Entretien avec Olivier Starquit

Face à l’extrême droite : « Il faut que la gauche aille sur les terrains des émotions et du rêve »

Oli­vier Star­quit qui écrit régu­liè­re­ment dans nos pages vient de publier Le poing, la rose et le putois. Cette étude revient notam­ment sur la manière dont l’extrême droite – le Putois — est venue bra­con­ner sur des ter­ri­toires aban­don­nés par la gauche. Une gauche qui ne tend plus le Poing, c’est-à-dire qui n’organise plus un rap­port de force suf­fi­sant pour défendre les travailleur·euses du fait de son accep­ta­tion des règles néo­li­bé­rales. Une gauche aus­si, la Rose, qui peine à créer des hori­zons dési­rables lui per­met­tant de cap­ter les colères et insa­tis­fac­tions popu­laires pour pro­po­ser des chan­ge­ments sociaux. Au lieu de lais­ser l’extrême droite s’emparer des frus­tra­tions sociales pour dérou­ler son pro­jet réac­tion­naire, il faut, prône Oli­vier Star­quit, au plus vite retrou­ver une conflic­tua­li­té per­due et le che­min des uto­pies sociales. Et ne plus se lais­ser dic­ter son agen­da par la droite et l’extrême droite. Bref, tra­cer son propre sillon pour chan­ger la vie.

Dans votre livre, vous montrez que la transgression a aujourd’hui changé de camp. La gauche serait en quelque sorte devenue un rouage du système tandis que l’extrême droite a développé un récit pour se rendre cool et rebelle et se présenter comme vecteur de changement. Comment l’extrême droite est-elle arrivée à imposer ce récit ?

D’abord, il faut pré­ci­ser que ce n’est pas seule­ment l’extrême droite qui arrive à impo­ser le récit selon lequel ce serait la gauche qui serait has been et obso­lète, mais c’est aus­si la droite. Ensuite, oui, la pos­ture de rébel­lion contre un sys­tème, long­temps incar­né par la gauche, avec par exemple Mai 68, est aujourd’hui assi­mi­lée à la droite et à l’extrême droite. Par exemple, le pré­sident Javier Milei s’est fait élire en Argen­tine en déve­lop­pant l’image de quelqu’un qui ne res­pec­tait rien, qui fai­sait fi des normes en vigueur, et qui bri­sait les codes. A contra­rio, la gauche joue géné­ra­le­ment en sui­vant les règles du jeu. Et de plus, elle est sou­vent dans une posi­tion de défense des conquêtes sociales. Un véri­table filon pour la droite et l’extrême droite qui uti­lisent cette pos­ture pour l’accuser de conservatisme.

En Bel­gique fran­co­phone, pour les élec­tions de juin 2024, la gauche a ain­si jugé oppor­tun de défendre les conquêtes sociales et de défendre, à rai­son, tous·tes les travailleur·euses — fussent-ils chômeur·euses. Hélas, cela a été exploi­té par la droite, MR et Enga­gés, pour dénon­cer une pos­ture défen­sive, has been et qui en plus défen­drait les pré­ten­dus « assis­tés », ces « pro­fi­teurs du sys­tème ». Une rhé­to­rique gagnante pour le moment contre laquelle aucun contre-dis­cours n’a été éla­bo­ré. Pour­tant, on aurait pu, par exemple, se baser sur cette idée mar­xienne de « l’armée indus­trielle de réserve », c’est-à-dire l’idée que s’en prendre aux droits des chômeur·euses, c’était en fait s’attaquer aux tra­vailleurs et tra­vailleuses-mêmes puisque les chômeur·euses sont le meilleur outil que les patrons pos­sèdent pour faire pres­sion à la baisse sur les condi­tions de tra­vail et les salaires. Bref que si à gauche on pre­nait la défense des chômeur·euses de longue durée, c’était bien pour défendre les salariés·e. Ce lien-là n’est plus fait, ni par le per­son­nel poli­tique ni par les électeur·trices. Il est à retisser.

L’extrême droite semble avoir trouvé des stratégies gagnantes. On constate qu’ils vont souvent se servir des procédures judiciaires à leur encontre pour se victimiser en disant : « voyez comme on dérange le système ». Démonter rationnellement et point par point leur programme porte peu auprès de leur électorat. Rappeler leurs racines fascistes semble aussi devenu inopérant… Que faire face à cette extrême droite qui parait pour ainsi dire invincible ?

Effec­ti­ve­ment, le rap­pel à la Deuxième Guerre mon­diale, même si c’est évi­dem­ment exact, ça ne marche plus. Les par­tis d’extrême droite diront que c’est de l’histoire ancienne, qu’ils ont chan­gé. Ce n’est pas ça qui va convaincre les électeur·trices de chan­ger de candidat·es. De même, le fait de démon­ter ration­nel­le­ment leurs argu­ments va rare­ment modi­fier l’opinion de celles et ceux qui prennent pour argent comp­tant tous les bobards et fake news qu’iels débitent à lon­gueur de temps, mais au contraire les confor­ter dans leur avis. C’est pour cela que je pense qu’il faut que la gauche aille plu­tôt sur les ter­rains des émo­tions et du rêve.

En France, je pense d’ailleurs que le suc­cès élec­to­ral du Nou­veau Front Popu­laire (NFP) est en par­tie la consé­quence de la mise en avant d’un pro­gramme poli­tique qui n’a pas cher­ché à être le plus réa­liste ou le plus prag­ma­tique pos­sible – ce qui est un écueil –, mais qui don­nait au contraire une série d’horizons dési­rables. C’est vers ça qu’on doit aller, et non pas un pro­gramme chif­fré par le Bureau du Plan : quelque chose qui ose faire rêver. Je ne crois pas en effet qu’on aurait obte­nu beau­coup de nos conquêtes sociales si on avait dû les faire « chif­frer ». La cam­pagne du NFP n’a pas cher­ché à faire la course à l’échalote du pro­gramme le plus réa­liste, mais a joué sur le désir et les uto­pies sociales : chan­ger la vie. Leurs affiches réa­li­sées par une mul­ti­tude de gra­phistes béné­voles ont enchan­té la cam­pagne. Il faut oser chan­ger la manière dont on fait de la poli­tique à gauche.

Une arme souvent utilisée à gauche contre l’extrême droite, elle aussi sans doute vouée à l’échec, c’est celle de mettre en avant leur incompétence supposée, leur nullité en communication. Cette position de mépris de la part de leurs détracteurs, dès lors perçus comme très arrogants, a même tendance à les rendre sympathiques auprès d’une frange de leur électorat populaire qui se sent elle-même globalement méprisée socialement. Cette critique basée sur l’incompétence peut-elle s’avérer contre-productive ?

En France, pen­dant l’entre-deux tours, le monde cultu­rel s’est levé contre l’extrême droite et a bat­tu cam­pagne avec les meilleures inten­tions du monde. Mais je me demande si ça n’a pas été effec­ti­ve­ment contre-pro­duc­tif car lar­ge­ment inter­pré­té par l’électeur d’extrême droite de base comme étant une mani­fes­ta­tion de plus d’une élite qui se moque de lui et lui dit quoi faire… lui don­nant alors une rai­son de plus d’aller voter extrême droite.

C’est pour­quoi il faut vrai­ment réflé­chir à ce qu’on fait, com­ment on le fait et évi­ter toute pos­ture pater­na­liste, qui peut être per­çue comme du mépris. Je pense qu’on rega­gne­ra cette élec­to­rat-là en le ren­con­trant sur le ter­rain d’une part. Et en déve­lop­pant des élé­ments et argu­ments qui font rêver d’autre part. Et ce qui fait rêver, ça peut être tout sim­ple­ment la réou­ver­ture d’un bureau de poste, d’un hôpi­tal, d’une école dans une zone où les ser­vices publics ont dis­pa­ru, là où il y a un fort besoin de lieux qui créent du lien social.

Un antidote puissant, ce serait donc de jouer sur cet imaginaire du service public comme « patrimoine de celles et ceux qui n’en ont pas » et défendre son redéploiement ?

Oui, tout à fait. Mais à condi­tion de ne pas se limi­ter à sim­ple­ment une atti­tude défen­sive des ser­vices publics tels qu’ils existent aujourd’hui. Il faut non seule­ment les sor­tir de la gangue néo­ma­na­gé­riale dans laquelle ils sont aujourd’hui coin­cés, mais aus­si adop­ter une atti­tude beau­coup plus offen­sive. C’est-à-dire pro­mou­voir la créa­tion de nou­veaux ser­vices publics ! Des ser­vices qui répondent aux demandes et besoins actuels des citoyen·nes. Il faut repar­tir du prin­cipe que chaque besoin humain fon­da­men­tal doit être cou­vert et orga­ni­sé par des ser­vices publics. Par exemple, on vit dans une socié­té où on ne peut plus vivre sans inter­net. On peut donc ima­gi­ner un ser­vice public d’internet qui s’occupe de le rendre acces­sible à tous et toutes.

L’extrême droite tente depuis quelques années dans ses discours de s’approprier la question sociale pour capter le vote populaire. Or, pendant la campagne française, on a vu des candidat·es RN acculé·es, forcé·es d’admettre que non, iels ne reviendraient finalement pas sur l’âge du départ à la retraite ou n’augmenteraient pas le salaire minimum… Est-ce que montrer que l’extrême droite a en réalité à cœur de ne pas effrayer le grand capital peut constituer une brèche à exploiter ?

Il est impor­tant de, dès que c’est pos­sible, décons­truire ce qu’on appelle « la pos­ture sociale nati­viste » de l’extrême droite [Le nati­visme est l’idée selon laquelle le degré d’appartenance à une nation se mesu­re­rait en termed’« ancien­ne­té » – NDLR]. Mon­trer à quel point il existe un déca­lage entre des dis­cours se vou­lant très « sociaux » et les votes de leurs élu·es qui ne vont jamais sou­te­nir une mesure sociale concrète pour effec­ti­ve­ment ne pas effrayer le capi­tal. Cette stra­té­gie visant à « éclai­rer le vam­pire » peut s’avérer payante pour toute une par­tie de leur élec­to­rat qui va dès lors s’apercevoir de la super­che­rie. L’extrême droite a voté contre une Direc­tive sur le salaire mini­mum au niveau euro­péen. Iels ne se sont jamais oppo­sés au pas­sage de la retraite à 67 ans en Bel­gique en 2014, etc. Les exemples sont nom­breux prou­vant qu’ils ont sys­té­ma­ti­que­ment un com­por­te­ment au niveau par­le­men­taire en faveur du banc patro­nal, ça il faut le mon­trer évidemment.

Par ailleurs, il faut aus­si rap­pe­ler que leur pro­gramme « social » repose en grande par­tie sur des mesures qui ne seraient acces­sibles qu’aux « locaux » avec une logique où l’on réserve par exemple l’accès aux loge­ments sociaux aux seul·es « Belges de souche ». Or, iels savent bien que c’est anti­cons­ti­tu­tion­nel et que cela ne pas­se­ra pas le cap de la Cour consti­tu­tion­nelle. C’est ce que le RN pro­meut en France depuis des décen­nies sous le terme de « pré­fé­rence nationale ».

L’extrême droite a aus­si dans son ADN l’idée de divi­ser les travailleur·euses en stig­ma­ti­sant les pré­caires et chômeur·euses pour les oppo­ser aux travailleurs·euses. Des mesures dis­cri­mi­na­toires sont par exemple déjà ten­tées en Flandre comme celle que pro­pose le ministre du Loge­ment, Mat­thias Die­pen­daele (N‑VA), qui veut rendre prio­ri­taires les per­sonnes « au tra­vail » dans l’accès aux loge­ments sociaux. Mais là encore, ce devrait être pro­chai­ne­ment blo­qué par le Conseil d’État.

Ça touche à un autre point : pas besoin que l’extrême droite soit au pouvoir pour que leurs idées soient reprises par des dirigeant·es et mises en place. Par quel truchement cela peut-il se produire ?

Effec­ti­ve­ment, pas besoin qu’elle soit au pou­voir pour l’exercer… En termes d’hégémonie cultu­relle, on a assis­té à une véri­table nor­ma­li­sa­tion et bana­li­sa­tion de ses idées dans le dis­cours poli­tique. Ces idées ont per­co­lé et se tra­duisent par la suite en mesure et lois déci­dées géné­ra­le­ment par des par­tis tra­di­tion­nels de droite, mais pas seule­ment. En Bel­gique, bon nombre de pro­po­si­tions du « Plan en 70 points » sur l’immigration émise par le Vlaams Blok en 1992 (« 70-pun­ten­plan ») ont ain­si été mises en œuvre ces der­nières décen­nies par tous les par­tis tra­di­tion­nels. Je pense à la créa­tion d’un poste de secré­taire d’É­tat à l’Im­mi­gra­tion, à la mul­ti­pli­ca­tion des centres fer­més pour étranger·ers, aux expul­sions col­lec­tives, à l’établissement d’une liste des pays sup­po­sés sûrs et pour les­quels leurs ressortis­sant·es auront par consé­quent moins de chances d’ob­te­nir l’a­sile, au dur­cis­se­ment des condi­tions d’obtention de la natio­na­li­té belge…

Par ailleurs, on l’a consta­té lors des der­nières élec­tions, il semble que par­ler comme l’extrême droite s’avère une stra­té­gie élec­to­rale payante. Quand Pierre-Yves Jeho­let (MR) va dire en sub­stance dans un débat télé­vi­sé à Nabil Bou­ki­li (PTB), un dépu­té belge d’origine magh­ré­bine, que si les règles ne lui plai­saient pas, alors il pou­vait ren­trer chez lui, on est dans un racisme pur et dur. Ce n’est pas un déra­page, comme on a pu le pen­ser à l’époque, mais cela a en réa­li­té consti­tué un véri­table appel du pied à un cer­tain élec­to­rat. Et de fait, au lieu de cau­ser des dom­mages au MR, cette séquence lui a au contraire per­mis de cap­ter un élec­to­rat raciste. Car loin de la bron­ca et des réac­tions outrées sur les antennes des médias tra­di­tion­nels, sur les réseaux sociaux, sa sor­tie a été saluée par une frange de l’extrême droite comme un « il dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Aujourd’hui, on peut donc consi­dé­rer qu’il y a un bonus aux dis­cours d’extrême droite qui est donc repris par des politicien·nes de droite par stra­té­gie et pur cal­cul poli­tique. C’est d’autant plus dan­ge­reux que la parole extré­miste échappe de ce fait au cor­don sani­taire et a donc de nou­veau droit de cité sur les ondes francophones.

On l’a évoqué, une des stratégies de l’extrême droite, c’est de s’adresser aux déclassé·es socialement en leur promettant, par le biais de la « préférence nationale », une meilleure place dans la hiérarchie sociale. Est-ce que le succès électoral que provoque cette promesse est d’autant plus fort que la gauche a eu tendance à négliger la question sociale voire à participer à diffuser des idées néolibérales antisociales ?

Depuis 1989 et la chute du Mur, les par­tis socio­dé­mo­crates ont déci­dé de ne plus lut­ter contre le capi­ta­lisme, mais de l’accompagner. C’est la « Troi­sième voie » ou « le Nou­veau centre » en Alle­magne. Avec cet aban­don, rien n’a empê­ché le logi­ciel néo­li­bé­ral d’entrer dans les têtes de chacun·e de manière pro­fonde. Et au bout de plu­sieurs décen­nies, on doit bien finir par payer les pots cas­sés. Les gens se sentent aban­don­nés parce qu’on a lais­sé les ser­vices publics réduire leur champ d’action, se déli­ter, fer­mer. Qu’on songe seule­ment à l’Hôpital public… Il est même dans un pire état encore qu’avant la pan­dé­mie où on avait pour­tant pu consta­ter toute la néces­si­té de réin­ves­tir cet outil en moyens finan­ciers et humains, d’améliorer les condi­tions de tra­vail et de reve­nir à un mode de ges­tion plus proche des besoins de san­té des patient·es et de la logique du soin (et non pas de la vente de soins). Mais la logique néo­li­bé­rale ultra­pré­gnante a empê­ché toute évo­lu­tion en ce sens, au contraire. On peut aus­si pen­ser à l’accélération de la numé­ri­sa­tion d’administrations ou ser­vices d’action sociale, là encore durant la crise sani­taire liée au Covid, au risque de lais­ser sur le car­reau bon nombre de per­sonnes en situa­tion de fra­gi­li­té numérique…

Ce sen­ti­ment d’abandon des citoyen·nes, qui se tra­duit par l’état de déli­ques­cence de nos ser­vices publics, est l’une des prin­ci­pales sources du vote d’extrême droite. Cette colère-là est cap­tée par l’extrême droite d’autant plus que les par­tis de gauche ont eu la fâcheuse ten­dance à les aban­don­ner à leur triste sort. Et cela ne va mal­heu­reu­se­ment pas s’arranger avec le car­can aus­té­ri­taire euro­péen concer­nant les bud­gets des États qui se pro­filent à l’horizon. Car c’est encore dans les soins de san­té et dans les ser­vices publics qu’on va aller sabrer. Ce qui risque de nour­rir encore plus ce res­sen­ti­ment, donc l’extrême droite. À moins que ne s’élabore une riposte de gauche digne de ce nom…

Et qu’on se sou­vienne que lors de la pan­dé­mie, du jour au len­de­main, on s’est affran­chi de ce car­can bud­gé­taire euro­péen : il n’existait plus ! Donc si ça a été pos­sible à ce moment-là, ça devrait être envi­sa­geable concer­nant d’autres défis tout aus­si exis­ten­tiels pour les habitant·es de ce pays, pour les urgences sociales ou envi­ron­ne­men­tales aux­quelles on fait face.

Est-ce que le propos général de votre livre c’est de montrer que ce n’est pas tant l’extrême droite qui est actuellement très performante, mais qu’elle profite d’une profonde crise de la démocratie. « Re-démocratiser la démocratie » pourrait-il permettre de couper les dynamiques qui portent l’extrême droite ?

La clé c’est jus­te­ment la démo­cra­tie. Mais la démo­cra­tie pas telle qu’elle fonc­tionne actuel­le­ment. C’est-à-dire par la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive loin des citoyen·nes, celle des petits jeux de poli­tique poli­ti­cienne. Il y a un véri­ta­ble­ment enjeu de repo­li­ti­sa­tion de la socié­té et de réap­pro­pria­tion de la chose publique : ne plus faire comme si la poli­tique et les prises de déci­sions devaient se faire au-des­sus des citoyen·nes, mais le faire avec eux. La démo­cra­tie, ça n’est pas qu’aller voter une fois tous les cinq ans. Elle com­mence dans les entre­prises c’est la démo­cra­tie éco­no­mique. S’il n’y a pas une reprise en main de la chose démo­cra­tique, si les par­tis ne com­prennent pas et n’accompagnent pas ce besoin, alors on va conti­nuer de nour­rir le dégoût, le res­sen­ti­ment et pro­vo­quer le rejet. Ça ne peut que ren­for­cer l’extrême droite.

Est-ce que le 9 juin 2023, on a échappé au pire avec un succès du Vlaams Belang moindre que prévu ou est-ce que ce sont des résultats en trompe‑l’œil ?

Une chose qui m’a sem­blé frap­pante au niveau du trai­te­ment média­tique des résul­tats élec­to­raux, c’est qu’on a dit qu’en Bel­gique, « ouf, on l’a échap­pé belle » parce que le Vlaams Belang (VB) n’avait pas obte­nu une majo­ri­té avec la N‑VA… Mais ce fai­sant, on oublie bien vite que c’est ce par­ti qui a gagné les élec­tions en termes de nombre d’électeur·trices. Et qu’il pro­gresse de manière constante depuis plu­sieurs années. Ça aurait quand même dû inter­pel­ler ! En Flandre, on est dans un état de sidé­ra­tion. En Bel­gique fran­co­phone, c’est plus du déni. D’autant que le haut score du MR a occul­té le fait que le VB avait réa­li­sé une pro­gres­sion historique.

On a coutume de dire qu’en Belgique francophone il y a très peu d’extrême droite, en tout cas pas organisée. Pourtant, les discours d’extrême droite sont eux fréquents. Comment se jouent les choses côté francophone ?

Le 10 juin 2024, la seule bonne nou­velle pour nous qui sommes de gauche, c’est le fait que l’extrême droite n’a pas obte­nu un seul élu en Bel­gique fran­co­phone. C’était réjouis­sant et c’est notam­ment le fruit du tra­vail des fronts anti­fas­cistes. Par contre, comme on l’a déjà évo­qué avec la sor­tie de Jeho­let, les pro­pos qui flirtent avec des dis­cours d’extrême droite se sont mul­ti­pliés et ont sou­vent été le chef de membres du MR. Des élé­ments de lan­gage de l’extrême droite se retrouvent petit à petit et de manière insi­dieuse dans les dis­cours poli­tiques de la droite voire au-delà, dans la popu­la­tion plus géné­ra­le­ment. C’est comme ça que l’hégémonie cultu­relle se dis­sé­mine. On sait que par­ler avec les mots de l’adversaire, c’est rendre les armes. On risque de se retrou­ver bien dému­ni le jour où on uti­li­se­ra exclu­si­ve­ment leurs termes.

Chez nos voi­sins fran­çais, ce phé­no­mène est éga­le­ment à l’œuvre. Voir le pré­sident de la Répu­blique fran­çaise lui-même, Emma­nuel Macron, reprendre des termes issus du vocable de l’extrême droite tels que « ensau­va­ge­ment », « déci­vi­li­sa­tion », ou « immi­gra­tion­nisme » est assez déso­lant en termes de pol­lu­tion lexi­cale du débat public. C’est sa fameuse stra­té­gie dite de « tri­an­gu­la­tion », des appels du pied élec­to­ral à l’extrême droite par l’usage de cer­tains termes qui leur sont propres. C’est catas­tro­phique car cela ne fait que ren­for­cer et légi­ti­mer le dis­cours de l’extrême droite.

Un grand récit, celui de l’invasion migratoire et du « grand remplacement », né au sein de l’extrême droite et au départ confidentiel, tend à devenir de plus en plus grand public et en tout cas trouve peu à peu sa place au sein des droites. Quel grand récit à gauche pourrait-on lui opposer concernant les migrations ?

Ce que je veux d’abord dire peut paraitre para­doxal, mais je pense que le grand rem­pla­ce­ment est à prendre comme un fait. Sta­tis­ti­que­ment et démo­gra­phi­que­ment, c’est effec­ti­ve­ment ce qui se passe, et c’est très bien comme cela. La der­nière par­tie de ma phrase est impor­tante : « et c’est très bien ». Qu’on le veuille ou non, on vit dans une socié­té de plus en plus diver­si­fiée. C’est une bonne chose en soi.

Ensuite, je ne suis pas per­sua­dé que ça soit en foca­li­sant sur le récit de l’adversaire qu’on va gagner. C’est-à-dire que par rap­port à ce récit-là, il faut appor­ter un récit plus fort. Alain Deneault au sujet de la « gou­ver­nance » disait qu’il fal­lait « en rire et puis pas­ser à autre chose ». C’est la même chose avec toutes les chausse-trappes que la droite nous met dans les pieds. Pour­quoi perdre du temps à répondre aux accu­sa­tions de « wokisme » ? On s’en fout, ça n’est pas un débat. Allez hop, on les ignore, on éva­cue ces faux débats pour reve­nir sur le ter­rain des vrais sujets qui nous concernent tous·tes. C’est-à-dire des condi­tions de vie de chacun·e. Se poser des ques­tions comme : Vers quoi on veut aller ? Quel chan­ge­ment dans la vie des gens on veut pro­vo­quer ? Com­ment est-ce qu’on le met en place ? Avec quels outils ? Ce sont ces débats de socié­té dont on a besoin, pas de leurs foutaises.

Je ne pré­tends pas avoir la solu­tion, mais il faut déve­lop­per un récit qui, plu­tôt que de repo­ser sur la peur, tra­vaille sur l’espoir. Un récit qui pré­sente des uto­pies concrètes et qui fait rêver. L’extrême droite et la droite uti­lisent des pas­sions tristes et des peurs, on le sait. Notre devoir, c’est de tenir un récit qui capte la colère pour la faire aller vers l’espoir. Je pense que tous les mou­ve­ments de gauche doivent prendre le temps de la réflexion et pré­sen­ter un pro­jet digne de ce nom. C’est-à-dire qui nous fait nous pro­je­ter, qui fait rêver. Le redé­ploie­ment des ser­vices publics qu’on évo­quait, mais aus­si la ques­tion de la re-démo­cra­ti­sa­tion de la démo­cra­tie et la ques­tion de la redis­tri­bu­tion des richesses via une réforme fis­cale juste et digne de ce nom. Plus glo­ba­le­ment, retrou­ver un cadre de conflic­tua­li­té orga­ni­sée tel que la lutte des classes… Bref, dérou­ler de nou­veau une lec­ture clas­siste pour concur­ren­cer la pro­po­si­tion raciste de pré­fé­rence nationale.

Olivier Starquit, Le poing, la rose et le putois, Territoires de la mémoire, 2024

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