Au départ, il n’y avait rien. Ni digue. Ni remblais. Ni rempart. Parce qu’il n’y avait jusqu’alors eu besoin de rien. Le premier soubresaut arrive après le 9 octobre 1988 où le Vlaams Blok, parti d’extrême droite flamand, fait une percée significative aux élections communales, notamment à Anvers. Émerge alors l’idée au sein des partis démocratiques flamands d’un refus de toute alliance avec le parti d’extrême droite. Les chrétiens-démocrates, libéraux, socialistes, nationalistes et écologistes (respectivement CVP, PVV, SP, VU et Agalev) signent même un protocole. L’idée est belle sur papier, mais le courage politique manque. Certains signataires font bien vite marche arrière. Puis arrive ce sombre dimanche du 24 novembre 1991. Ce jour-là, les Belges se rendent aux urnes pour des élections législatives et provinciales. Une déferlante noire s’empare alors du Nord du pays. Avec 10,3 % des suffrages en Flandre, le Vlaams Blok rafle 12 sièges sur 212 à la Chambre des représentants. Et du côté francophone, le Front national belge (FN), proche du contenu idéologique de son grand frère français, s’implante dans certains cantons wallons et fait son entrée à la Chambre, avec un élu, le député Georges Matagne.
Encore une histoire belge
Au lendemain de ce dimanche noir démarre une importante mobilisation de la société civile et du monde intellectuel et artistique flamand, qui aura son écho de l’autre côté de la frontière linguistique. En à peine deux mois, plus d’un millier de personnes se fédèrent autour des trois initiateurs : Paula Burghgraeve, Éric Corijn, et Paul Verbracken. La dynamique se solde en février 1992 par la « Charta 91 », un manifeste antiraciste. C’est d’ailleurs cette charte, fondée sous le slogan « het tij keren » (renverser le cours des choses), qui a introduit et popularisé le terme schutskring, mieux connu sous le nom de « cordon sanitaire ».
Le souffle de cette dynamique arrive bientôt au Parlement flamand qui recale le plan en 70 points pour « résoudre le problème de l’immigration » rédigé par Philip De Winter, le président du Vlaams Blok. Deux motions du Parlement flamand, qui condamnent ce plan et le jugent contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, sont adoptées le 19 novembre 1992, à une très large majorité. Dans la foulée, les cinq partis démocratiques flamands concluent un accord pour exclure l’extrême droite de toute coalition politique, et cela, quel que soit le niveau de pouvoir. Le cordon sanitaire politique est officiellement né !
Dans le sud du pays, les quatre partis francophones, représentant les socialistes, sociaux-chrétiens, libéraux et démocrates fédéralistes (PS, PSC, PRL et FDF), œuvrent aussi dans la même optique : protéger les valeurs fondamentales et constitutionnelles du système démocratique. Les discussions aboutiront à la signature de la « Charte de la démocratie », le 8 mai 1993. Voilà donc notre plat pays protégé au Nord comme au Sud par un cordon, invisible, mais puissant. Un dispositif unique en son genre, en Europe et dans le monde.
Cette histoire belge ne s’arrête pas là. Ou pour être exacte : cette histoire a commencé ailleurs aussi. Le soir du dimanche noir, c’est la consternation au siège de la RTBF. Estomaqués par les résultats qui viennent de tomber, Stéphane Robert, alors administrateur général et Pierre Delrock, directeur de l’information de l’époque, décident de couper le micro à tous représentants de l’extrême droite. Plus de propos en direct. Et ceux-ci seront au besoin contextualisés et recadrés. Un choix déontologique qui ne trouvera aucune opposition, ni auprès du Conseil d’Administration ni de la rédaction. Le script est acté. Voilà un embryon de cordon sanitaire médiatique lancé dès fin 1991.
De l’autorégulation avant l’heure
Le média de service public met en place un outil d’autorégulation inédit à une époque où aucune institution n’est encore officiellement chargée de la régulation de l’audiovisuel ni de la presse francophone. Il faudra d’ailleurs encore attendre quelques années. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), régulateur indépendant de l’audiovisuel, est créé le 24 juillet 1997, tandis que le Conseil de déontologie journalistique (CDJ), l’organe d’autorégulation des médias francophones et germanophones de Belgique, verra seulement le jour le 29 juin 2009.
Nouvel outil d’autorégulation, le frêle cordon médiatique nécessite toutefois encore quelques réglages de rigueur. Maladie de jeunesse sans doute. En 1994, le président du FN, Daniel Féret, gagne son action intentée contre la RTBF par laquelle il conteste son exclusion des débats électoraux. Le tribunal de première instance lui donne raison. La RTBF doit revoir sa copie et appelle son juriste, Simon-Pierre De Coster, à la rescousse. Le dispositif de la RTBF est solidifié d’un argumentaire juridique alimenté par la loi contre le racisme et la xénophobie, le Pacte culturel et la Convention européenne des droits de l’homme. Du béton armé validé par le Conseil d’État en 1999.
« Que ce soit dans l’accès même aux médias ou dans le contenu des messages véhiculés par les partis d’extrême droite, l’ensemble des dirigeants de médias, tant du secteur public que du secteur privé, dispose comme on a pu le voir, de nombreux outils juridiques pour empêcher l’expression, par ces partis, d’idées qui — et c’est le moins qu’on puisse dire — ne servent pas la démocratie. À eux de les mettre en œuvre avant qu’il ne soit trop tard. », explique Simon-Pierre De Coster dans Le Journal des Procès, le 14 avril 1995. Début des années 1990, le cordon sanitaire médiatique est un dispositif d’autorégulation, appliqué de son propre chef par la RTBF puis imité progressivement par l’ensemble des médias francophones audiovisuels et de presse écrite. Cette adoption rapide par l’ensemble des rédactions en fera sa force. Le cordon prendra ensuite une forme davantage codifiée – mais non contraignante – avec plusieurs recommandations du CSA en 2005 et la Recommandation du CDJ de 2011, mise à jour plusieurs fois et aujourd’hui rebaptisée la « clause de responsabilité sociale et démocratique ». Le règlement du collège d’avis du CSA relatif aux programmes de radio et de télévision en période électorale, validé par le Conseil d’État en 2012, a quant à lui force obligatoire.
Liberté d’expression versus abus de droit
Fer de lance de cet outil de la démocratie contre elle-même, le média de service public opère depuis plus de trente ans une veille juridique régulière, pour délimiter le champ des partis liberticides en Belgique. Renseignements pris, ce travail de veille n’est pas fait à la légère : les programmes des partis et les déclarations de leurs dirigeants, mandataires et candidats sont systématiquement passés à la loupe. L’objectif ? Voir si des éléments permettent de démontrer de manière manifeste, répétée et concordante, une hostilité envers les droits et libertés fondamentales consacrées par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Si ce travail relève de la responsabilité éditoriale de l’éditeur, ce dernier explique recourir volontiers aux conseils de politologues et de la société civile (comme le CRISP, l’Observatoire belge de l’extrême droite, le Front AntiFasciste Liège 2.0…) ou d’organisations comme la Ligue des droits humains ou Unia.
Dans les couloirs de la RTBF, on aime citer l’article 17 de la CEDH, « un bijou en matière de préservation des droits humains », nous confie Simon-Pierre De Coster. Cet article cadre l’abus de droit, autrement dit, il permet d’éviter que sous prétexte de liberté d’expression, notamment, des États, des groupements ou des individus se prévalent de la Convention pour promouvoir des idées politiques incompatibles avec la démocratie. Argument d’ailleurs retenu récemment pour diffuser en différé le discours d’investiture de Donald Trump. En 2025, comme trente plus tôt, il est rassurant de constater qu’on ne peut utiliser l’antenne d’un média de service public pour détruire les droits et libertés d’autrui. Et le juriste de conclure notre entretien sur l’importance du cordon médiatique « doublement salutaire, au sens qu’il a empêché des partis liberticides de prendre de la place en Belgique francophone et qu’il permet encore aujourd’hui à la RTBF de ne pas être au service d’une rhétorique contraire aux droits humains. »
De la métaphore au discours gris, c’est d’extrême droite ?
En parlant de rhétorique, les discours de l’extrême droite ont bien changé. Qualifier d’extrême droite une intervention médiatique, un programme, une personnalité ou un parti politique n’est plus si aisé. D’une part, les critères issus de la recherche en sciences politiques permettant de qualifier l’extrême droite sont nombreux et évoluent rendant l’exercice de la définition délicate. D’autre part, suite à l’adoption de législations criminalisant l’incitation à la haine raciale ou à la discrimination et les propos négationnistes, les discours ne sont plus dans une logique binaire. Les termes ouvertement nauséabonds d’autrefois ont laissé place à un contenu plus subtil. On ne parle plus de « race » mais de « culture » et de « religion ». Plus question de « supériorité » et d’« infériorité » mais de « différences » avec celles et ceux qui ne sont pas « de chez nous ». Reste à savoir si ces gens sont « assimilables » avec les traditions ancestrales. Même l’expression « notre identité » est progressivement remplacée par « nos valeurs » ou « notre mode de vie ». Une analyse de la communication des personnalités politiques belges francophones sur les réseaux sociaux, menée par l’UCLouvain et la VUB (Vrije Universiteit Brussel) à la demande d’Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, parle de discours gris pour qualifier les propos de cette « zone grise ». Des propos non punis par la loi, liés à l’origine ethnique, la religion et l’orientation sexuelle. Un processus d’émergence de discours incitant à la discrimination, à la haine et à la violence qui participe à la dédiabolisation de l’extrême droite en ouvrant toujours un peu plus la fenêtre d’Overton1, permettant ainsi à une idée considérée jusque-là comme inacceptable, d’être finalement acceptée socialement. Un jeu auquel s’adonnent aussi les partis démocratiques, quand par exemple, Denis Ducarme, député libéral, paraphrase fièrement les propos polémiques du premier ministre français, sur les ondes de la Première : « En matière d’asile, pour reprendre le terme de Monsieur Bayrou, on est un peu submergés. »
Un recours aux métaphores, métonymies et autres figures de style qui rend les propos juridiquement presque inattaquables. Face à ce constat, Sybille Gioe, présidente de la Ligue des droits humains, et François Debras, professeur associé à l’ULiège en sciences politiques, estiment nécessaire de compléter la définition qu’utilisent les sciences politiques. Dans un article, ils proposent trois outils complémentaires pour qualifier l’extrême droite, car comme ils le martèlent « qualifier d’extrême droite ce qui l’est, ne doit pas non plus être un tabou. » Trois questions à garder en tête : « les discours et les propositions politiques sont-ils dirigés contre les droits humains ou l’intégrité de certaines personnes ? Les discours et propositions politiques construisent-ils une réalité sociale telle que celle fantasmée par l’extrême droite ? Les discours et propositions sont-ils similaires à ceux soutenus par l’extrême droite dans le passé ? » Vous avez répondu oui à ces questions ? Vous savez à quoi ou plutôt à qui vous avez affaire !
Politique TikTok
Ces trente dernières années, le terrain de jeux des discours politiques et des possibles dérives antidémocratiques est devenu très vaste. C’est l’heure de la toute-puissance des plateformes et des réseaux sociaux. Il est loin le temps où tout se passait dans le poste. Selon l’étude 2024 du Reuters Institute for the Study of Journalism (Université d’Oxford), tous pays confondus, les réseaux sociaux, bien qu’en léger recul, restent le canal d’accès privilégié aux news en ligne, devant les moteurs de recherche et le trafic direct vers les sites d’info. Une information regardée majoritairement sur le petit écran du smartphone.
Loin de favoriser le débat d’idées et les échanges constructifs, les réseaux dits sociaux, avides de vues, font la part belle aux formats courts et aux contenus polarisants. Des discours clivants prisés par l’algorithme. De là à franchir le Rubicon de l’extrême droite, il n’y a qu’un petit pas. Les partis ne s’y trompent d’ailleurs pas en y investissant massivement. En 2024, les partis belges ont dépensé 11 millions d’euros de publicités sur Facebook avec en tête, loin devant, le Vlaams Belang avec près de 2,4 millions d’euros dépensés pour sa campagne en ligne. Les liens entre politique et réseaux sont encore plus pernicieux avec le règne de la « politique TikTok », du nom de ce réseau social en vogue notamment basé sur le partage de vidéos de quelques secondes. Dans les hémicycles, on s’exprime aujourd’hui bien davantage pour les followers [les personnes qui suivent votre profil. NDLR] que pour les autres député·es, avec tous les effets pervers des réseaux sociaux sur la polarisation des débats et la violence politique. Le débat a fait place à une rhétorique émotionnelle, grise et efficace, où un certain Jordan Bardella est premier de classe.
Nécessité de contre-discours
Autant d’évolutions qui secouent les cordons politique et médiatique, en plus d’un travail de sape de ces outils mené ces dernières années par des figures de droite jouant sur la transgression permanente. À l’instar de George-Louis Bouchez, président du Mouvement Réformateur (MR), qui verrait bien disparaître ce dispositif. Dans cette logique, le Centre Jean Gol, le centre d’études de l’action libérale et outil de guerre culturelle du MR, affirme que le cordon médiatique serait même « instrumentalisé par la gauche et détruirait le pluralisme idéologique voire alimenterait la polarisation et l’intolérance ». Un renversement de valeurs inquiétant.
Face à ces effritements démocratiques, l’importance des luttes menées par la société civile est indispensable. Dans une de ses analyses, Benjamin Biard, chargé de recherches au CRISP, regroupe les différentes composantes de la société civile sous la clairvoyante appellation de « cordon sanitaire citoyen et éducatif ». Cordon qui selon lui remplit six rôles-clés face à l’extrême droite. Des rôles qui s’entremêlent parfois et se renforcent : l’information et la communication ; le travail éducatif et culturel ; la pression sur les autorités publiques ; la poursuite judiciaire des acteurs d’extrême droite ; la défense des victimes ; le rempart physique.
Vu l’extrême-droitisation croissante des discours politiques dans la sphère publique, dans les médias et sur internet, la nécessité de se saisir de manière collective de la problématique est devenue une évidence au sein de la société civile. D’aucuns, en Wallonie et à Bruxelles, appellent à renforcer ces rôles et les synergies entre les différents acteurs militants et institutionnels afin de déployer avec plus de vigueur un cordon sanitaire citoyen. Pour que les actions de lutte et la diffusion de contre-discours se multiplient. Que ce soit sur le terrain, en empêchant des membres de l’extrême droite de distribuer des tracts ou de tenir réunion, comme le fait notamment le Front Antifasciste de Liège 2.0. et d’autres collectifs de la Coordination antifasciste de Belgique. Ou via des outils pédagogiques et actions de sensibilisation, dans les écoles et les entreprises, comme les mènent notamment La Cible asbl qui promeut les valeurs démocratiques depuis 2004. Zoé Fauconnier, chargée de projet à La Cible, constate l’importante percolation des discours d’extrême droite au sein des publics durant ses animations. Et de rappeler la nécessité d’organiser un réseau de lutte en se syndiquant, en soutenant (financièrement) les associations, en invitant un maximum de villes à voter une motion « ville antifasciste », etc. L’asbl œuvre aussi à la mise en place d’un cordon sanitaire citoyen sur les réseaux sociaux. La Cible a d’ailleurs développé Clic-gauche.be, une plateforme interactive qui permet de débusquer les intoxs, de les dénoncer et de les contrer en occupant l’espace numérique. Car comme nous le souligne Rosario Marmol-Perez, animatrice politique et culturelle à La Cible : « Chaque petite victoire est importante pour mettre un terme à cette bataille culturelle menée par l’extrême droite ».
- La fenêtre d’Overton, ou « fenêtre de discours », est une théorie politique développée par Joseph P. Overton, lobbyiste, juriste et politologue américain qui déterminerait le périmètre de ce qui peut être dit et discuté au sein d’une société. On parle « d’ouvrir la fenêtre d’Overton » dans le but délibéré de faire passer des idées extrêmes ; un procédé de plus en plus souvent utilisé par les partis d’extrême droite et de droite radicale.