Ces éléments, dévoile Alain Bihr, ce sont l’ensemble des facultés ou capacités incorporées par les travailleurs sous forme de « capital culturel subjectif ou collectif » ou de ce qu’on peut aussi nommer, avec Jean Blairon, « capital façonnier » (en opposition à capital foncier et à capital financier, et de préférence à « capital humain ») : des propriétés physiques, comme l’endurance, la puissance, la résistance… ; des connaissances, des savoir-faire, une habileté technique, des compétences spécialisées, l’expérience… ; une intelligence du collectif de travail d’auto-organisation et d’adaptation permanente ; ou encore des capacités subjectives de création, d’engagement et de mobilisation de… tout ce qui précède.
Cette richesse construite des travailleurs ajoute à la valeur de leurs seuls bras. Si ceux-ci constituent leur propriété individuelle, celle-là est une propriété et une valeur sociale. Elle se nourrit et se développe, au fil du temps, grâce à tous les biens et services qui contribuent, en amont, à la formation de « force de travail » (c’est-à-dire du travailleur et de ses ressources), à son entretien, son renouvellement générationnel (familial) et à son niveau de vie. Quels sont ces biens et services collectifs ? Les soins de santé, l’accueil de la petite enfance dans les crèches et la couverture des frais de scolarité, le paiement de périodes de vacances pour se reposer, l’assurance d’une sécurité vieillesse…
En fin de compte, c’est la protection sociale généralisée qui, en sécurisant le parcours de vie privée et professionnelle des travailleurs, donne à ceux-ci de l’assurance, au propre comme au figuré, et à leur travail davantage de valeur. Or, à partir du moment où, après 1945, syndicats et employeurs se mettent d’accord pour intégrer cette plus-value sociale du travail à la rémunération des salariés, s’est tout de suite posée la question de la mesure de cette valeur. Comme elle diffère d’un individu à l’autre, il est impossible de la payer, sans se tromper, sous forme de salaire individuel (le salaire direct). C’est pourquoi on a décidé de diviser le salaire en deux parties. Au salaire direct et individuel que chaque travailleur perçoit immédiatement de son employeur pour prix de son travail et de ses qualifications mesurables a priori, a été ajouté un salaire indirect ou social : les cotisations sociales.
Il y avait, et il y a toujours, une logique à ce que ces contributions prélevées sur la valeur du travail viennent financer les assurances sociales, puisque la force de travail de chacun et de tous est enrichie, socialement, par les prestations de la Sécu : les cotisations sociales viennent payer la valeur sociale ajoutée du travail, de façon indissociable de la prestation et de la rétribution de celui-ci.
C’est l’incompréhension, la plupart du temps, de l’ensemble de ce mécanisme qui nourrit les critiques, quotidiennes, du surcoût que représenteraient les cotisations sociales. Il est significatif de noter, aussi, que même du côté des défenseurs les plus convaincus du système social, on pointe souvent le rôle de la sécurité sociale comme celui d’un instrument de lutte contre l’appauvrissement financier, mais très peu comme un vecteur social d’enrichissement capacitaire ou « façonnier ».