Entretien avec Déborah V. Brosteaux

« La mobilisation guerrière actuelle se joue aussi au niveau de la pensée et de la sensibilité »

Une famille, panier de pique nique à la main, marche vers nous joyeusement. Derrière elle, l'explosion d'un obus qui ne semble pas les déranger.
Illustration : Vanya Michel

Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les dis­cours de réar­me­ment n’ont fait que se mul­ti­plier. L’Europe semble prise dans une spi­rale d’escalade mili­ta­riste. Un air du temps favo­rable aux bruits de bottes qu’analyse la cher­cheuse en phi­lo­so­phie Débo­rah V. Bros­teaux. Elle a récem­ment publié Les dési­rs guer­riers de la moder­ni­té qui réflé­chit à nos rap­ports ambi­va­lents à la guerre. Retour avec elle sur la période d’emballement guer­rier dont nous ne pour­rons pas nous dépar­tir sim­ple­ment en dénon­çant une pro­pa­gande à l’œuvre, mais bien en nous atta­quant à la ques­tion des dési­rs que ces dis­cours guer­riers viennent convoquer. 

Partout en Europe, on reparle de service militaire, on prône un réarmement massif et la plus grande fermeté pour faire face à une montée en tension globale. Est-ce que la profusion de ces discours met en lumière des désirs guerriers qui parcourent la société ?

En termes de pro­duc­tion dis­cur­sive et média­tique, cette espèce de mise en mou­ve­ment par l’horizon de la guerre est patente. Elle prend forme au sein de ce que j’appellerais des « agen­ce­ments de dési­rs » com­plexes, tis­sés d’ambivalence. D’une part, il y a bien sûr, avec la guerre en Ukraine, la per­cep­tion d’une menace, qui brasse de la peur et mobi­lise des affects défen­sifs. D’autre part, il y a des effets d’euphorisation : le réar­me­ment est asso­cié aux lan­gages et aux sen­sa­tions de la mon­tée en puis­sance. Celles-ci prennent place au moment même où tout parait fra­gile et instable. Où l’Europe est dans une situa­tion de perte de puis­sance, et de mul­ti­pli­ca­tion des crises. C’est typique des moments où prennent les mobi­li­sa­tions guer­rières : une eupho­ri­sa­tion guer­rière qui vient comme un mou­ve­ment de regain à par­tir d’une sen­sa­tion de perte.

En suscitant une course aux armements, est-ce qu’on assiste à un retournement historique de l’Union européenne qui s’affirmait depuis sa création comme un moteur et un garant de la paix par le commerce et la concurrence économique ?

On assiste en tout cas à l’articulation d’un argu­men­taire mili­ta­riste qui appelle à « en finir avec la naï­ve­té du rêve paci­fique euro­péen ». Mais cela pose de nom­breuses ques­tions : jusqu’à quel point s’agit-il véri­ta­ble­ment d’une rup­ture ; et si c’en est une, avec quoi exac­te­ment ? Et tout d’abord, le rêve euro­péen a‑t-il vrai­ment été un rêve paci­fique ? Je pense au contraire que ce rêve, tel qu’il s’est construit après 1945 (tout en pui­sant dans une his­toire plus ancienne), s’est d’emblée bâti sur des parts d’ombre, des dimen­sions guer­rières qui lui sont consti­tu­tives. Le rêve euro­péen est moins un rêve de paix qu’un rêve de sépa­ra­tion : faire la guerre, sou­te­nir des guerres ou les ali­men­ter, tout en se vivant comme incar­na­tion de la paix, et en main­te­nant au maxi­mum à dis­tance les effets de la violence.

Il me semble que le tour­nant mili­ta­riste actuel s’associe, au moins en par­tie, à ce rêve euro­péen. Les deux peuvent et ont sou­vent déjà coha­bi­té. Pour par­tir d’un cas concret, je cite­rais l’exemple des par­te­na­riats entre uni­ver­si­té et indus­trie de l’armement. Les argu­ments en défense de tels par­te­na­riats mettent en avant le besoin pour les uni­ver­si­tés d’œuvrer à la défense de nos démo­cra­ties mises en dan­ger. En somme, si l’on s’arme, ce serait pour défendre l’essence de ce que nous sommes, c’est-à-dire des États démo­cra­tiques et por­teurs de paix. Mais quand on regarde plus pré­ci­sé­ment les par­te­na­riats en ques­tion (je ren­voie à ce sujet aux tra­vaux de Chris­tophe Wasins­ki), on en voit vite l’hypocrisie, tant les indus­tries de l’armement, et les indus­tries civiles qui fabriquent des com­po­santes mili­taires, sont impli­quées dans des guerres faites contre les popu­la­tions, sou­vent com­plices de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

Ces deux dyna­miques peuvent tenir ensemble et même s’entre-nourrir : d’un côté l’emballement mili­ta­riste, et de l’autre, la capa­ci­té à se repré­sen­ter soi-même comme étant incar­na­tion de la paix et de sa défense. J’ai par­lé d’ « hypo­cri­sie ». En réa­li­té, pour être pré­cise, ça ne se limite pas à l’hypocrisie, c’est-à-dire à des dis­cours qui déguisent leurs réelles inten­tions, et dont il suf­fi­rait de révé­ler les contra­dic­tions. On a éga­le­ment affaire à des orga­ni­sa­tions com­plexes du déni. Ce n’est donc pas juste mas­quer un lien, c’est pro­duire acti­ve­ment l’incapacité de faire les liens avec les vio­lences aux­quelles nous sommes pour­tant liés, à les rendre insai­sis­sables. Cet art de la désar­ti­cu­la­tion va de pair avec toute une orga­ni­sa­tion de la vio­lence, qui mul­ti­plie les média­tions, dilue au maxi­mum les res­pon­sa­bi­li­tés, exter­na­lise les vio­lences et les sous-traite.

Les mobi­li­sa­tions pour la Pales­tine résistent à cette désar­ti­cu­la­tion : il ne s’agit pas seule­ment de dénon­cer la guerre inhu­maine et géno­ci­daire menée par Israël mais sur­tout d’affirmer que la res­pon­sa­bi­li­té se pose depuis ici. Il s’agit de faire prise sur les réseaux qui ali­mentent cette vio­lence : on sait qu’Israël peut mener cette guerre grâce aux livrai­sons d’armes des États-Unis et d’Europe, qui tran­sitent par nos ports, qu’on consomme les fruits de la colo­ni­sa­tion en Cis­jor­da­nie, etc. Tout un tra­vail de car­to­gra­phie mili­tante du rôle de nos États et entre­prises nous per­met de voir com­ment nous sommes enga­gés dans cette violence.

En mars 2025, il a été deman­dé aux Européen·nes de se pré­pa­rer au pire en se confec­tion­nant un kit de sur­vie pour tenir trois jours en auto­no­mie. Cette injonc­tion offi­cielle au sur­vi­va­lisme a été peu com­men­tée. Com­ment l’analyser dans un contexte où la guerre fait de plus en plus par­tie de notre quotidien ? 

Il y a cer­tai­ne­ment plu­sieurs aspects en jeu. On se rap­pelle la vidéo de la Com­mis­saire euro­péenne Had­ja Lah­bib, qui nous par­lait de sur­vivre dans une zone en guerre comme s’il s’agissait de pro­fi­ter d’une cou­pure d’électricité pen­dant le week-end pour aller prendre l’air et s’offrir un peu de piment scou­tiste, avec nos allu­mettes, nos cartes à jouer et notre cou­teau suisse. Ce qui était sai­sis­sant, c’était son niveau d’abstraction. Alors qu’évidemment, si un jour on a besoin d’un tel kit de sur­vie — si tant est que ça puisse ser­vir — nos mai­sons seront bom­bar­dées, des gens seront en train de mou­rir autour de nous. L’état de guerre y est pré­sen­té sur un mode qui en efface la réa­li­té de boue et de sang. Cette omis­sion de tout ce qui a trait à la souf­france, à la mort, à la dépos­ses­sion liée à la réa­li­té de la guerre est carac­té­ris­tique des dis­cours et des pra­tiques de la mobi­li­sa­tion guer­rière. Cer­tains affects sont cap­tés, d’autres sont écar­tés. Ça ne tient que parce qu’on les a mis de côté.

Mais il n’y a pas seule­ment de l’abstraction. La vidéo joue aus­si sur un cer­tain ima­gi­naire de la guerre, sur un cer­tain attrait pour la rup­ture avec l’ordinaire. Il y a un côté un peu aven­tu­reux : on va sor­tir du confort moderne, et se débrouiller par nos propres moyens. Ce rêve de sur­vie et de débrouille en dehors des struc­tures de la moder­ni­té a toute une his­toire. Ain­si, au début du 20e siècle en Alle­magne, les camps de jeu­nesse étaient très en vogue pour les jeunes hommes des classes moyennes et bour­geoises. Il fal­lait par­tir loin de chez soi, reve­nir à l’élémentaire, pré­pa­rer le corps à l’état de sur­vie, quelque chose d’assez com­bat­tif, dans un esprit de cama­ra­de­rie. Ce n’est pas par hasard si ce type d’expérience-là prend de l’importance dans les temps guerriers.

Actuel­le­ment, il y a dans plu­sieurs pays d’Europe, en par­ti­cu­lier en Fin­lande, un grand suc­cès des stages de sur­vie de type « apprendre à sur­vivre et à réagir en temps de crise », où l’on apprend à se débrouiller avec peu, à pra­ti­quer le tir ou à pro­di­guer les pre­miers soins. Ça fait par­tie des efforts natio­naux et euro­péens pour réins­tau­rer une culture de guerre. Mais les moti­va­tions des per­sonnes qui par­ti­cipent à ces stages sont cer­tai­ne­ment mul­tiples, peut-être par­fois contra­dic­toires, et on aurait tort de ne pas inves­ti­guer cette com­plexi­té. Peut-être que se tra­duit là, éga­le­ment, la convic­tion qu’on ne peut pas comp­ter sur les struc­tures natio­nales, et qu’il est impor­tant de se réap­pro­prier à un niveau popu­laire les moyens de vivre et de défendre ses terres ? Ou encore, ça se connecte cer­tai­ne­ment aux ima­gi­naires pos­ta­po­ca­lyp­tiques spé­ci­fiques au 21e siècle, qui peuvent débou­cher sur des formes de sur­vi­va­lisme très indi­vi­dua­listes : pen­ser aux moyens pour soi ou sa famille de sur­vivre si tout s’effondre. C’est propre à notre nou­veau régime cli­ma­tique, mais tous ces états de crises, guerre et cli­mat, se relient pour for­mer de nou­veaux états psy­chiques, de nou­velles atmo­sphères de peur.

Vous avez cosigné une carte blanche dans le Soir intitulée « Résister à la frénésie militariste ». Pourquoi est-il dangereux de laisser prospérer ces discours militaristes ? Comment rappeler que pour avoir la paix, il faut plus souvent préparer la paix que la guerre ?

On est pris dans un moment de mobi­li­sa­tion guer­rière. Elle s’exprime concrè­te­ment dans l’idée de réta­blir le ser­vice mili­taire volon­taire (et déjà, dans le même mou­ve­ment, l’agitation du spectre d’un retour du ser­vice obli­ga­toire) ou de recru­ter de nou­veaux mili­taires. C’est éga­le­ment les relances des éco­no­mies de guerre et des indus­tries de l’armement. Mais la mobi­li­sa­tion se joue aus­si au niveau de la pen­sée et de la sen­si­bi­li­té. Être mobi­li­sé, c’est se retrou­ver pris dans une dyna­mique dis­cur­sive et affec­tive dans laquelle il n’y a plus de place pour autre chose, et où toute pers­pec­tive contraire est vue comme un obs­tacle à abattre.

Le phi­lo­sophe bri­tan­nique Mark Fisher disait qu’il est plus facile d’i­ma­gi­ner la fin du monde que la fin du capi­ta­lisme. Il a for­gé le concept de « réa­lisme capi­ta­liste » : le rêve capi­ta­liste tend à cap­tu­rer toute la réa­li­té, en clô­ture l’horizon. There is no alter­na­tive : toute pen­sée pra­tique ou poli­tique qui s’opposerait à ce sys­tème est relé­guée au rang du rêve, de l’illusion et du fan­tasme. Or, nous fai­sons actuel­le­ment face à un « réa­lisme mili­ta­riste ». Défendre une pers­pec­tive anti­mi­li­ta­riste nous vaut vite d’être qua­li­fiés (ou sou­vent qua­li­fiées, car il y des res­sorts gen­rés dans ces dis­qua­li­fi­ca­tions) au mieux de sym­pa­thiques idéa­listes por­tant un rêve de paix qui n’aurait plus d’ancrage dans le réel, au pire de défen­seurs d’une illu­sion irres­pon­sable, voire d’intérêts pou­ti­nistes mas­qués… Il faut trou­ver des manières de défaire ce réa­lisme mili­ta­riste, d’en court-cir­cui­ter l’évidence, de par­ve­nir à refaire exis­ter d’autres voies – qui sont déjà pré­sentes en germes, car beau­coup de gens sont actuel­le­ment en prise avec un sen­ti­ment de dan­ger face à toutes ces poli­tiques de relance militaire.

C’est d’autant plus dur qu’il y a un contexte géopolitique avec un voisin effectivement belliqueux, la Russie, mais aussi une instabilité à l’échelle mondiale qui peut aussi nous faire craindre notre allié ambigu les États-Unis…

Bien enten­du, mais le réa­lisme mili­ta­riste, ce n’est pas le fait de prendre en compte les cir­cons­tances géo­po­li­tiques de notre temps pré­sent : c’est entrai­ner une dan­ge­reuse réduc­tion du champ des pos­sibles dans des moments de grandes ten­sions. Être en prise avec les coor­don­nées du temps pré­sent, ses vio­lences et ses impasses, tout hori­zon anti­mi­li­ta­riste doit s’y atte­ler. À ce titre, il ne s’agit cer­tai­ne­ment pas de refu­ser toute forme de défense ou de résis­tance armée.

Quand votre terre est occu­pée, la vio­lence vous est impo­sée. Être anti­guerre, c’est bien sûr être auprès des peuples expo­sés à des vio­lences impé­ria­listes, et qui luttent pour leur liber­té. Là, on s’est retrou­vés coin­cés dans un dilemme, en par­ti­cu­lier à gauche. Com­ment sou­te­nir les Ukrai­niens tout en résis­tant au fait qu’on nour­rit les com­plexes mili­ta­ro-indus­triels ? Com­ment déve­lop­per une soli­da­ri­té envers un peuple en lutte sans en retour ali­men­ter des puis­sances elles-mêmes bel­li­queuses ? Com­ment résis­ter au man­tra « si tu veux la paix, pré­pare la guerre », une manière de pro­duire des réac­tions auto­ma­tiques qui s’impose telle une vision du monde. Il faut com­men­cer par faire le diag­nos­tic de cette impasse, qui n’a rien de méta­phy­sique, mais nous est impo­sée par le mili­ta­risme de nos propres gouvernements.

Vous écrivez dans votre livre qu’il ne faut pas nier les désirs guerriers. Comment est-on parfois malgré nous amené à adhérer à des dynamiques guerrières ?

Ce que j’affirme, c’est qu’on ne peut pas se conten­ter de décons­truire les attraits que l’horizon guer­rier peut sus­ci­ter. C’est aus­si une réac­tion à une lec­ture très pré­sente à gauche, qui consiste à dire que si le mili­ta­risme gagne en réso­nance, c’est seule­ment à cause d’une pro­pa­gande effi­cace : le capi­tal ou les puis­sants inculquent aux masses une vision à coup de pro­pa­gande, pour les ins­tru­men­ta­li­ser dans les inté­rêts du capi­ta­lisme et de l’impérialisme. Dire qu’on va prendre au sérieux la place des dési­rs, c’est une manière pour moi de prendre des dis­tances par rap­port à cette lec­ture de type « lavage de cer­veau ». Non pas qu’elle soit entiè­re­ment fausse car il y a évi­dem­ment des acti­vi­tés de pro­pa­gandes réflé­chies comme telles en temps de guerre, et qu’il est impor­tant d’analyser et de cri­ti­quer. Mais avec cette lec­ture, on a l’impression que les gens ne seraient qu’une sorte de matière inerte sur laquelle on vien­drait ins­crire du dis­cours, des repré­sen­ta­tions, du désir et qu’ils se lais­se­raient for­ma­ter pas­si­ve­ment. Ça ne nous laisse pas grand-chose, cette image de nos psy­chés comme des espèces d’ardoises vierges sur les­quelles une intel­li­gent­sia éclai­rée pour­rait venir ins­crire de bons outils, contre d’autres qui vien­draient ins­crire de mau­vais outils, comme si l’enjeu était de « bien édu­quer les gens ». Il faut par­tir de nos puis­sances d’agir, de nos intel­li­gences col­lec­tives, de ce qui nous peuple déjà.

Ensuite, quelqu’un qui est pris dans le sen­ti­ment de menace et dans les mots d’ordre du réar­me­ment ne va pas juste « chan­ger d’avis » en enten­dant de bons argu­ments. Tout sim­ple­ment parce qu’il s’agit moins d’opinions que de façon­ne­ment de soi. Le mot d’ordre qui iden­ti­fie la pro­tec­tion à l’armée a par­ti­ci­pé à façon­ner un cer­tain type de sub­jec­ti­va­tion poli­tique. Un tel sujet ne se sent en sécu­ri­té que s’il peut pro­je­ter de la vul­né­ra­bi­li­té contre un exté­rieur per­çu comme mena­çant : être capable de bles­ser pour se sen­tir défi­ni­ti­ve­ment invul­né­rable à l’attaque. Judith But­ler dit qu’il s’agit là de « rendre ver­tueuse la des­truc­ti­vi­té propre du sujet et impen­sable sa des­truc­ti­bi­li­té. » Les dési­rs qui nous façonnent ne peuvent être sim­ple­ment décons­truits. Mais ils peuvent en revanche se trans­for­mer ou se réagen­cer, un désir peut l’emporter sur un autre : il y a donc énor­mé­ment de jeu.

Je reprends l’idée du théo­ri­cien de la culture Klaus The­we­leit, et avant lui de Wil­helm Reich, selon laquelle si un dis­cours de pro­pa­gande prend, gagne en réso­nance, a une effi­ca­ci­té, c’est parce qu’il par­vient à ren­con­trer des pen­sées, des affects, des dési­rs qui sont déjà là, qui sont les fruits de toute une his­toire. Bref, ça marche seule­ment parce qu’il y a quelque chose à acti­ver. Et ce quelque chose, ce n’est pas la nature humaine type « de tout temps les hommes ont dési­ré la guerre » qui par­le­rait aux pro­fon­deurs intimes de l’humanité. Non c’est plus pré­cis que ça, ça s’adresse à des dési­rs qui ont une cer­taine histoire.

Par exemple ?

Par exemple le fait d’associer la guerre à une expé­rience de la revi­ta­li­sa­tion. Il a fal­lu une longue tra­di­tion moderne pour construire cette idée que la guerre serait l’expérience la plus intense à vivre, et pour ali­men­ter le goût d’une telle inten­si­té. Dans les textes qui accueillirent le déclen­che­ment de la Pre­mière Guerre mon­diale avec enthou­siasme, on retrouve sou­vent l’idée que la paix moderne serait un temps et un espace dans lequel on n’arriverait plus à faire de véri­table expé­rience, une sorte de pla­ti­tude, de perte d’authenticité de la vie vécue, et que c’est la guerre qui va rame­ner de l’intensité dans la vie des peuples.

Le grand espoir paci­fiste après 14 – 18, c’était que les mil­lions de morts et de gueules cas­sées aient défi­ni­ti­ve­ment démen­ti ces dési­rs de guerre. Or, les dési­rs guer­riers ont de stu­pé­fiantes capa­ci­tés à se réin­ven­ter, et même à se nour­rir de l’expérience de leur propre effon­dre­ment. Gideon Levy, jour­na­liste israé­lien au quo­ti­dien Haa­retz écri­vait, au moment des attaques israé­liennes contre l’Iran, qu’il n’y a pas une seule guerre – à l’exception de Yom Kip­pour en 1973 – menée par Israël qui n’ait pro­vo­qué de l’euphorisation col­lec­tive à son déclen­che­ment ; alors qu’il n’y en a pas une seule qui ne se soit ter­mi­née dans les larmes.

Comment retrouver d’autres intensités pour contrer l’attraction de la guerre ?

À gauche, il y a actuel­le­ment un grand engoue­ment pour le déve­lop­pe­ment de récits alter­na­tifs et de nou­veaux ima­gi­naires. Avec une cer­taine volon­té de prendre ses dis­tances avec les vieilles grilles de lec­ture en termes d’idéologie, mais qui en fait, peut en repro­duire cer­tains tra­vers : les puis­sants pro­duisent de l’imaginaire qui capte l’attention, quel autre ima­gi­naire allons-nous pou­voir inven­ter pour détour­ner cette atten­tion et la redi­ri­ger vers un mieux ?

Méfions-nous de ces ten­dances à l’ingénierie nar­ra­tive. Un récit tire sa force des mémoires qui le nour­rissent et des êtres – les humains, les non-humains, les lieux, les morts – qui y prennent part. Ce sont de telles forces de liai­son que j’appelle « désir » ; elles brassent des mul­ti­tudes. Ce sont des luttes arti­cu­lées à des mémoires. C’est un point qui est essen­tiel si on veut pen­ser la trans­for­ma­tion du désir, qui n’est pas une petite intros­pec­tion de soi-même vis-à-vis de soi-même : un désir ne se trans­forme que s’il est connec­té avec des mémoires qui rendent néces­saires ces transformations.

Les luttes pour la libé­ra­tion de la Pales­tine sont puis­santes parce qu’elles sont pro­fon­dé­ment arti­cu­lées à des mémoires vivantes – mémoires de l’oppression, mémoires de la résis­tance, mémoires spi­ri­tuelles et reli­gieuses, mémoires d’un peuple et de sa terre. Et ces mémoires s’articulent à nos propres espaces. Comme l’explique Omar Alsou­mi, l’un des fon­da­teurs d’Urgence Pales­tine en France dans un entre­tien avec Ugo Pale­ta, l’islamophobie qui flambe par­tout ici pro­longe le pro­jet de domi­na­tion colo­niale. Un pro­jet pour lequel le Proche et le Moyen-Orient sont des points névral­giques, tant d’un point de vue géos­tra­té­gique et éco­no­mique qu’en tant que nœud his­to­rique et symbolique.

Face aux euphorisations guerrières, est-ce qu’une autre euphorisation est possible, par exemple par la militance ?

Rap­pe­lons que le désir n’est pas juste une ques­tion d’euphorisation. Cette idée que la vie ne vaut d’être vécue que si elle est intense est le fruit d’une cer­taine his­toire de la moder­ni­té, qu’on peut remettre en ques­tion. Un des réagen­ce­ments pos­sibles peut dès lors consis­ter à réap­pri­voi­ser et à reva­lo­ri­ser des formes d’expériences dési­rantes qui n’ont pas cette pré­ten­tion à l’intensité.

Par ailleurs, je ne crois pas qu’il faille com­battre à tout prix toute forme de désir d’intensité. Dans les moments de luttes poli­tiques, on retrouve des formes d’attrait pour l’expérience d’une rup­ture d’avec l’ordinaire, de la sor­tie de l’inertie, pour des manières de faire corps col­lec­ti­ve­ment, et de gagner en puis­sance dans un rap­port de force. Quand on lit par exemple les récits des anciens membres du col­lec­tif anti­fa La GALE, dans le livre À bas l’État, les flics et les fachos, on voit l’importance pour eux et pour elles d’être par­ve­nues à sor­tir d’un cer­tain mili­tan­tisme ins­ti­tu­tion­nel qui est vec­teur d’inertie, du sen­ti­ment qu’on est per­dus dans les mots, dans les réunions inter­mi­nables, les cartes blanches… Il y a des formes de luttes poli­tiques qui tirent leur attrait notam­ment du fait qu’elles nous sortent de ces états de torpeur.

Atten­tion, je n’affirme pas en disant ça que l’attrait des anti­fas pour l’expérience intense de la lutte serait sim­ple­ment une nou­velle ver­sion d’un mas­cu­li­nisme guer­rier. Non, il s’agit jus­te­ment de réar­ti­cu­la­tions de ces dési­rs qui ont aus­si leur beau­té. Qu’on peut retrou­ver par exemple dans les luttes éco­fé­mi­nistes et qui se réin­ventent du fait qu’ils sont pris dans tout autre chose. Ain­si, quand l’écoféministe Sta­rhawk parle, dans Rêver l’obscur, de l’adrénaline lors d’actions qui visent à défendre un ter­ri­toire contre sa des­truc­tion ou sa dépos­ses­sion, c’est tout autre chose que l’adrénaline du com­bat­tant qui res­sent une mon­tée en puis­sance parce qu’il est en train de prendre pos­ses­sion d’une terre ou d’un corps. Ce désir est tout à fait trans­for­mé même s’il porte quelque chose de l’intensité.

Il faut donc évi­ter les gestes de réduc­tion trop rapide, pour pou­voir don­ner de l’importance à ce type de réin­ven­tions-là, qui ne sont pas des tables rases mais qui pro­cèdent de trans­for­ma­tions réelles. Et qui en même temps ne nient pas le fait qu’on hérite de dési­rs dont on ne va pas pou­voir se débar­ras­ser d’un revers de la main. La ques­tion est en réa­li­té assez ancienne : com­ment faire pour que les éner­gies col­lec­tives qui nous tra­versent ne se laissent pas incor­po­rer aux appa­reils natio­naux, cap­ter par les flux capi­ta­listes ou cap­tu­rer dans les mises en mou­ve­ment guerrières ?

Les désirs guerriers de la modernité
Déborah V. Brosteaux
Le Seuil, 2025

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