Emmanuel Bayon

Les villes rendues visibles

Photos : André Delier

Manu Ten­tion alias Emma­nuel Bayon a 23 ans tout au plus, il a quelque chose d’attachant, quelque chose d’un jeune entre­pre­nant, jovial, sans pré­ten­tion. Et pour­tant, il fait du bien aux villes et aux gens, il répare de sa marque de fabrique, « la cou­leur rouge », les bobos des villes. Il a l’œil, l’attention et le talent. Ce jeune du nord de la France, la cas­quette sur la tête et le sweat assor­ti, s’est vu décer­ner en mars 2012 le prix des arts plas­tiques de la Pro­vince du Hai­naut. Ren­contre avec ce pan­seur de plaies urbaines.

Comment t’es venue l’idée de ces interventions urbaines et en quoi consistent-elles ?

Je me balade sou­vent en rue, je marche, je réflé­chis, je pense et c’est au fil de ces balades que j’ai remar­qué pas mal de trous dans le sol, des pavés man­quants, des choses qui étaient enle­vées, etc., et ces pavés man­quants l’étaient depuis longtemps.

C’est alors que J’ai eu l’idée de tra­vailler avec le bois, d’en faire mon maté­riau « fétiche ». Au cours de mes études à l’Académie des Beaux-Arts de Tour­nai, il y a deux ans d’ici, j’avais réa­li­sé une ins­tal­la­tion qui était une rampe d’accès pour per­sonnes han­di­ca­pées, elle avait été fabri­quée avec des maté­riaux de récu­pé­ra­tion, des palettes, des portes, etc.

Et il me res­tait encore toutes ces palettes, je déci­dais alors de ne rien jeter, il fal­lait néces­sai­re­ment que j’en fasse quelque chose. Il m’est donc venu l’idée de réuti­li­ser les cubes que l’on trouve sur les palettes et les faire vivre, prendre forme en tant que pavés avec une signa­lé­tique qui est le rouge : celle du dan­ger, la Croix-Rouge, la demande d’attention, de vigi­lance etc. Le rouge n’a rien à voir avec une quel­conque colo­ra­tion poli­tique. Cette signa­lé­tique je l’avais déjà uti­li­sée lors d’un pré­cé­dent tra­vail mais qui ne visait pas du tout la même optique, il s’agissait d’un tra­vail sur le thème du facteur.

Un personnage de facteur ?

Oui, oui celui qui dépose le cour­rier. Mais ce n’est pas le tra­vail en lui-même qui était inté­res­sant sur ce coup-là, c’était sur­tout les rela­tions humaines, pou­voir tis­ser un lien social avec les gens. C’était essen­tiel­le­ment la démarche de ce pro­jet qui m’avait séduit rien à voir à prio­ri avec ce que je fais actuel­le­ment. Mais iro­nie du sort, fina­le­ment, ce lien social je le retrouve dans la tra­jec­toire artis­tique que je me suis fixée. En effet, le fait d’aller répa­rer les sols, muni de mes pavés en bois dans un grand sac par-des­sus mon épaule…c’est un enga­ge­ment social selon moi ! En tout cas c’est de cette façon que j’ai com­men­cé. La pose des pre­miers pavés a pris court depuis presque deux ans. Puis la tour­nure des choses a bien vite évo­luée, tout s’est très vite mul­ti­plié. Mon regard a été atti­ré vers du mobi­lier urbain qui était aus­si détruit, cas­sé ou abî­mé. J’ai mis mon art au ser­vice des bancs publics puis en appui aux vitres des cabines télé­pho­niques qui volaient en éclats. Ensuite, je me suis inté­res­sé au mal­heu­reux état des gout­tières, puis des bar­rières « invi­sibles » le long de l’Escaut. J’ai remar­qué pas mal de bar­rières et ram­bardes cas­sées ou deve­nues inexis­tantes au fil du temps. J’ai alors mesu­ré le dan­ger qu’elles repré­sen­taient. Il n’était pas rare de voir pas­ser des enfants vrai­ment tout près et je me suis dis qu’il suf­fi­sait qu’ils tré­buchent et pata­tras un enfant tom­bé dans l’Escaut ! J’ai donc com­men­cé à fabri­quer ces bar­rières et à les ins­tal­ler. Mine de rien, J’en ai déjà posé une tren­taine. Ce qui est assez drôle aujourd’hui, c’est qu’il y en a quelques-unes qui ont été enle­vées et répa­rées. La ville est pas­sée par-là et a com­pris le mes­sage visiblement…

Tu es un peu connu dans Tournai ? On t’a désigné « le soigneur des villes ». C’est une appellation qui te correspond bien ? L’idée d’aider les gens tout en réparant des choses qui pourraient devenir sur le long terme dangereuses pour eux ?

Oui, les gens com­mencent à me connaître. Puis, j’ai fait beau­coup d’interventions sur Tour­nai, mes pre­mières « ébauches » ont pris nais­sance dans cette ville. Main­te­nant, mes actions envi­ron­ne­men­tales ont com­men­cé à se déve­lop­per hors de Tour­nai, dans le nord de la France ain­si qu’à Bruxelles. Notam­ment en face du Palais des Beaux-Arts, à l’arrêt de tram Koning, dans la rue Haute, le quar­tier des Marolles, des pavés et des dos­siers de bancs publics rem­pla­cés, tou­jours en bois évi­dem­ment. A Pâques je suis par­ti exé­cu­ter quelques répa­ra­tions dans une petite ville espa­gnole près de Valence. Et je ne compte pas en res­ter là…

Tu es originaire du Nord-Pas-de-Calais ?

Oui, je viens du Pas-de-Calais, de Nœux-les-Mines plus pré­ci­sé­ment à côté de Béthune. Là-bas, j’ai com­men­cé à faire des répa­ra­tions en gare de Béthune, là où les portes des cabines télé­pho­niques étaient cas­sées. Puis en che­min je me suis arrê­té à Bavay et à Nœux-les-Mines où sur le quai de gares, les abris de train étaient dans un grave état de déla­bre­ment. J’ai répa­ré encore et tou­jours. A Bul­ly-les-Mines aus­si. On peut suivre faci­le­ment mes inter­ven­tions en pre­nant le train de ce côté, le rouge y domine !

Au fur et à mesure, le temps joue en ma faveur, je me déplace un peu par­tout, j’élargis mes tra­jec­toires. L’idée étant qu’au volant de ma camion­nette, lorsque je me retrouve en tous lieux, j’ai tou­jours quelques maté­riaux avec moi, quelques pavés, quelques bouts de bois déjà peints, et même par­fois il m’arrive de fabri­quer direc­te­ment sur place. Je répare alors en real time les choses qui peuvent l’être.

Tu comptes continuer dans ce type d’art ou tu as une idée plus précise ?

Dans le futur, bien sûr, je vais conti­nuer, je ne vais pas m’arrêter là et j’ai un tas d’idées qui naissent et sont dans la même logique, dans le même ordre des choses.

En ce moment, je suis occu­pé à tra­vailler sur des cages de buts de foot pour les implan­ter sur un ter­rain où il n’y en avait plus. Ce pro­jet se situe à tour­nai en face de la Caserne Saint-Jean. Pour cette inter­ven­tion, un ami m’a rejoint, son tra­vail consiste à tis­ser les pieds. On uti­lise pour ce pro­jet-ci des fils de récu­pé­ra­tion des écha­fau­dages, des filets de pommes de terre, etc. Quand le pro­jet sera abou­ti, il sera très colo­ré, très visible. Nous orga­ni­se­rons pour l’occasion un petit évé­ne­ment, un petit match de foot­ball avec les gens du quar­tier et nous pro­po­se­rons aux enfants de dis­pu­ter des matchs, etc. Encore une fois, la dimen­sion sociale qui m’habite sera au rendez-vous.

As-tu déjà rencontré des difficultés avec les autorités locales ou avec la police enraison de ces interventions sur la voie publique ?

Non, jusqu’à pré­sent pas la moindre. En ce qui concerne la police tour­nai­sienne, elle connaît un peu mon tra­vail car la presse locale com­mence à par­ler de mes tra­vaux. Ils voient plu­tôt en mes inter­ven­tions un geste salu­taire et citoyen. En tous cas, ils ne sont jamais venus m’interpeller. Quant aux gens, ils sont assez séduits par le côté esthé­tique, artis­tique que peut prendre l’art urbain que je déve­loppe. Je trouve ces appré­cia­tions très chouettes.

Quels sont tes rapports avec l’urbanisme ou l’architecture ? Est-ce que tu as des références ?

Effec­ti­ve­ment, il y a des archi­tectes ou artistes qui m’intéressent pas mal. Je pense entre autres à Shi­ge­ru Ban connu notam­ment, pour ses construc­tions à base de tubes de car­ton fort, des­ti­nées par exemple à être des habi­ta­tions tem­po­raires pour réfu­giés après des catas­trophes natu­relles (séismes, inon­da­tions). Sa par­ti­cu­la­ri­té, et c’est ce trait d’intervention qui m’intéresse dans le per­son­nage, est qu’il recons­truit en col­la­bo­ra­tion avec les gens. Sa tech­nique est d’amener énor­mé­ment de maté­riaux qu’il récu­père dans les usines. Je trouve cela assez noble comme travail.

Il y a aus­si Tada­shi Kawa­ma­ta qui dans les années 1980 à Paris fabri­quait des petites mai­sons sous les ponts. Cet archi­tecte lui tra­vaillait énor­mé­ment le bois, il créait des sculp­tures certes très esthé­tiques mais qui fina­le­ment n’avaient aucune fonc­tion par­ti­cu­lière. Ce sont des ins­tal­la­tions envi­ron­ne­men­tales dans les­quelles je me retrouve aus­si dans la forme et dans le style d’organisation ‘’désor­ga­ni­sée’’.

Et ton choix jusqu’à présent est de travailler essentiellement avec du bois ?

Essen­tiel­le­ment avec le bois, mais je diver­si­fie aus­si. Il m’arrive de tra­vailler avec des bou­teilles en plas­tique pour refaire une gout­tière. J’ai tra­vaillé en février der­nier en tan­dem avec un alle­mand ren­con­tré à Minsk. C’était dans le cadre d’un échange cultu­rel via une asso­cia­tion appe­lée Loca­di. J’ai choi­si de tra­vailler avec cet Alle­mand car il inter­vient direc­te­ment sur des sculp­tures dété­rio­rées, il rajoute de la matière comme du poly­sty­rène, ou une mul­ti­tude de matières dif­fé­rentes. Nos idées se sont ren­con­trées et nous avons déci­dé de tra­vailler en com­mun. Nous sommes inter­ve­nus sur une struc­ture de bois qui au départ n’était pas peinte. Nous avons uti­li­sé du pain sec que nous avons badi­geon­né de mon rouge, nous l’avons alors mis sur les par­ties endom­ma­gées de l’œuvre.

On répon­dait autant avec ma cou­leur sur son maté­riau et avec mon maté­riau sans ma cou­leur. Au mois d’août, nor­ma­le­ment, je pars quelques jours en Alle­magne, nous allons de nou­veau tra­vailler ensemble à Erfurt.

Si tu devais mettre un qualificatif sur tes interventions, que dirais-tu ?

Je dirais que ce sont en prio­ri­té des inter­ven­tions d’utilité publique, qui dénoncent aus­si, tout au moins en par­tie l’inaction des auto­ri­tés publiques. Mes inter­ven­tions mettent en avant les choses qui demandent un entre­tien. Mais ce n’est pas là mon idée pre­mière, ce n’est pas du tout d’aller poin­ter les villes en disant « si vous n’avez pas fait cela, ce n’est pas bien ». Mais for­cé­ment les choses parlent d’elles-mêmes. La concep­tion et la pour­suite de mon pro­jet sont bien celles de sécu­ri­ser à un moment don­né l’endroit et de le répa­rer. D’attirer le regard aussi.

Tes projets d’avenir dans l’immédiat, tu parlais d’un projet d’urinoirs publics, j’en découvre dans ton atelier les premiers frétillements, c’est un prototype ?

Oui, jusqu’à pré­sent, il n’y en a encore aucun d’installé, cela vien­dra. J’ai dans l’idée de réa­li­ser une inter­ven­tion envi­ron­ne­men­tale et uti­li­taire pour le Dou­dou, car à Mons, il y a par­ti­cu­liè­re­ment une rue où les jeunes urinent tout le temps pen­dant la mani­fes­ta­tion folk­lo­rique, ce serait drôle de mettre une quin­zaine d’urinoirs en fonc­tion, pour­quoi pas ! En plus Mons, il y a long­temps que je n’y ai pas remis les pieds. C’est une belle occasion.

Tu ne dois pas demander l’autorisation pour une telle intervention urbaine ?

Je crois que ce sera pure­ment évé­ne­men­tiel, ce ne sera pas dans le but de les lais­ser tout le temps. C’est dès lors de l’art éphé­mère. Les pro­prié­taires sont d’ailleurs assez contents d’avoir enfin un uri­noir dans le coin sur leur passage.

Il faut aus­si qu’à côté de ces inter­ven­tions je trouve un petit emploi ali­men­taire. Je tra­vaille tou­jours entre deux, je fais des petits bou­lots qui pour moi repré­sentent aus­si des moments impor­tants car se plon­ger dans la vie active vous apprend beau­coup d’autres choses, des choses élé­men­taires par­fois. En réa­li­té, pour tout dire, j’aime bien me retrou­ver dans des situa­tions tout à fait déca­lées. Actuel­le­ment, je tra­vaille pour une socié­té de net­toyage mais c’est exclu­si­ve­ment alimentaire.

Cela te prend combien de temps à peu près une intervention ?

Un pavé, ce n’est pas très long. Les bar­rières pas trop dété­rio­rées cela me prend un quart d’heure. Par contre, je pense à l’intervention que j’ai faite sur une cabine télé­pho­nique, je suis venu direc­te­ment avec des planches, il n’y avait rien qui était pré­pa­ré, et j’ai donc tra­vaillé sur place. Cela a pris une heure et demie mais c’était super drôle de le faire.

J’aime assez varier la pra­tique, ne pas venir avec quelque chose de tout fait quand je peux me le per­mettre, quand l’occasion s’y prête.

Quand tu travailles pendant une heure et demie, y‑a-t-il des gens qui viennent te voir, suivre ton travail ?

Oui, et avec le tra­vail des pavés, ce qui est drôle aus­si, c’est que j’en mets à un endroit puis je vais quelques mètres plus loin, il y en a un autre qui est enle­vé, les gens m’accompagnent. Et cela devient vrai­ment une per­for­mance. Dans le cadre du Fes­ti­val 2011 d’expositions d’art contem­po­rain et inter­ven­tions plas­tiques en ville à tour­nai appe­lée « Art dans la ville » auquel je par­ti­ci­pais, je m’étais pas mal bala­dé et j’ai remis des pavés à tra­vers la ville durant tout un après-midi, c’était excitant.

J’ai réa­li­sé éga­le­ment avec un ami, un tra­vail pour la ville de Tour­nai qui était consi­dé­ré comme un tra­vail d’utilité publique. Il s’agissait de pou­belles de tri sélec­tif que l’on avait fabri­qué avec des maté­riaux de récu­pé­ra­tion et cela a fonc­tion­né pas mal. Les gens venaient y dépo­ser la col­lecte des déchets, le verre, le PVC, le papier car­ton en notre pré­sence avec nos maté­riaux, nos ins­tal­la­tions envi­ron­ne­men­tales. Pour la cir­cons­tance on avait même fabri­qué nos char­rettes, nous étions avec nos vélos. Ce fut un chouette moment de par­tage d’idées avec les gens.

Tes projets futurs ?

Dans un futur proche, je par­ti­cipe au fes­ti­val Visueel au Centre cultu­rel de Ber­chem-Sainte-Agathe les 2 et 3 juin pro­chains où je monte une ins­tal­la­tion « vidéo dans la camion­nette », ce sont des actions répa­ra­tions » réa­li­sées dans dif­fé­rentes villes. Puis, en com­pa­gnie de Gaë­tan Koch et Pris­cil­lia Bec­ca­ri, nous allons nous atte­ler à la réa­li­sa­tion d’une œuvre monu­men­tale, en accord avec la Ville de Tour­nai et de quelques d’agriculteurs. C’est pré­vu pour le 2 juillet 2012, on pour­ra la décou­vrir du som­met du Mont Saint-Aubert ou d’un héli­co­ptère. Pour la même occa­sion, nous avons aus­si pour pro­jet d’échafauder une ins­tal­la­tion impo­sante sur le toit de la Mai­son de la culture.

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