Le point de départ de ce travail c’est le projet de fin de Master en Sculpture de Sergej en 2003 à l’école Sint-Lukas de Bruxelles : « J’avais fait une installation, “La chambre du sniper bruxellois”, très inspirée des images et témoignages de la guerre en ex-Yougoslavie. Une chambre à Tour et Taxis, avec des sacs de sable empilés jusqu’à hauteur de tête, un fusil, des douilles par terre, des caisses de munitions, un sac de couchage, une tasse de café, un plan de Bruxelles sur le mur… » Quelques années plus tard, il rencontre Jérémy Marchant et ensemble, ils décident de donner plus de corps à cet univers.
Alors que le climat communautaire ne cesse de se dégrader en Belgique, ils imaginent la pire éventualité : l’affrontement armé entre les communautés. Et inventent un scénario de guerre civile : dans le cas d’un conflit entre Wallons et Flamands, pas prêts à lâcher Bruxelles, la capitale voit la création d’une milice pour assurer sa propre défense : les « Forces indépendantes de Bruxelles/Brusselse Onafhankelijke Strijdkrachten » (FIB/BOS) qui prennent alors position dans la ville. Ce scénario catastrophe « type Balkans » se base sur des imaginaires bien établis de guerres civiles, notamment celle en ex-Yougoslavie, « un pays qui fonctionnait d’ailleurs lui aussi sur un système permanent d’équilibre entre différentes communautés… »

Photo : Sergej Culumarevic /Jérémy Marchant
Les scènes de guerre sont très élaborées. Les photos ne font l’objet d’aucune retouche et sont en noir et blanc pour un rendu plus intemporel. Il s’agit de jouer sur un imaginaire de guerre que les gens possèdent sans forcément le réaliser. « On a choisi armes et uniformes avec soin. La kalachnikov est l’arme la plus disponible au monde. Les uniformes des miliciens sont très caractéristiques. Ils se constituent des uniformes comme ils peuvent. Ils mélangent habits militaires et habits civils car il n’y a tout simplement pas assez d’équipements disponibles. Training, baskets et un gilet d’assaut ou une veste de camouflage. C’est à ça qu’on reconnaît une guérilla ou une guerre civile, à cet aspect dépareillé. Ce sont des détails qui rendent une image crédible en tant qu’image de guerre aux yeux des spectateurs. »
Le résultat est saisissant. On est troublé de voir des miliciens en armes devant des lieux familiers. En rendant visible une conséquence possible des discours tenus actuellement (la guerre civile), il s’agit de dénoncer la tendance à la radicalisation du conflit linguistique de toute part, celle des systèmes politiques et médiatiques à jeter de l’huile sur le feu et de rappeler qu’à Bruxelles, le bilinguisme fonctionne sans heurts, que c’est possible. Cet extrait de leur manifeste en témoigne : « Nous, les Forces Indépendantes Bruxelloises – Brusselse Onafhankelijke Strijdkrachten, avons été créées pour protéger la population bruxelloise et défendre ses intérêts au cas où une guerre civile venait à éclater à la suite de la scission de la Belgique. […] Nous mettons en scène, dans les rues de Bruxelles, un scénario catastrophe potentiellement véhiculé par ces concepts, en déplaçant la violence trop souvent banalisée de la guerre et des conflits en plein cœur de notre capitale. »
En plus des photos, le scénario-fiction est alimenté par des intrusions dans la réalité. Un happening avait eu lieu le soir du vernissage : un checkpoint mis en place par une quarantaine de miliciens en armes et uniformes distribuant leur manifeste. Une nouvelle installation est prévue dans les mois qui viennent : ouvrir un vrai faux-bureau d’enrôlement fictif des FIB/BOS à Bruxelles, avec drapeaux, banderoles, secrétariat et campagne d’affichage « Bruxelles a besoin de vous ! Brussel heeft jullie nodig ! ».

Photo : Sergej Culumarevic /Jérémy Marchant
Paradoxalement, en utilisant une guerre fictive, ces photos rendent la guerre plus réelle que des guerres qui se déroulent pourtant bel et bien, mais qui, à force de rediffusion, de propagande et de cadrage télévisuels, en deviennent quasi virtuelles. « On est perpétuellement dans une surinformation, gavés d’images à une vitesse et une quantité impressionnantes. Les guerres se succèdent, en Irak, en Afghanistan, au Mali jusqu’à rendre les gens presque indifférents. En flamand, on dit “ver van mijn bedshow” : une réalité-spectacle lointaine, quelque chose qui se passe à l’autre bout du monde et dont on se fout. L’idée, c’était donc de montrer des images similaires, mais dans l’environnement direct, dans le quotidien des gens, pour provoquer un effet de réel qui va faire qu’ils s’arrêtent, sont interloqués. »
Et même si une guerre en Belgique est peu probable, pour Sergej, « si on est dos au mur, le recours à la violence ou l’autodéfense peut rapidement arriver. Il suffit que l’économie aille très mal pendant un bon moment, qu’on serve des discours populistes et qu’on ravive des sentiments nationalistes ou indépendantistes et que les médias fassent monter la sauce. On voulait montrer que ça pouvait très vite revenir. Je pense qu’un conflit armé reste toujours possible même si on continue à le nier, à se dire “pas nous, ça ne se passera jamais comme ça ici”. C’est ce qu’on entendait aussi dire en ex-Yougoslavie avant la guerre… »