En 1895, Gustave Le Bon publiait un ouvrage, devenu un best-seller, Psychologie des foules, qui a connu des rééditions tout au long du 20e siècle. Cet opuscule, marqué par son époque — « imprégné du psychologisme rance de la fin du XIXe siècle », dit l’historien Pierre Serna –véhicule une série de concepts qui imprègnent aujourd’hui encore les perceptions communes (et policières : ce dernier point n’étant pas le moins inquiétant) de la foule.
La « Psychologie des foules » : ce qu’il reste de Gustave Le Bon au 21e siècle
Le sociologue Vincent Rubio1 souligne ainsi que la foule jouit d’une image particulièrement négative auprès du public contemporain qui « entretient une aversion aiguë et spontanée à son endroit ». Les théories de Le Bon et de ses épigones ont fait de « la foule un être dénué d’intelligence et qui, par conséquent, n’élève pas les personnes la composant ». C’est ainsi que, dans le discours commun, se trouve soulignée la thèse même de Le Bon de « l’existence d’une âme collective de la foule au sein de laquelle se dissout l’individualité, la personnalité consciente des individus ».
Cette image dépréciative est aussi intimement liée « à la sensation de toute-puissance par laquelle les individus définissent (également) la foule » : c’est ce sentiment de puissance, ainsi que la violence (au moins) potentielle qui lui est nécessairement associée, qui, aux yeux des individus, fait de la foule un véritable danger pour la société. Dans cette représentation collective, foule et peuple se voient assimilés dans la même image négative : « ces deux termes ont partie liée dans la mesure où la foule est vue comme une excroissance (ou une expression) du peuple ».
Ces sentiments — fort partagés : communs et non pas bourgeois ou aristocratiques comme l’on pourrait croire — sont aussi empreints de peur. Sigmund Freud (que l’on a pu désigner, de façon un peu provocante, comme « le meilleur disciple de Le Bon »2) a tenté d’expliquer que la foule, en véhiculant une culture commune qui transcende l’individu, instaure une sorte d’impunité pour tous les actes commis en son nom : l’individu pourrait ainsi donner libre cours à ses pulsions. Par ce processus, argumente Freud, « ce sont les mauvais instincts qui viennent au premier plan ».
Cette « déculpabilisation des individus au nom de l’impératif collectif » est d’ordre religieux et, selon Hannah Arendt, on la retrouve d’ailleurs à l’œuvre dans ce qu’elle nomme les « religions laïques » : le fascisme et le communisme. Le terme « religion » renvoie enfin à la croyance par laquelle la foule — marquée par « le manque de culture, le mépris de la raison, le renoncement au libre arbitre » — est « précipitée dans un esclavage de pensée » de caractère hypnotique. Le leader, l’« hypnotiseur » — en général entourés d’affidés — est pour sa part un « manipulateur », qui oriente sentiments et pensées dans le sens qu’il a déterminé.
Même si Freud semble parfois moins pessimiste que Le Bon (puisqu’il concède que, sous certaines conditions, la foule « sous l’influence de la suggestion peut être capable de grands accès de renoncement, de désintéressement et de dévouement à un idéal »), il n’en reste pas moins que l’ensemble des considérations qui précèdent jettent un éclairage fort cru sur l’assise idéologique de la perception contemporaine — intuitive et largement répandue — de la foule. Pour résumer : existerait, d’une part, une sorte de répugnance pour les foules en tant qu’êtres dénués d’intelligence et hypnotisés par une religion, laïque ou non, « prêchée » par des leaders charismatiques. Cette perception ordinaire se doublerait, d’autre part, d’une peur diffuse liée à la puissance de la foule, potentiellement violente, d’autant qu’en son sein s’effaceraient les censures psychologiques et qu’un sentiment d’impunité favoriseraient l’expression des mauvais instincts.
Le tableau ainsi dressé est d’ordre général, il peut connaître des déclinaisons variables selon les groupes sociaux. Le sociologue Vincent Rubio, sur base de ses travaux, atteste néanmoins de leur réalité en qualifiant Psychologie des foules de Gustave le Bon de « savoir d’arrière-plan » contemporain.
Les nouvelles pratiques militantes, transformation des effets de la violence
De toute évidence, le mouvement des Gilets jaunes n’a rien de « religieux » : pas de promesse d’un quelconque paradis, pas de leaders charismatiques, pas d’aveuglement hypnotique mais au contraire un foisonnement de revendications, parfois contradictoires, mais toujours riches de libre arbitre. De même, la « violence » que l’on prête à ces nouvelles foules est protéiforme et relève de choix tactiques ou simplement contingents : les individus sont solidaires dans les coups durs, choisissent de participer ou non à une action particulière en fonction de leur conviction, se répartissent les tâches comme elles viennent selon leurs compétences. Bref, ils demeurent des personnes mues par leur libre arbitre. En d’autres termes, le mouvement (comme tant d’autres) échappe aux perceptions stéréotypées les plus répandues.
Il semble que cet évènement déstabilise ceux qui, selon le mot de Max Weber, disposent et, pour le coup font un large usage, du « monopole de la violence légitime » : l’État et ses dispositifs répressifs. À la peur ordinaire s’est alors ajoutée une sorte de panique liée au caractère inédit des mouvements récents : le stigmate de l’être dénué d’intelligence pris dans un esclavage de pensée par quoi l’on déconsidère la foule des protestataires est proprement renversé : en inventant de nouvelles manières de résister, les dominés retournent contre les dominants ce qui, en les stigmatisant, permettait de les réprimer.
Et c’est cette inversion qui amplifie les effets politiques de la violence – dont l’examen attentif montre bien qu’en soi, elle ne dépasse en rien celle d’autres foules qui ont précédé. S’en suit ce que Juan Branco appelle un « tremblement » : « cette violence, [cette crise] la provoque et elle a raison de la provoquer, parce qu’elle est essentielle. Aujourd’hui, la seule façon de provoquer un changement c’est de faire trembler ces gens. » Et ils tremblent.
Que le président Macron soit contraint de quitter précipitamment le Puy-en-Velay ou que Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement français, doive être évacué de ses bureaux dont la porte d’accès a été défoncée, que leurs corps soient mis en jeu et c’est tout leur pouvoir qui tremble. Dans le domaine économique, Irène Inchauspé, journaliste à l’Opinion (un « média quotidien, libéral, européen et pro-business »), raconte encore : « ils [les grands patrons] ont vraiment eu peur à un moment d’avoir leurs têtes sur des piques, […] ils avaient appelé le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, en lui disant ”tu lâches tout” parce qu’ils se sentaient menacés physiquement. (…) Ils ont envoyé des textos, avec ”alors maintenant tu lâches sur le SMIC, faut qu’on distribue des primes, tu lâches tout” »3.
Des députés de La République En Marche (le « parti » de M. Macron) ont saisi la justice au prétexte que, par ses propos, Juan Branco « armait les esprits ». On peut en rire, reste que ceci montre, s’il en était besoin, qu’il est très difficile d’aborder frontalement la question de la violence comme arme politique. Les mensonges répétés du ministre de l’Intérieur, « sidéré » par les accusations de violences policières commises lors de manifestations de Gilets Jaunes, en sont à leur façon une autre illustration.
Il n’empêche que ce qui advient permet d’éviter les deux pièges tendus par les stéréotypes construits par Le Bon et consorts : non, la violence n’est pas une essence (elle n’a pas une « nature propre et unique ») ; elle s’exprime en fonction de conditions matérielles. Et, non, la foule protestataire n’est pas forcément d’ordre religieux : elle peut être contingente et ne présenter aucun des attributs de la croyance.
Il est alors possible de réexaminer à nouveaux frais les mouvements contemporains et de légitimement se demander s’ils ne s’inscrivent pas plutôt dignement dans le droit fil de l’article 35 de la Constitution française de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».4
- Vincent Rubio, « Psychologie des foules, de Gustave le Bon. Un savoir d’arrière-plan », in Sociétés, N°100, 2008, pages 79 à 89.
- Michel Laxenaire, « Croyance et psychologie des foules », in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 2007, N° 49, pages 9 à 24.
- « L’info du vrai », Canal+, 13 décembre 2018.
- Dont il faut préciser qu’elle n’a pas force constitutionnelle en France, contrairement à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui proclame que « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » Nous soulignons.