Mais les évocations sociétales des produits des industries culturelles doivent être mises au travail s’il s’agit de ne pas se contenter du frisson d’inquiétude qu’elles peuvent susciter avant qu’une autre émotion sommaire ne prenne sa place. En particulier, il convient de ne pas s’abandonner sans réflexion aux dichotomies qui sont présentées : le quantitatif contre le qualitatif, les méchants contre les bons. Il faut donc mettre l’image du chiffre au travail pour qu’elle puisse nous aider à mieux comprendre et à agir. Nous allons tenter cet exercice à propos du monde du travail lui-même, en essayant de mettre en lumière quelques usages sociaux du « chiffre », lorsqu’ils sont mis au service de la domination.
UNE LOGIQUE ILLIMITÉE, UN SYSTÈME ABSURDE
Luc Boltanski et Eve Chiapello rappellent que le système capitaliste n’a qu’un objectif : « la transformation permanente du capital, de biens d’équipements et d’achats divers (…) en production, de production en monnaie et de monnaie en nouveaux investissements. » Ils ajoutent que le caractère abstrait du capital (son détachement des formes matérielles de la richesse) rend le processus d’accumulation perpétuel :« Dans la mesure où l’enrichissement est évalué en termes comptables, le profit accumulé sur une période étant calculé comme la différence de deux bilans de deux époques différentes, il n’existe aucune limite, aucune satiété possible, comme c’est au contraire le cas lorsque la richesse est orientée vers les besoins de consommation y compris de luxe. »1
Nous avons affaire en quelque sorte à un système absurde, puisque les salariés sont spoliés de la propriété de leur travail et que les capitalistes « sont enchaînés à un processus sans fin et insatiable »2.
D’où la nécessité de lui trouver des justifications qui permettent la mobilisation des dominés et leur engagement partiel dans un système qui est parvenu à convaincre qu’il est « le seul possible ».
Ce travail de justification de l’organisation capitaliste du travail s’appuie notamment sur des usages sociaux du « chiffre » qu’il peut être utile de déconstruire.
« LES CHIFFRES », UN ACTEUR NON HUMAIN
Les opérations d’abstraction (de chiffrage) qui peuplent désormais notre univers culturel reposent en fait sur une double traduction qui ne dit pas souvent son nom : il faut d’abord réduire la réalité à certaines de ses dimensions quantitatives, et il faut ensuite faire parler les chiffres obtenus.
Comme l’affirmait dès 1992 Jean-Louis Besson en s’appuyant sur Jean-Claude Passeron : « Les statistiques ne disent rien : il faut les faire parler ; elles sont alors victimes de sur-sémantisation ».3 L’auteur rappelle ainsi que « Les chiffres que vous lisez dans votre journal ou votre magazine sont ainsi à l’extrémité de toute une chaîne d’interprétation : au début de cette chaîne se trouve le questionnaire qui a fixé la grille d’observation, puis nous avons les contraintes techniques qui ont limité le traitement de l’information brute, la sélection faite par le statisticien à la publication, la diffusion des « principaux résultats » et l’extraction par le journaliste de quelques chiffres chocs. »4
En suivant les sociologues de l’Acteur Réseau, nous dirons alors que « les chiffres » constituent un intermédiaire qui circule entre des acteurs, que cet intermédiaire, malgré son caractère non humain, est agissant dans le rapport de force qui relie et oppose des catégories d’acteurs. Nous allons en donner deux exemples fondamentaux.
LES CHIFFRES AU SERVICE DE L’EXTERNALISATION DE LA CONTRAINTE
Une des manières pour les acteurs dominants de l’organisation capitaliste du travail de « justifier » ce système d’action est de déplacer le conflit qui pourrait les opposer à leurs salariés. L’entreprise est alors présentée comme en danger imminent de sombrer au vu de la concurrence extrême à laquelle elle est soumise, et qui exige la mobilisation de tous, supposés « se trouver dans le même bateau ». La contrainte est présentée comme uniquement externe, comme touchant tous les acteurs de l’entreprise, qui se doivent de s’unir pour survivre.
La pratique du « benchmarking » (des études comparatives chiffrées) est précieuse dans ce travail de justification, puisqu’elle permet de montrer à peu de frais que « les autres font mieux » et d’installer un vécu du danger imminent.
Sauf que très souvent, ces études comparatives ressortissent à un curieux travail de découpe qui consiste « à prélever un morceau du présent de manière à le rendre significatif. Cette découpe-là suppose d’une part que le morceau en dira davantage que le Tout, et d’autre part que le tout sera caché par le morceau. »5
En termes techniques, on dira que les corrélations ne constituent pas d’office des causalités , qu’il y a bien des variables qui peuvent être cachées et que comparer des « populations » dont la structure est différente est source de bien des erreurs…et que toute cette rhétorique a le grand mérite de réduire les opposants au silence.
LES CHIFFRES AU SERVICE DE LA « RESPONSABILISATION » COMME TECHNIQUE D’ASSUJETTISSEMENT
Un autre fonctionnement prégnant consiste à raisonner « au résultat » : une pratique professionnelle est réduite à un domaine qui est exprimé en résultats chiffrés, au départ d’objectifs traduits, souvent hâtivement, en « indicateurs ».
Le caractère absurde du raisonnement transparaît parfois : ainsi lorsque Nicolas Sarkozy, alors président, avait demandé à un cabinet d’audit de fixer des indicateurs chiffrés de résultats pour l’action de ses ministres et que l’indicateur des « parts de marchés des films français » avait été retenu pour le Ministère de la Culture (comme si ces parts dépendaient seulement de l’action ministérielle…).
Mais au-delà de l’absurdité, le caractère hasardeux de l’entreprise échappe le plus souvent à l’attention, comme le notent Stéphanie Chatelain-Ponroy et Samuel Sponem : « Les recherches menées dans les entreprises montrent d’ailleurs que l’application stricte de la gestion par les résultats engendre un surinvestissement des objectifs chiffrés, du stress, des comportements opportunistes et des manipulations visant à améliorer l’apparence des résultats. Dans les organisations publiques, des phénomènes similaires semblent s’être développés. Ainsi, le directeur de la sécurité publique de l’Hérault aurait, devant la montée de la délinquance de son département et pour montrer des signes de la forte activité de ses services, fixé des objectifs de garde à vue à l’ensemble de ses services… y compris à la brigade canine. Un policier affirme que la pression hiérarchique est telle que l’on ne peut plus faire la part entre la réalité de la baisse de la délinquance et ce qui relève du bidonnage » : il pourrait même arriver que les commissariats refusent d’enregistrer les plaintes. »6 Délinquer par rapport à ses missions de service public pour faire baisser « les chiffres » de la délinquance…
La multiplication des lieux professionnels, marchands, publics ou associatifs où sévit pourtant ce type de raisonnement interpelle ; nous pensons notamment au secteur de l’insertion socio-professionnelle, où le raisonnement au résultat produit un abandon à leur sort de bien des demandeurs d’emploi.
Nous pensons que le mécanisme doit son hasardeux succès au fait qu’il permet d’obtenir la sujétion via la « responsabilisation » : lorsqu’un subordonné est tenu pour responsable de « résultats », dont on a au préalable fixé, sans lui, les indicateurs en masquant les choix qui ont conduit à leur fixation, on peut l’assujettir au sens partiel et partial qu’on lui impose et le maintenir sous confortable dépendance.
UNE MOBILISATION GÉNÉRALE QUI NE DIT PAS SON NOM
Ce dernier point peut nous indiquer tout le « chemin » parcouru depuis les pratiques de l’ingénieur Taylor visant à obtenir une « Organisation Scientifique du Travail ». Il s’agissait, on s’en souvient, de donner congé à l’intelligence dans l’exécution, de ramener celle-ci à des gestes stéréotypés et d’interpréter ceux-ci en termes exclusifs de vitesse.
Plus d’un auteur remarque que ces excès protégeaient au moins la subjectivité des travailleurs qui restait en dehors du rapport de domination vécu sur le lieu du travail.
Nous n’en sommes plus là. Le management moderne veut mobiliser en permanence les subjectivités, en exigeant des travailleurs qu’ils « se donnent » à fond, qu’ils montrent qu’ils y croient, qu’ils en veulent, etc.
On pourrait probablement conclure que les usages abusifs des « chiffres », comme acteurs non humains qu’on fait parler et servir aux mécanismes de domination dans le monde du travail, pointent vers la marchandisation des subjectivités (et donc leur chiffrage), ultime adversaire d’un capitalisme qui s’est ménagé, quant à lui, une irresponsabilité de principe par rapport aux effets qu’il produit, qui se résument au constat : « le capitalisme mondial se porte bien, les sociétés vont mal »7.
- L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 38.
- L. Boltanski et E. Chiapello, op.cit., p. 41.
- J.L. Besson, « La tentation du mode d’emploi » in La cité des chiffres , éditions Autrement, 1992, p. 190.
- Ibidem, p. 183.
- B. Noël, Le Sens la Sensure, Le Roeulx, Talus d’approche, 1985, p. 84.
- Stephanie Chatelain-Ponroy, Samuel Sponem, « Culture du résultat et pilotage par les indicateurs dans le secteur public » in Bernard Pras (coord.). Management : enjeux de demain, Vuibert, pp.163 – 171, 2009.
- L. Boltanski et E. Chiapello, op.cit., p. 21.
Jean Blairon est docteur en philosophie et lettres et directeur de l’asbl RTA