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L’art comme lieu de réparation

Décoloniser sans déranger

Peinture de Jessica Lundi-Léandre intitulée Nègès Mawon. Une femme noire seins nus, un voile fin couvrant son visage tenant du pain à la main.
Jessica Lundi-Léandre, Nègès Mawon (Maronne inconnue), Huile sur toile, 2024 - Courtesy of Wetsi Gallery

Que signi­fie déco­lo­ni­ser quand les rap­ports de pou­voir res­tent inchan­gés ? Ce texte inter­roge la manière dont la Bel­gique aborde la déco­lo­ni­sa­tion de ses ins­ti­tu­tions cultu­relles, sou­vent réduite à une façade plus qu’à un véri­table chan­ge­ment de para­digme. En par­tant du cas emblé­ma­tique de l’AfricaMuseum et des poli­tiques cultu­relles qui en découlent, il met en lumière la conti­nui­té des logiques colo­niales dans la ges­tion du savoir, la repré­sen­ta­tion de l’altérité et la dis­tri­bu­tion du pou­voir. À tra­vers une lec­ture croi­sée des pra­tiques ins­ti­tu­tion­nelles et des expé­riences vécues par les artistes et curateur·ices afrodescendant·es, il explore com­ment le racisme struc­tu­rel, héri­té de la période colo­niale, conti­nue de façon­ner le champ cultu­rel belge. Cette ana­lyse invite à repen­ser la déco­lo­ni­sa­tion comme un pro­ces­sus poli­tique, épis­té­mique et répa­ra­teur — où l’art devient un espace de résis­tance, de réap­pro­pria­tion et de jus­tice symbolique.

Décoloniser ou mettre en scène la décolonisation

Par­ler de « déco­lo­ni­ser » un musée est deve­nu presque banal. Une salle réamé­na­gée ici, une expo­si­tion tem­po­raire là, des mots comme « diver­si­té », « inclu­sion » ou « dia­logue » affi­chés sur les murs. Depuis la réou­ver­ture de l’AfricaMuseum en 2018, celle du MusA­fri­ca à Namur ou encore l’exposition When We See Us à Bozar, l’intérêt ins­ti­tu­tion­nel pour la déco­lo­ni­sa­tion semble acté. Pour­tant, pour nombre d’afrodescendant·es qui tra­vaillent dans les champs de l’art, de la culture et de l’éducation, cette pro­messe res­semble davan­tage à une mise en scène qu’à une redis­tri­bu­tion réelle du pouvoir.

Se pose alors une ques­tion cen­trale : qui déco­lo­nise ? Les ins­ti­tu­tions ou les per­sonnes qui subissent encore les effets du colo­nia­lisme ? Et com­ment mesu­rer ce pro­ces­sus ? Comme l’écrivait Audre Lorde dans The Master’s Tools Will Never Dis­mantle the Master’s House1, « les outils du maître ne détrui­ront jamais la mai­son du maître. » Cette for­mule résonne for­te­ment dans le champ muséal belge : on ne peut espé­rer « déco­lo­ni­ser » en conser­vant les mêmes cadres de pen­sée, les mêmes cir­cuits de légi­ti­mi­té, les mêmes struc­tures de pou­voir. Réno­ver des vitrines ou créer un poste « diver­si­té » ne suf­fit pas à trans­for­mer la « maison ».

Pre­nons un exemple : l’exposition When We See Us, pré­sen­tée à Bozar cette année, n’est pas née d’une poli­tique interne de diver­si­té, mais de l’initiative indi­vi­duelle d’une per­sonne de pou­voir — un membre de la famille royale ayant recom­man­dé l’exposition après l’avoir vue en Afrique du Sud. Or, depuis la sup­pres­sion du Fes­ti­val Afro­po­li­tan, quelle place reste-t-il à la culture noire et afri­caine dans cette ins­ti­tu­tion ? Une nou­velle res­pon­sable « diver­si­té » vient d’être nom­mée, mais ses mis­sions couvrent avant tout la pari­té de genre, le han­di­cap, les mino­ri­tés reli­gieuses, et seule­ment à la marge les ques­tions raciales. Ces poli­tiques, bien qu’indispensables, pro­fitent peu aux mino­ri­tés noires.

Le même para­doxe s’observe ailleurs. Ain­si, lorsqu’un musée annonce la pre­mière grande expo­si­tion solo d’une artiste afri­caine et que celle-ci est blanche (Can­dice Breitz, « Off voices » 1er février au 11 mai 2025, au BPS22 de Char­le­roi)2. Ces avan­cées, bien qu’importantes, res­tent ponc­tuelles. Struc­tu­rel­le­ment, artistes et curateur·ices afrodescendant·es demeurent marginalisé·es.

L’AfricaMuseum : continuité sous couvert de rupture

Impos­sible d’évoquer la déco­lo­ni­sa­tion sans par­ler de l’ancien Musée royal de l’Afrique cen­trale, deve­nu Afri­ca­Mu­seum. Ins­ti­tu­tion emblé­ma­tique d’un ima­gi­naire colo­nial, elle a long­temps ser­vi à légi­ti­mer la hié­rar­chie raciale dans le récit natio­nal. Réno­vé en 2018 pour plus de 70 mil­lions d’euros, le musée n’a atti­ré que 106 000 visiteur·euses en 2024 (contre 1,24 mil­lion au Quai Bran­ly la même année).

Cette désaf­fec­tion tra­duit une poli­tique interne défaillante, mar­quée par une absence fla­grante de renou­vel­le­ment des pro­fils et des ima­gi­naires. Les postes-clés demeurent occu­pés par les mêmes types d’expertises — sou­vent blanches, euro­péennes, issues de la coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment — per­pé­tuant ain­si un entre-soi ins­ti­tu­tion­nel. Les démarches par­ti­ci­pa­tives, quant à elles, se limitent trop sou­vent à des consul­ta­tions sym­bo­liques, sans véri­table pou­voir déci­sion­nel accor­dé aux per­sonnes concer­nées. La char­gée de la pro­gram­ma­tion cultu­relle depuis plus de trois ans, Nadia Nsayi a vive­ment dénon­cé et cri­ti­qué ces pra­tiques lors de la publi­ca­tion d’une carte blanche en jan­vier 20253.

Mal­gré les pro­messes de rup­ture, le dis­po­si­tif muséal reste domi­né par une vision uni­voque de l’histoire. Les rares inno­va­tions – comme la salle « contre le racisme » – se limitent à deux murs cou­verts d’inscriptions sans contex­tua­li­sa­tion. L’institution conserve les mêmes logiques de pou­voir, les mêmes voix autorisées.

La posi­tion du direc­teur actuel de l’AfricaMuseum, Bart Ouvry, est à cet égard symp­to­ma­tique. En invo­quant régu­liè­re­ment « ses amis afri­cains » face à des expert·es de la dia­spo­ra, il per­pé­tue une hié­rar­chie impli­cite : les « Africain·es du conti­nent », per­çus comme plus authen­tiques, contre les afrodescendant·es belges, disqualifié·es comme « militant·es » ou « émotif·ves ». Cette rhé­to­rique pater­na­liste illustre par­fai­te­ment la typo­lo­gie de Nico­las Divert : celle de « l’étranger atout », valo­ri­sé tant qu’il reste exo­tique et docile, et de « l’étranger dan­ger », mar­gi­na­li­sé dès qu’il conteste l’ordre éta­bli4.

Trans­po­sée au champ muséal, cette logique oppose les exper­tises afri­caines – jugées légi­times et non mena­çantes – aux savoirs dia­spo­riques, relé­gués au rang de témoi­gnages. C’est la même « mai­son du maître » que dénon­çait Audre Lorde : tant que la parole afro­des­cen­dante demeure sus­pecte ou mino­rée, aucune déco­lo­ni­sa­tion réelle n’est possible.

Ce sys­tème per­siste parce qu’il béné­fi­cie du consen­te­ment tacite du public, peu enclin à remettre en cause l’autorité sym­bo­lique de l’institution. Le public se satis­fait du récit selon lequel le musée « tra­vaille avec les dia­spo­ras afri­caines », sans jamais inter­ro­ger la nature ni la pro­fon­deur de cette col­la­bo­ra­tion. Cer­tains médias ren­forcent même ce simu­lacre en inter­ro­geant le direc­teur sur « com­ment déco­lo­ni­ser son musée », au lieu de don­ner la parole aux per­sonnes concernées.

Pour­tant, en 2016 déjà, le « groupe des six »5 — com­po­sé d’expert·es issu·es de la dia­spo­ra — col­la­bo­rait acti­ve­ment à la concep­tion de l’exposition per­ma­nente. Le terme « déco­lo­ni­sa­tion » n’était alors même pas employé ; il a été repris ensuite, vidé de sa por­tée cri­tique. L’apport du groupe a été effa­cé du dis­po­si­tif final : l’institution s’est glo­ri­fiée d’avoir « tra­vaillé avec les dia­spo­ras », sans men­tion­ner la pro­fon­deur ni l’impact de cette contribution.

Résul­tat : un double effa­ce­ment — des savoirs et des visi­bi­li­tés — où les com­mis­saires offi­ciels ont héri­té à la fois du cré­dit et de la honte d’un pro­jet res­té pri­son­nier des logiques coloniales.

Se situer pour comprendre

À pré­sent que le décor est plan­té, il importe de situer mon pro­pos. En socio­lo­gie, expli­ci­ter son posi­tion­ne­ment est un acte épis­té­mique et poli­tique. Je m’exprime en tant que femme afro­des­cen­dante, Belge d’origine congo­laise, cura­trice indé­pen­dante ancrée à la fois dans la pra­tique et la pen­sée cri­tique. Mon regard s’inscrit du côté de celles et ceux qui se recon­naissent comme les héritier·es d’une his­toire de dépos­ses­sion, et qui en subissent encore les effets struc­tu­rels et symboliques.

Je parle aus­si depuis le lieu d’une intel­lec­tuelle qui mobi­lise son expé­rience vécue pour ana­ly­ser les rap­ports de classe, de race et de pou­voir dans la socié­té belge contem­po­raine. Cette posi­tion, à la fois incar­née et réflexive, guide ma pra­tique cura­to­riale : intro­duire les enjeux déco­lo­niaux dans l’art et par l’art, pour élar­gir les ima­gi­naires et ouvrir d’autres possibles.

Comme le rap­pelle le Pr Dieu­don­né Kwebe-Kim­pele 6, les répa­ra­tions et res­ti­tu­tions doivent avant tout s’adresser aux chefs cou­tu­miers et aux peuples dépos­sé­dés, non à l’État congo­lais. Ce sont eux les véri­tables déten­teurs des savoirs, des terres et des objets spo­liés. Dans cette pers­pec­tive, les dia­spo­ras afri­caines jouent un rôle essen­tiel : elles sont aujourd’hui les prin­ci­pales por­teuses des reven­di­ca­tions de jus­tice et de répa­ra­tion. C’est donc aus­si à elles — à nous — que l’ancien colo­ni­sa­teur doit répondre.

De la colonialité du pouvoir à la colonialité du regard : comprendre les effets du racisme structurel

L’institution muséale ne se contente pas de conser­ver les traces du colo­nia­lisme : elle en pro­longe les logiques sym­bo­liques. Ce qui s’y joue reflète un sys­tème plus vaste où les hié­rar­chies héri­tées de la période colo­niale struc­turent encore la socié­té belge. Le racisme ne relève pas seule­ment d’actes indi­vi­duels, mais d’un mode d’organisation du regard, de la parole et de la reconnaissance.

C’est dans cette conti­nui­té — entre pou­voir ins­ti­tu­tion­nel et regard social — que s’inscrit la colo­nia­li­té contem­po­raine : elle façonne les ima­gi­naires, déter­mine les appar­te­nances, et influence la manière dont les per­sonnes afro­des­cen­dantes se per­çoivent, se repré­sentent et sont perçues.

Bien que toute per­sonne noire en Bel­gique soit encore appré­hen­dée à tra­vers un prisme colo­nial lar­ge­ment façon­né par l’histoire du Congo, des nuances existent dans les repré­sen­ta­tions : les sté­réo­types atta­chés aux per­sonnes ori­gi­naires d’Afrique cen­trale et de l’Ouest dif­fèrent de ceux attri­bués à celles venues d’Afrique de l’Est. Ces dif­fé­rences ne sont pas ano­dines : elles pro­duisent des effets concrets dans les tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles, y com­pris dans le champ cultu­rel, où cer­taines ori­gines sont per­çues comme plus « accep­tables », plus « pré­sen­tables », voire plus « modernes » que d’autres.

Ce constat révèle un para­doxe : on pour­rait s’attendre à ce que les per­sonnes congo­laises — issues de la région his­to­ri­que­ment la plus liée à la Bel­gique — béné­fi­cient d’une recon­nais­sance par­ti­cu­lière. Or, c’est sou­vent l’inverse. Mal­gré la créa­tion d’une Com­mis­sion spé­ciale « Congo » au Par­le­ment fédé­ral, cen­sée exa­mi­ner le pas­sé colo­nial et ses consé­quences actuelles (mais dont les conclu­sions ne seront jamais ren­dues publiques), la Bel­gique reste éloi­gnée d’un véri­table tra­vail de répa­ra­tion ou de remise en cause structurelle.

Le regard colo­nial demeure omni­pré­sent. Lorsqu’on parle des « Noir·x·es » en Bel­gique, c’est encore à tra­vers ce prisme que nous sommes jugé·es, perçu·es et imaginé·es — sou­vent de manière incons­ciente. Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs7, a magis­tra­le­ment ana­ly­sé ce pro­ces­sus d’identité impo­sée, construite par le regard de l’autre et inté­rio­ri­sée par les ancien·nes colonisé·es. En Bel­gique, cette dyna­mique per­dure : elle influence la manière dont les ins­ti­tu­tions conçoivent leurs poli­tiques cultu­relles et la place qu’elles réservent — ou non — aux per­sonnes afrodescendantes.

Le psy­cho­logue Luk Van­den­hoeck iden­ti­fie cinq sté­réo­types d’origine colo­niale qui conti­nuent d’alimenter les ima­gi­naires8 : le Noir comme domes­tique ; le Noir comme amu­seur public ; le Noir comme objet d’évangélisation ; le Noir comme sau­vage, non civi­li­sé ; et l’immigré som­mé de s’adapter à la norme blanche.

Ces sté­réo­types héri­tés du pas­sé colo­nial nour­rissent encore aujourd’hui les dis­cri­mi­na­tions struc­tu­relles et les pré­ju­gés per­sis­tants à l’égard des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés noires. Le véri­table pro­blème réside dans cette vio­lence psy­chique et sym­bo­lique — sou­vent invi­sible et nor­ma­li­sée — du colo­nia­lisme contemporain.

L’art contem­po­rain peut contri­buer à la déco­lo­ni­sa­tion, à condi­tion que les artistes et curateur·ices afrodescendant·es puissent créer et s’exprimer depuis un espace de liber­té et d’autodétermination. Cette auto­dé­ter­mi­na­tion sup­pose la créa­tion d’espaces indé­pen­dants, sou­te­nus non seule­ment finan­ciè­re­ment, mais aus­si intel­lec­tuel­le­ment, par des col­la­bo­ra­tions avec des penseur·euses, chercheur·euses et militant·es engagé·es. Elle implique éga­le­ment une volon­té col­lec­tive de redé­fi­nir nos propres cri­tères de recon­nais­sance et de légi­ti­mi­té, au-delà des stan­dards éta­blis par les ins­ti­tu­tions blanches et européennes.

Cepen­dant, la mise en œuvre de cette vision demeure com­plexe. Dans la réa­li­té, la plu­part des artistes afrodescendant·es doivent com­po­ser entre une pra­tique per­son­nelle, intros­pec­tive et sou­vent libé­ra­toire, et une pra­tique com­mer­ciale adap­tée aux attentes du mar­ché et des col­lec­tion­neurs. Cette ten­sion est d’autant plus forte en Bel­gique, où les tra­jec­toires des artistes noirs·es sont mar­quées par des enjeux psy­chiques et iden­ti­taires héri­tés de l’histoire colo­niale et de l’expérience diasporique.

Il est donc vital de créer des espaces où les per­sonnes noires puissent se déployer plei­ne­ment — artis­ti­que­ment, intel­lec­tuel­le­ment et émo­tion­nel­le­ment — sans être contraintes par des logiques d’assimilation ou de repré­sen­ta­tion. Car nous ne vou­lons plus de « pro­jets de façade », ni d’excuses sym­bo­liques. Les consé­quences des sté­réo­types et des assi­gna­tions iden­ti­taires sur le bien-être et la san­té men­tale des per­sonnes afro­des­cen­dantes sont mul­tiples et sou­vent profondes.

Les ana­lyses de Bir­sen Taşpı­nar9, Fati­ma Zibouh10 et Rachi­da Aziz11 éclairent par­ti­cu­liè­re­ment bien ces dyna­miques. Leurs tra­vaux, à la croi­sée de la psy­cho­lo­gie cli­nique, de la socio­lo­gie et du mili­tan­tisme, mettent en évi­dence les effets psy­chiques du racisme struc­tu­rel en Bel­gique : le déni de recon­nais­sance, l’assimilation for­cée et le silence inter­gé­né­ra­tion­nel pèsent sur la construc­tion de soi.

Taşpı­nar parle d’une « injonc­tion au silence » : le silence sur les trau­ma­tismes fami­liaux, sur les dis­cri­mi­na­tions vécues, sur la honte héri­tée. Gran­dir en Bel­gique, pour nombre de jeunes per­sonnes raci­sées, signi­fie apprendre à taire ce qui fait dif­fé­rence, à se fondre dans l’image atten­due de l’« Autre inté­gré ». Ce refou­le­ment engendre un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té iden­ti­taire — celui d’avoir à choi­sir entre loyau­té fami­liale, recon­nais­sance ins­ti­tu­tion­nelle et fidé­li­té à soi-même.

L’ART ESPACE DE RESISTANCE ET DE SOIN

Dans ce contexte, la pra­tique artis­tique devient un espace de résis­tance psy­chique et sym­bo­lique. Elle per­met de rompre les loyau­tés invi­sibles et de trans­for­mer la souf­france du déni en affir­ma­tion de soi. Mais cette expres­sion s’exerce sous une double contrainte : d’un côté, le regard ins­ti­tu­tion­nel euro­péen attend des œuvres « enga­gées » mais esthé­ti­que­ment ras­su­rantes ; de l’autre, un héri­tage com­mu­nau­taire ou fami­lial qui peut per­ce­voir l’expérimentation artis­tique comme une trahison.

Cette ten­sion, à la fois inté­rieure et sociale, rend le par­cours des artistes afrodescendant·es plus sinueux — mais aus­si plus fécond, sur le plan concep­tuel et émo­tion­nel. Comme le sou­ligne Achille Mbembe, l’expérience post­co­lo­niale afro­des­cen­dante en Europe reste mar­quée par une injonc­tion à « n’être rien » : à se rendre invi­sible dans l’espace public, à se confor­mer aux récits domi­nants, à renon­cer à sa propre mémoire12. C’est dans cette fric­tion — entre injonc­tion à la dis­pa­ri­tion et volon­té d’affirmation — que s’élabore une grande par­tie de la créa­tion afro­des­cen­dante contem­po­raine en Belgique.

À l’inverse, de nom­breux artistes africain·es tra­vaillant depuis le conti­nent évo­luent dans un éco­sys­tème artis­tique struc­tu­ré par la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale. Les thé­ma­tiques de la « déco­lo­ni­sa­tion », de « l’écologie » ou du « fémi­nisme glo­bal » y sont sou­vent deve­nues des mots d’ordre esthé­tiques davan­tage que des enjeux vécus. Comme l’a obser­vé Fati­ma Zibouh, cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion du dis­cours déco­lo­nial reflète les attentes des bailleurs de fonds et des ins­ti­tu­tions européennes.

Ain­si, les artistes africain·es doivent négo­cier la mar­chan­di­sa­tion du dis­cours déco­lo­nial, tan­dis que les artistes afrodescendant·es euro­péens affrontent la vio­lence sym­bo­lique du regard colo­nial. Dans les deux cas, la ques­tion de la recon­nais­sance — de soi, ins­ti­tu­tion­nelle, éco­no­mique — demeure centrale.

Comme le déve­loppe Rachi­da Aziz, ce double constat révèle que, des deux côtés, la liber­té de créa­tion reste condi­tion­née : les un·es par les logiques du mar­ché glo­bal, les autres par la struc­ture racia­li­sée de la socié­té euro­péenne. Pour­tant, leurs œuvres forment ensemble un labo­ra­toire de sub­jec­ti­vi­tés post­co­lo­niales, où s’expérimentent de nou­velles façons de pen­ser et de créer au-delà de la norme blanche.

Dans ma pra­tique cura­to­riale à la Wet­si Gal­le­ry, je tra­vaille avec des artistes telles que Jes­si­ca Lun­di-Léandre, Odette Mes­sa­ger, Agnès Lalau et Nel­son Louis, dont les pra­tiques explorent de manière sen­sible et cri­tique les dimen­sions psy­chiques, iden­ti­taires et poli­tiques de l’expérience afro­des­cen­dante en Occi­dent. À tra­vers leurs œuvres, ces artistes inter­rogent la mémoire intime et col­lec­tive, les héri­tages du colo­nia­lisme et les méca­nismes d’invisibilisation qui façonnent encore le champ artis­tique. Leur tra­vail, situé à la croi­sée de l’introspection et de la résis­tance, me touche par­ti­cu­liè­re­ment : il répond à l’effacement de nos récits et à la frag­men­ta­tion de nos mémoires. Il montre, explique, raconte — sans reven­di­quer — et ce fai­sant, ouvre un espace poé­tique de réap­pro­pria­tion. C’est à cet endroit pré­cis que la force poé­tique de l’art, pour reprendre Achille Mbembe, peut s’exprimer dans toute sa puis­sance : non comme orne­ment, mais comme acte de répa­ra­tion sym­bo­lique et de liber­té retrouvée.

  1. Audre Lorde, The Master’s Tools Will Never Dis­mantle the Master’s House, Pen­guin, 2018. Ce texte est éga­le­ment paru en fran­çais dans le recueil Out­si­der sis­ter (Mama­me­lis, 2003).
  2. Certes, Michèle Mage­ma avait expo­sé à Extra City (Anvers, 2021, Water­marks, Silent Traces, cura­tée par Sora­na Mun­sya), mais il ne s’agissait pas d’une rétrospective.
  3. Nadia Nsayi, « Pour­quoi j’envisage de quit­ter l’AfricaMuseum », Tri­bune parue dans Actualité.cd, 6/01/2025.
  4. Nico­las Divert, « L’an­ta­go­nisme de la figure de l’é­tran­ger dans les for­ma­tions de la mode », Hommes & migra­tions, 1310 | 2015.
  5. Le Groupe des Six est un col­lec­tif d’expert·es africain·es et afrodescendant·es ayant par­ti­ci­pé, entre 2014 et 2018, au sui­vi du pro­ces­sus de réno­va­tion de l’exposition per­ma­nente de l’AfricaMuseum. Les rela­tions avec l’institution ont été mar­quées par des diver­gences, notam­ment autour de la ques­tion des rap­ports de pou­voir entre expert·es africain·es et chercheur·euses européen·nes.
  6. Lors d’une confé­rence sur le Colo­nia­lisme belge orga­ni­sée par l’ONG Baku Group Ini­tia­tive qui s’est dérou­lée à Baku en Azer­baïd­jan le 31/10/2025.
  7. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 1952.
  8. Voir Luk Van­den­hoeck, « De l’indigène à l’immigré. Images d’hier, pré­ju­gés d’aujourd’hui ? » in Jean-Pierre Jac­que­min (dir.), Racisme conti­nent obs­cur. Le Noir du Blanc, CEC, 1991.
  9. Bir­sen Tas­pi­nar, « Racisme en de psy­cho­lo­gische effec­ten op het kind » paru sur la pla­te­forme Kinderrechtencoalitie.be, 2015 et De pijn diep van­bin­nen. Ouders na racisme-erva­rin­gen, EPO, 2025.
  10. Fati­ma Zibouh, Culture, eth­ni­ci­té et poli­tique. Les artistes issus de l’immigration magh­ré­bine à Bruxelles, Presses uni­ver­si­taires de Liège, 2015.
  11. Rachi­da Aziz, Nie­mand zal hier sla­pen van­nacht, EPO, 2017.
  12. Achille Mbembe, Sor­tir de la grande nuit : Essai sur l’A­frique déco­lo­ni­sée, La Décou­verte, 2010.


Anne Wetsi Mpoma est directrice de la Wetsi Gallery