po­li­tiques, recon­nu même par les réac­tion­naires se plai­gnant à chaque édi­tion du carac­tère « trop poli­tique » de l’Eurovision, appa­rait dans ce que le géo­graphe Jean-Fran­çois Gleyze appelle les « sur-votes ». Soit l’attribution d’un nombre éle­vé de points entre pays proches géo­gra­phi­que­ment et cultu­rel­le­ment. Si l’on ne peut par­ler d’alliances objec­tives, il existe bien des blocs de pays qui se sou­tiennent à chaque édition.

Mais ce sont évi­dem­ment tous les désac­cords, ten­sions et conflits géo­po­li­tiques entre États qui s’invitent sou­vent aux dif­fé­rentes édi­tions comme le montrent nombre d’incidents.

Ain­si, en 1978, les pays arabes ont cen­su­ré la dif­fu­sion télé­vi­sée de la vic­toire d’Israël. Par la suite, plu­sieurs pays ont boy­cot­té l’organisation de l’Eurovision en Israël après ses vic­toires, allant jusqu’au retrait du concours pour le Maroc ou le Liban. D’autres pays ont fait pres­sion sur Israël pour que l’évènement prenne place à Tel-Aviv et pas à Jérusalem.

Autre espace géo­po­li­tique régu­liè­re­ment secoué de ten­sions durant l’Eurovision, les pays issus de l’URSS y expriment régu­liè­re­ment leur contes­ta­tion de l’influence russe. On peut citer le retrait de la Géor­gie en 2009 qui refu­sait de chan­ger les paroles de sa chan­son sélec­tion­née, « We Don’t Wan­na Put In », allu­sion trans­pa­rente à l’invasion de ses ter­ri­toires sépa­ra­tistes menée par la Rus­sie l’année pré­cé­dente. Ou encore la chan­son choi­sie par l’Ukraine en 2016, deux années après l’annexion de la Cri­mée par la Rus­sie, évo­quant la dépor­ta­tion des Tatars par le régime de Sta­line. Rus­sie dont la repré­sen­tante fut inter­dite de séjour en Ukraine pour l’édition 2017 car elle s’était pro­duite en Cri­mée. Avant d’être exclue de l’Eurovision en 2022 après l’invasion de son voisin.

On le voit, plu­sieurs pays de taille ou d’influence modestes uti­lisent l’Eurovision pour cri­ti­quer les ingé­rences pou­ti­niennes. Bien consciente de l’influence du concours de chan­son, la Rus­sie a relan­cé au milieu des années 2010 « Inter­vi­sion », évè­ne­ment concur­rent durant pen­dant la Guerre froide, pour y déployer un espace de soft power sans cri­tiques ni contes­ta­tions.

FAÇONNER SON « NATION BRANDING »

Car l’Eurovision est bien un espace de soft power, un évè­ne­ment d’affirmation à l’international, par­ti­cu­liè­re­ment uti­li­sé par les plus petits États d’Europe, ceux qui ne font pas par­tie du Big Five. Durant le concours de chant, l’Azerbaïdjan par exemple affiche une image sans rap­port avec la réa­li­té de l’un des dic­ta­tures les plus vio­lentes de l’ex-URSS.

Plus géné­ra­le­ment, et dit en termes de mar­ke­ting, l’Eurovision per­met aux pays de construire leur « nation bran­ding », c’est-à-dire l’image qu’ils sou­haitent ren­voyer d’eux-mêmes à l’international. Comme la RFA qui a choi­si en 1956 un sur­vi­vant des camps de concen­tra­tion nazis comme repré­sen­tant afin de se dif­fé­ren­cier de son pas­sé récent.

Dans cette optique, Israël a, depuis la vic­toire de Dana Inter­na­tio­nal en 1998, beau­coup misé sur la par­ti­ci­pa­tion d’artistes LGBTQ+ qui par­ti­cipe à une stra­té­gie de « pink­wa­shing » plus large. Celle-ci contraste avec la pré­sence de ministres homo­phobes dans dif­fé­rents de son gou­ver­ne­ment actuel.

L’Europe Cen­trale quant à elle s’est par­ti­cu­liè­re­ment inves­tie dans ce nation bran­ding au sein de l’Eurovision. Une volon­té d’affirmer à la fois son iden­ti­té et son ancrage euro­péens tout en contes­tant l’influence pas­sée et pré­sente du voi­sin russe, comme nous l’avons évo­qué ci-dessus.Une forme de vic­toire pour l’Union Euro­péenne et sa capa­ci­té d’attraction via l’Eurovision pour l’Europe Cen­trale et même hors du conti­nent (Aus­tra­lie, Israël, Géor­gie, Azer­baïd­jan, …). Une vic­toire éton­nante parce qu’elle iden­ti­fie l’Eurovision en source de soft power pour une UE qui peine à s’incarner en pro­jet poli­tique. Et para­doxale parce qu’elle pousse ces pays, à la recherche d’une image de moder­ni­té et d’intégration à la mon­dia­li­sa­tion, à adop­ter l’anglais et l’électropop pour leurs pres­ta­tions au concours de chant alors que l’Eurovision valo­rise dans le même temps le folk­lore régio­nal de chaque pays par­ti­ci­pant, le tout dans un mélange dérou­tant et par­fois incohérent.

UN MOYEN DE PRESSION CITOYEN

Les États ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’impliquer dans les enjeux géo­po­li­tiques du concours de chan­sons, les citoyen·nes aus­si agissent durant l’évènement pour faire avan­cer leurs idées ou abou­tir leurs reven­di­ca­tions. En 1964, la par­ti­ci­pa­tion de l’Espagne et du Por­tu­gal dic­ta­to­riaux fut vive­ment cri­ti­quée, de nom­breuses voix appe­lant à leur exclu­sion de la céré­mo­nie. Un mili­tant arri­va même à se fau­fi­ler sur scène entre deux chan­sons pour y déployer sa ban­de­role « Boy­cott Fran­co and Sala­zar ».

De la même manière, la pré­sence d’Israël au concours fut régu­liè­re­ment contes­tée par des pres­sions citoyennes auprès des dif­fé­rentes ins­tances natio­nales de dif­fu­sion. Jusqu’à l’édition de 2024, se dérou­lant pen­dant l’invasion de la bande de Gaza, qui vit le défi­lé de plu­sieurs mani­fes­ta­tions en Europe deman­dant l’annulation de la venue de la délé­ga­tion israé­lienne, l’envoi de cen­taines d’emails auprès de la télé­vi­sion irlan­daise pour exi­ger son retrait de la com­pé­ti­tion et la pré­sence mas­sive de mani­fes­tants dans la ville accueillant l’Eurovision.

Preuve s’il en est que der­rière les paillettes, se déploie certes le Grand Jeu des États mais reten­tit aus­si le cri des citoyen·nes.



Retrouvez les autres épisodes de cette série consacré à l'Eurovision :

Ep. 1 - "L’Eurovision a toujours été politique"

Ep. 2 - "Géopolitique des paillettes"