Les années 1980, c’est l’arrivée du néolibéralisme en Belgique, est-ce là qu’il faut remonter pour comprendre ce que vit la gauche aujourd’hui ?
Cette période est importante pour les militantes et militants de gauche pour comprendre comment le néolibéralisme en culture depuis quelque temps aux États-Unis avec Reagan et en Europe avec Thatcher arrive chez nous. Et comment ces théories – dont l’État social actif — infusent alors partout jusque dans le Parti socialiste. Cela marque les grands débuts des politiques gestionnaires. Les victoires acquises tout au long du 20e siècle [Sécurité, sociale, droit du travail, services publics. NDLR] ont petit à petit été détricotées à l’intérieur de cadres néolibéraux qui ont martelé : « On dépense trop d’argent public », « Attention, la Sécurité sociale coûte trop cher » ou encore « Il faut faire attention au déficit ». Ces avancées du capitalisme ont eu pour effet une fragmentation sociale, une compétition pour les ressources et une montée de l’individualisme.
Les années 1980 sont le moment de bascule. Toutes les grandes institutions qui façonnaient nos États sociaux sont devenues trop lourdes, vétustes, inadaptées. Il fallait libéraliser à tout prix pour faire de la place au marché et à des activités économiques plus en phase avec l’époque. Tout le challenge d’aujourd’hui est d’imposer un autre cadre, véritablement subversif. Il nous faut parler de la Sécurité sociale comme d’un investissement. C’est en ça que la bataille culturelle prend du temps, demande du courage et n’est pas toujours en phase avec le temps électoral.
Vous dites que cette guerre culturelle se gagnera sur le terrain. Vous parlez aussi de bataille pour les « frames ». Qu’entendez-vous par là ?
Je considère la politique comme un rapport de forces. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut amener une manière de faire de la politique qui soit empathique, à l’écoute, démocratique, coopérative et éthique. C’est en cela que la bataille culturelle — ou plutôt l’hégémonie culturelle comme l’a nommé Gramsci — est un passage indispensable pour qui veut combattre la classe dominante et les discours conservateurs. Il faut pour ce faire être visible dans les médias (y compris sociaux), envahir le langage courant et imposer ses concepts dans le débat public et le milieu académique. Et être sur le terrain évidemment. Dans le contexte actuel où les droites populistes amènent une manière brutale et autoritaire de faire de la politique, la gauche ne peut s’effacer. C’est là qu’intervient la bataille pour les frames, concept développé par le linguiste américain George Lakoff. Un frame, c’est un cadre cognitif et moral qu’on crée pour activer des idées. Ces cadres narratifs chauds sont liés à des expériences émotionnelles. Exemple : « l’État obèse » ou « le poids de l’impôt » sont des frames de droite. « Les épaules les plus larges » ou « notre maison brûle » [À propos du climat. NDLR] sont des frames de gauche. Il est nécessaire de travailler sur des frames propres à la gauche et d’y faire rentrer le débat public. Car ce qui rend le débat compliqué, voire impossible, c’est quand les gens ont des frames différents sur un même sujet. C’est en ça que la bataille culturelle est une bataille pour les frames.
Après les inondations de 2021, la cheffe liégeoise Charlotte Depierreux a préparé plus de 10 000 repas aux personnes sinistrées. C’est ça, un frame avec de la solidarité chaude ?
Le soutien aux victimes après les inondations est un bon exemple de solidarité chaude. Beaucoup de gens se sont mobilisés.
Du point de vue de la psychologie sociale, les gens ne sont pas automatiquement soit de gauche, soit de droite. Il y a un curseur. Et certaines personnes peuvent voter à droite mais être particulièrement solidaires dans leur quotidien. C’est pourquoi je pense qu’auprès de certains publics populaires, il vaut mieux d’abord expérimenter la solidarité chaude via des expériences concrètes, plutôt que de venir d’emblée avec un discours froid sur la solidarité, en parlant de sécurité sociale, par exemple. Tout le monde peut expérimenter et apprécier la solidarité chaude dans son quotidien ou via un moment de vie particulier. Appuyer sur ces moments en les créant, en étant présent, en les racontant, en utilisant des métaphores pour expliquer des choses plus abstraites permet, selon Georges Lakoff, d’activer les systèmes neuronaux associés à une morale progressiste.
L’ancrage de terrain, dans une optique de bataille culturelle, a aussi vocation à faire évoluer les gens moralement par leurs expériences de vie. C’est d’ailleurs ce qu’explique Sarah Stein Lubrano dans son ouvrage Don’t talk about politics : les débats politiques ne font quasiment plus changer l’avis des gens. Lubrano considère que c’est le fait de pouvoir côtoyer un entourage qui pense différemment qui crée une intelligence sociale. Grâce à une connexion au niveau des valeurs du vécu, sur des expériences, on peut renouer un dialogue et débattre à nouveau. C’est donc là que les collectifs et les militant·es doivent être pour renouer du lien interindividuel. Sans tomber dans la récupération. C’est là tout le travail des formations de l’éducation permanente, il y a une posture, une écoute active et un travail de savoir-être essentiels.
L’accès à des soins pour toutes et tous nous éclaire sur la bonne santé de notre société. Le modèle communautaire des maisons médicales est-il la bonne réponse à la problématique de la médecine à deux vitesses ?
Les maisons médicales sont vraiment un modèle à soutenir, renforcer et promouvoir parce que très ancrées au niveau local. Elles promeuvent la santé communautaire et le lien social, notamment grâce à des groupes de patients, qui sont la voix des usager·ères. C’est l’exemple type sur lequel il faut s’appuyer pour le redéploiement de terrain. L’enjeu des maisons médicales est – théoriquement – de favoriser une diversité de patient·es. Le système au forfait permettant à des personnes plus aisées de donner accès aux soins à des patient·es plus précarisé·es.
Les maisons médicales ont la capacité de mettre ensemble des patient·es qui ont une problématique commune. Et cela est le mécanisme préliminaire à une forme de conscience de classe. Soit on peut voir des causes communes aux problèmes de santé, soit on peut voir des causes communes au fait qu’on n’arrive pas à se soigner. Et inévitablement, la solution qui peut en ressortir prendra la forme d’une action collective, de l’entraide, etc. On sort d’une logique d’infantilisation pour donner du pouvoir à toutes et tous. Les groupes de patient·es sortent les gens d’une logique individualiste tout en créant des lieux d’écoute active et d’empathie, qui manquent aussi cruellement.
Dans votre ouvrage, il est question de croisement des luttes et d’une nécessaire union des gauches. Parce que pour le moment, c’est chacun pour soi ?
Il y a un quadrillage de terrain à faire. On doit partir des organisations, des associations, des petits collectifs qui existent déjà et qui ont identifié un enjeu qui pose problème aux personnes de leur entourage ou des besoins non comblés. À partir de là, pour chacun des publics, des « régions », on pourra développer une stratégie qui leur sera propre en bonne intelligence avec les publics et les « personnalités-pont », faisant le lien entre ces publics et des organisations porteuses de discours plus politiques. Et au départ de ces foyers, créer des connexions plus larges, de plus en plus éloignées. L’enjeu est de ne pas cloisonner les projets, de ne pas fonctionner en silo. L’union des gauches passe aussi par l’union des projets progressistes sur le terrain : mutualiser des moyens, de la logistique, des savoirs, faire se rencontrer des publics différents et créer ainsi un écosystème. C’est l’enjeu à la fois au niveau micro et au niveau macro. Tout est dans tout. On ne doit pas isoler l’écologie d’un côté, le féminisme de l’autre… Les luttes se croisent.
Au cœur de la bataille, il y a les services publics. Comment s’y prendre pour redorer leur blason voire mieux, les rendre « sexy » ?
Le refinancement et la logique de services publics, cela fait partie de la guerre culturelle. Les adversaires de la gauche jettent volontiers l’opprobre sur les fonctionnaires, les coûts, l’efficacité des services… Comme aimait le rappeler le linguiste américain Noam Chomsky, le meilleur moyen de rendre impopulaire un service public, c’est évidemment de le définancer pour pouvoir pointer son inutilité. On doit arriver à faire tout l’inverse. À nous de rendre « sexy » les services publics, de valoriser les métiers et les personnes qui y travaillent. Si on compare notre situation avec les États-Unis par exemple, c’est incroyable d’avoir des piscines à partir de 2 euros l’entrée, des bibliothèques communales, des centres culturels, des transports en commun qui restent accessibles. Dans les récits progressistes qu’il nous faut raconter, les petites histoires issues des services publics ont toute leur place. Comme des jeunes qui ont appris à nager grâce à la piscine communale ou approfondi un apprentissage via la bibliothèque communale. Malgré les définancements actuels, il faut raconter les victoires. Surtout maintenant. Et parler de dignité, d’émancipation via des services solides auxquels nous avons toutes et tous contribué.
Vous dites qu’il est nécessaire pour la gauche de reconstruire des histoires à raconter. Comment s’y prendre et surtout qu’est-ce qu’on va raconter ?
Avant même de trouver le grand récit, la nouvelle promesse de gauche, il faut savoir qu’au quotidien il y a des histoires de morale populaire progressistes à raconter. Elles sont là autour de nous, il faut juste savoir lesquelles mettre en avant. Quelle question thématique pourra être creusée via l’histoire et qu’est-ce que cela va apporter moralement ? Pour le savoir, pour le comprendre, il faut être présent sur le terrain, à la maison de jeunes du quartier, à l’association de patient·es… On raconte l’histoire de ce paysan qui nourrit les enfants dans les cantines scolaires de sa région, cette jeune qui a guéri son cancer grâce à l’hôpital public, cet ancien demandeur d’asile qui a ouvert son restaurant, etc.
Renouer affectivement avec les récits de gauche, c’est raconter des histoires dans lesquelles les gens peuvent rentrer car ils peuvent s’identifier à des personnages. Le plus difficile après est de trouver le fil rouge entre toutes ces histoires et le transférer dans le grand narratif de gauche et c’est souvent là qu’il y a un problème. Qu’est-ce qu’on promet aux gens s’ils embarquent avec nous dans l’aventure ? Et quels sont les antagonismes ? Si on a un « nous », c’est qui le « eux » ? Au nom de quoi on va se battre ? Tout cela forme une quête dans laquelle on veut embarquer les gens. On est très fort pour faire des mémorandums, sortir des catalogues de mesures. C’est bien de les avoir, mais ce n’est pas un récit. Le projet initial de la gauche, transformateur des modes de production et de redistribution des richesses, était particulièrement subversif. Alors pourquoi on n’ose plus le raconter comme on le faisait il y a un siècle ? Il faut retrouver l’audace d’être transgressif dans un contexte qui ne nous est pas du tout favorable. Il faut être à l’extrême opposé de ce que la droite populiste nous propose actuellement.
Pour remporter la bataille culturelle, vous dites qu’un politique subversif est nécessaire. Sans avoir la gouaille de Tchantchès, il nous faut donc oser désigner l’ennemi commun ?
En fonction du contexte culturel dans lequel on vit, les gens sont plus facilement disposés à recevoir une histoire ou l’autre en fonction de ce qu’ils ont déjà digéré comme histoires. Par exemple, à Liège, Tchanchès [Marionnette à tringle emblématique du folklore liégeois, vêtue du costume typique des ouvriers du début XXe siècle dans le nord de l’Europe. NDLR] fait partie des valeurs partagées sur lesquelles on peut rebondir pour pouvoir créer ou faire écho à nos propres narratifs. C’est en cela que les narratifs globaux doivent pouvoir être mis en culture dans certains espaces. Il faut les marier à un contexte local. Cela me fait penser à l’écrivaine et militante Juliette Rousseau qui a organisé en France la lutte contre le Rassemblement national au niveau local à partir de l’histoire régionale de la Résistance. Elle valorisait un patrimoine commun dont tout le monde était fier pour pouvoir en faire le moteur d’un vote contre le RN. En ce sens, l’histoire locale et les folklores ont ancré des valeurs très différentes mais qui ont des liens moraux sur lesquels on peut s’appuyer.
Mais attention, il faut aussi se détacher de l’idée – qui est notamment celle mise en scène par Tchanchès — que la gauche c’est uniquement la veuve et l’orphelin. Au début du 20e siècle, tenir ce discours avait du sens. La majorité de la population était une classe laborieuse assez homogène mais aujourd’hui les classes travailleuses sont très hétérogènes en termes d’aspiration, de contrat de travail, de métiers et même au niveau culturel. On a évidemment les classes précaires puis on a eu les classes moyennes — une classe dont les franges les plus basses font selon moi également partie des classes populaires. On doit recréer un « nous » plus universel, qui renvoie de l’égalité pour toutes et tous. On a besoin de remettre une forme d’universalité dans nos récits.
La difficulté n’est-elle pas de rester cohérent·e quand on arrive au pouvoir et qu’on n’a pas les pleins pouvoirs ?
Au-delà des coalitions, les règles politiques et économiques nous empêchent de faire tout ce que l’on voudrait faire effectivement. Si on doit s’opposer à des traités internationaux, il faudra passer devant une kyrielle de tribunaux. Oui, on peut revenir à des imaginaires de David contre Goliath, de Robin des bois… Pointer la disproportion de la force, avoir le courage d’y aller. Pour cela, il faut être honnête, sincère, oser dire qu’on est minorisé et que la lutte des classes, c’est justement tenter de récupérer le pouvoir qu’on n’a pas. Certain·es diront que ce n’est pas pragmatique. Moi, je crois qu’il faut essayer cette stratégie sur le long terme.
Il faut aussi que notre récit se fasse dans un véhicule adapté à son époque. Il faut oser se demander si la manière dont parlent et font de la politique les syndicats et certain·es acteur·ices de la société civile est encore adapté. Il faut trouver une nouvelle recette et c’est sans doute un mélange de terrain, de digital, de récits subversifs plus en phase. Et puis n’oublions pas que nos cerveaux, notre capacité d’attention et d’interaction ont changé. Il faut aussi intégrer ces ingrédients-là. Ce qu’a réussi à faire Banlieue-climat sur les questions environnementales. L’association française crée les conditions permettant aux habitant·es de classes populaires de devenir acteurs et actrices de changement au niveau de leur territoire, du local à l’international. Un bel exemple où on part de l’expérience de vie des gens pour pouvoir construire les récits plus macro.
La limite du côté subversif, c’est quand cela devient contre-productif, quand les discours vont servir ceux de nos adversaires. Par exemple le narratif anti-taxe. Il est certain qu’il y a des choses à raconter dans la manière dont il y a des taxes injustes qui arrivent à partir du moment où on définance les services publics. Mais ce narratif-là fait aussi écho au narratif anti-impôt de la droite « L’État me prélève mon argent et cela est injuste ». Autre exemple : la logique populiste qui personnalise les problèmes. Par exemple en France, on parle de « Macronie ». Cela ne va pas. Quand bien même on enlèverait Macron de l’équation, la situation ne s’améliorerait pas soudainement. Il fait sans doute partie du problème, mais c’est faux de dire que c’est lui le problème. Et c’est une pratique qui se fait aussi à gauche.
La Belgique est un pays de brassage, et pas seulement de houblon. Le brassage culturel est une base sur laquelle la gauche doit absolument travailler ?
La diversité, c’est un vrai défi dont la gauche doit évidemment s’emparer. Par exemple à Bruxelles, le « zinneke » [Du dialecte bruxellois. Petit chien sans race. Par extension toute personne d’origines mélangées. NDLR] est le symbole de cette diversité. Pratiquement plus personne ne revendique à Bruxelles un ancrage historique de souche, parce que Bruxelles, c’est justement ce patchwork de diversité où on essaie de coopérer et de s’accorder. Ça, c’est le récit de la diversité bruxelloise. Après, il faut dans la pratique créer des institutions qui font que les gens se croisent. Notamment en renforçant l’école publique pour que les jeunes d’origines socioculturelles et socio-économiques différentes puissent se côtoyer. Or, notre société telle qu’elle est organisée, individualiste et traversée par des discriminations structurelles, laissant chaque personne à ses propres difficultés, amène une forme de communautarisme. Nos trajectoires quotidiennes nous amènent trop peu à croiser des gens qui ne sont pas comme nous. Et ça, c’est un vrai défi de gauche, avant de prendre le pouvoir et après l’avoir pris. Comment lutter contre les inégalités, le déclassement social, les discriminations racistes ou sexistes, si nous n’arrivons pas à connecter avec les personnes concernées ? C’est pourquoi il faut aussi investir dans les comités de quartier, les comités de jeunes, les fan-clubs de foot… Ce sont des lieux qu’à tort on n’envisage plus comme des lieux politiques. Or, c’est là que beaucoup de choses se jouent.
L'étude Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires est consultable ici.
Cet entretien a été réalisé en déambulant dans le quartier liégeois d’Outremeuse, quartier populaire par excellence, qui a vu naître la marionnette Tchanchès et l’auteur Georges Simenon. Rendez-vous était donné au B3, la plus grande infrastructure culturelle de Wallonie, inaugurée en 2023. Le centre de ressources de la province de Liège a pris place sur le site de l’ancien hôpital de Bavière. Pendant près de deux siècles, Bavière a fait vivre le quartier en drainant chaque jour des milliers de patient·es, familles et soignant·es, jusqu’au milieu des années 1980. Notre parcours nous a aussi mené·es à la Maison médicale La Passerelle, au restaurant Côté cour, côté jardin, à l’Auberge de jeunesse Georges Simenon, à la Maison intergénérationnelle Le Chaleureux, à la Piscine communale d’Outremeuse et à l’Espace interculturel Aquilone. Autant de lieux porteurs d’histoire et de liens avec le mouvement social qui ont permis de dérouler le fil de l’analyse de Jérôme Van Ruychevelt Ebstein.
